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 Sobre a Deficiência Visual


Le Non-Regard en Littérature

Sylvie Bressler

Michèle Morgan encarna a personagem cega no filme 'Sinfonia Pastoral'
Michèle Morgan dans le rôle d'une jeune aveugle en 'La Symphonie Pastorale' (1946)


Par la mutilation que constitue la cécité, le non-voyant est un témoin privilégié. Il révèle indirectement la complexité et la diversité d'un travail: celui du regard et de son interminable élaboration, construction devenue si évidente pour le voyant qu'il n'en est plus conscient. Les figures de la cécité pourraient ainsi suggérer autant de figures du regard. C'est à cette mise en perspective que répond le présent texte, le choix de la littérature étant lié au fait qu'elle en décline tous les modèles.

La cécité est un thème récurrent dans la littérature moderne, tous siècles et tous pays confondus: en témoigne la présence d'un aveugle dans des œuvres aussi hétéroclites que la Vie de Lazarillo de Tormès, courte biographie d'un auteur espagnol anonyme en 1554, Jane Eyre de la Britannique Charlotte Brontë en 1847, Reflections sur l'État Physique et Moral des Aveugles de la Française Thérèse-Adèle Husson en 1825, L'Aveuglement du Portugais José Saramago en 1995, ou encore La Pitié Dangereuse de l'Autrichien Stefan Zweig en 1939.

Les récits recouvrent tous les cas de figure, de l'aveugle de naissance (l'Aveugle dans la nouvelle du même titre de Guy de Maupassant) au voyant qui perd la vue définitivement (le Maître d'École dans Les Mystères de Paris d'Eugène Sue) ou temporairement (M. Rochester dans Jane Eyre), en passant par le non-voyant de naissance qui accède à la vue (Gertrude dans La Symphonie pastorale d'André Gide), et sans oublier celui qui fait semblant de ne pas voir (Michel Strogoff dans le roman de Jules Verne qui porte son nom).

Le non-voyant peut être le héros du livre, comme Mélanie de Salignac dans les additions à la Lettre sur les aveugles de Denis Diderot ; parfois, il joue un rôle essentiel dans le déroulement de l'intrigue (le Mendiant dans L'île au trésor de Robert Louis Stevenson) ; ou encore, bien que personnage secondaire, il apporte un éclairage pertinent sur le thème central du récit — l'épouse du docteur Condor dans La Pitié Dangereuse.

Les significations que revêt le non-regard en littérature aident à circonscrire la notion de regard en en délimitant a contrario les champs d'application. Paradoxalement, c'est la permanence des repères dans l'évocation du non- voyant en littérature qui fait émerger les éléments signifiants du regard. En effet, une certaine constante s'observe dans la représentation du non-voyant, ainsi que dans le rôle et les fonctions qui lui sont impartis, nonobstant la date et le lieu de parution des œuvres étudiées. Tout se passe comme si les discours qui s'élaborent autour et à propos de la cécité dans les œuvres littéraires étaient déconnectés du contexte historique, ancrés dans la réalité du handicap et la pérennité de ses implications tant pour le non- voyant lui-même que pour ses interlocuteurs. Il est surprenant que la cruauté de l'aveugle qui tire avantage d'une condition maîtrisée s'exerce de manière similaire dans la Vie de Lazarillo, texte du XVIe siècle espagnol, et dans L'Aveuglement, roman du XXe siècle portugais ; surprenant aussi que la tendresse à l'égard d'une jeune fille aveugle s'exprime en des termes voisins dans la Lettre sur les aveugles de Diderot en 1749 et dans La Pitié Dangereuse de Stefan Zweig en 1939. La notion de temporalité est comme ignorée. À l'absence de perception immédiate par l'aveugle des marques objectivement observables que le temps peut infliger aux êtres et aux choses semble répondre une sensibilisation accrue à leurs caractères intangibles.

La lecture transversale des textes littéraires qui font intervenir la cécité comme argument narratif réfléchit l'image d'une infirmité invariante perçue indépendamment des préoccupations de l'époque. La présence du non-voyant bouleverse l'ordre établi sans le menacer toutefois : une certaine autonomie dans le discernement aussi bien des enjeux à venir que des mutations sociales ou intimes se dégage alors de l'analyse. C'est ainsi que les questionnements induits par la représentation de la cécité s'articulent principalement autour de trois thèmes : le lien à Dieu, le rapport au savoir et la relation à autrui. Ces axes de réflexion pérennes sur le nonregard font émerger en miroir les enseignements que la littérature peut suggérer de la notion de regard et en structurent le sens. Le lien à Dieu reflète le regard comme perception immédiate et instantanée de l'infini ; le rapport au savoir renvoie au regard comme émanation d'un code individuel ou collectif; la relation à autrui fait référence au regard comme dévoilement de soi.

Le non- regard et Dieu.

La représentation du non-voyant en littérature fait référence à l'infinité.

Dans le livret de l'opéra Iolanta (1892) écrit par Modeste Tchaïkovski, quand l'héroïne, ayant recouvré la vue, craint de devenir folle, le médecin qui l'a guérie l'adjure de regarder vers le ciel pour retrouver le Dieu auquel elle croit dans l'infini qu'elle peut enfin contempler : elle peut ainsi s'inscrire dans la réalité nouvelle qui est désormais la sienne. Dieu est présent à la fois comme réfèrent du non-voyant et comme instrument de la cécité ou de sa disparition. Le regard qui prétend tout saisir et tout voir ne s'inscrit-il pas aussi, mais a contrario, dans une relation avec Dieu? Des représentants de l'Église figurent souvent dans les romans qui mettent en scène des non-voyants. Une illustration: dans La Sagesse dans le sang (1949), de Flannery O'Connor, un prêcheur aveugle est au cœur du récit, avec cette particularité qu'il n'est pas vraiment aveugle mais qu'il prétend l'être après avoir mis en scène et rendu publique dans la presse sa décision de sacrifier ses yeux afin d'être plus près encore de Dieu. Les scènes se juxtaposent : celle où l'on voit le prêcheur, Asa Hawkes, s'adresser à la foule et la fascination que son prétendu handicap contribue à intensifier, celle où les coupures de presse sont relatées, celle où la supercherie est révélée, celle où le héros, Hazel Motes, désespéré par la popularité du prêcheur « aveugle », qui illustre bien la forme de religiosité de la communauté du Sud profond où il est retourné après l'armée, finit par fonder son propre ordre, l'Eglise sans Christ. La bataille spirituelle menée par Hazel Motes s'inscrit dans un rapport de forces inégal puisque le prêcheur, parce qu'il se dit aveugle et se comporte comme tel avec la complicité de sa fille dégénérée de quinze ans, est perçu comme plus proche de Dieu par la foule.

Dieu est également présent de manière plus concrète comme instrument de la cécité ou du recouvrement de la vue. Quand le fait de perdre la vue est présenté comme une « punition », la référence à Dieu est implicite. Trois exemples font intervenir le feu ou la brûlure comme outil du châtiment.

Dans Les Mystères de Paris d'Eugène Sue, Rodolphe, personnage de lumière qui plonge dans les ténèbres de la cité, incarnation du mal, pour tenter de sauver Fleur de Marie, image de la pureté innocente, décide de punir le maléfique Maître d'École : il le rend aveugle en lui faisant brûler les yeux au vitriol. En ajoutant une laideur repoussante au handicap, Rodolphe veut prévenir tout sentiment de commisération à l'égard du Maître d'École et favoriser plutôt un mouvement de rejet et de dégoût. La clarté du regard qui ne voit pas, le mystère qui accompagne les yeux vides cachés derrière des lunettes sombres ou des paupières baissées induisent une certaine proximité avec l'infini ; par contre, la disgrâce physique abominable qui va de pair avec la punition qui prive le méchant de la vue la rend impossible. Dans L'île au trésor, de Stevenson, le personnage du mendiant dont on ignore tout de la vie et de l'origine de la cécité, est également représenté comme hideux et repoussant : il ne peut qu'inspirer antipathie et peur tant sa puissance et sa force physique terrifiantes sont plus prégnantes que son infirmité. En revanche, dans Jane Eyre de Charlotte Brontë, la scène où M. Rochester, aveugle, apparaît à Jane Eyre entouré de ses chiens fidèles est empreinte de douceur et d'empathie. Certes, le héros est vu à travers le regard amoureux et chargé de pitié et d'espoir de l'héroïne, mais la punition que lui a infligée Dieu ne vise pas à l'isoler définitivement des humains et n'exclut pas une possible guérison, comme le confirme la fin du roman : Rochester recouvre la vue et la première forme qu'il aperçoit est celle de son fils, né de son union avec Jane Eyre. Dieu a puni Rochester pour avoir voulu ignorer la loi divine en enfreignant les sacrements du mariage et en se liant à l'église avec Jane Eyre alors que sa première épouse, folle, était encore vivante. C'est d'ailleurs en voulant la sauver lors de l'incendie qu'elle a déclenché que Rochester a perdu la vue. Le feu a été l'instrument de la punition ; la rédemption vient par la pureté que représente la naissance de l'enfant.

Dans Michel Strogoff, de Jules Verne, Dieu intervient en empêchant la matérialisation du châtiment, injuste donc inacceptable, que l'émir FéofarKhan veut infliger à Strogoff en le rendant aveugle selon la coutume tartare qui veut qu'une lame incandescente soit passée devant les yeux. Strogoff se tourne vers le traître Ivan Ogareff, désireux que la dernière menace de son regard soit portée contre lui, mais sa mère, Marfa, s'interpose entre eux et il préfère que la dernière image entrevue soit celle de sa mère. Les larmes d'émotion qui lui échappent font écran à la brûlure et empêchent la cécité.

Une fois encore, c'est l'amour qui sauve et c'est le lien magique entre enfants et parents, comme symbole même du mystère de la vie, qui s'impose comme la main d'un Dieu qui pardonne ou protège.

La permanence du lien entre le non-regard et la foi que l'on retrouve ainsi dans des œuvres littéraires inscrites dans des cultures et des contextes historiques divers induit une réflexion sur le regard comme emblématique d'une présence divine qui acquiert des significations en symbiose avec les repères dominants de l'époque.


Le non-regard et l'éducation.

La dépendance relative du non-voyant à l'égard de tiers témoigne de l'importance de l'éducation, qu'elle soit déclinée en termes d'objectifs ou de modalités d'apprentissage. Comment l'aveugle est-il perçu dans son environnement? Quelle place lui est-il accordée? Quel degré d'autonomie peut-il espérer et par quels moyens peut-il y parvenir? Quelles sont les stratégies imaginées pour compenser le déficit visuel? Autant de questions qui guident la relation au savoir, et ce, indépendamment de la réalité dans laquelle l'aveugle est censé s'inscrire. La permanence des situations évoquées, la similitude dans les solutions proposées aident à repérer en miroir les représentations du regard comme expression d'un code social lié aux principes éducatifs d'une époque.

Deux exemples extrêmes illustrent les implications de la volonté éducative sur le sens du non-regard : dans la nouvelle L'Aveugle de Guy de Maupassant, l'aveugle est abandonné à sa condition ; dans les additions à la Lettre sur les aveugles de Denis Diderot, Mélanie de Salignac est incitée très tôt à perfectionner ses autres sens. Le paysan aveugle, fils d'un fermier normand, est perçu comme un être inutile, dépourvu de tout sentiment et de toute pensée, incapable de la moindre activité, donc coûteux: même contraint à la mendicité, il ne rapporte pas grand-chose. « Oublié » sur une route par les siens, il finit par mourir de faim et de froid. Ses yeux dévorés par les corbeaux sont bien le symbole d'un non-regard vide parce que jamais éduqué.

En revanche, Mélanie de Salignac suscite l'admiration de tous au cours de sa courte vie — elle meurt à l'âge de vingt-deux ans d'une tumeur aux parties naturelles que la pudeur l'empêche de révéler -, tant elle est parée de qualités humaines et intellectuelles, dotée d'une immense mémoire, passionnée de musique et de lecture, capable même d'écrire en s'aidant d'une aiguille. Dès son plus. jeune âge, elle est entourée de. soins et d'amour. Guidée par des maîtres dévoués qui lui prodiguent même gratuitement leurs enseignements après la ruine de ses parents, elle s'épanouit et se révèle toujours plus avide de savoirs nouveaux. Son non-regard est plein de cet enrichissement intellectuel et humain.

Le non-voyant ne peut donc rien apprendre dans un premier temps sans le secours d'un tiers, ce qui pointe indirectement le pouvoir que peut exercer un maître sur un apprenant et l'importance de son projet éducatif.

En ce sens, la jeune fille aveugle est souvent l'objet de soins particuliers, comme si la perception de son handicap suscitait un besoin de protection accru, besoin qui a pour corollaire le maintien dans un état de dépendance.

En témoigne la confrontation des écrits de Thérèse-Adèle Husson en 1825 sur l'éducation des jeunes filles et du récit de sa propre vie. Thérèse-Adèle Husson a connu des conditions d'existence tragiques pour avoir voulu accéder à une forme d'indépendance affective et financière en fondant une famille et en travaillant en dépit de sa cécité alors que, dans son livre de conseils, elle insiste sur la nécessaire modestie des ambitions des jeunes filles aveugles et sur l'interdiction absolue qui doit leur être faite de se marier. Leur seule espérance est dans une vie effacée entièrement fondée sur une soumission totalement acceptée, la moindre velléité d'autonomie risquant de les conduire à leur perte, voire à la mort. Sans aller jusqu'à ces extrémités, les jeunes filles non voyantes représentées qui ont accès à l'instruction le font dans un contexte de commisération à l'égard de leur handicap, de prise en charge complète de leur vie, sans que soit jamais évoquée la possibilité d'une quelconque accession à un métier ou d'une participation à une activité sociale reconnue en tant que telle. Ne peut-on pas même penser que l'éducation n'est accordée que dans la mesure précisément où la jeune aveugle reste fondamentalement limitée dans ses mouvements comme dans ses ambitions et ne risque pas de revendiquer une place que la société n'est pas encore prête à reconnaître à la femme ? Le regard toujours sexué porté sur l'éducation de la non-voyante souligne le cheminement de celui accordé à celle de la femme en général.

Quand cesse l'inégalité qui soude la relation éducative entre voyant et non-voyant, le conflit conduit souvent au drame. Dans La Symphonie pastorale, d'André Gide, le pasteur d'un village du Jura suisse recueille une pauvre adolescente orpheline aveugle et entreprend son éducation, lui cachant toutefois les laideurs du monde et se concentrant sur tout ce qui concourt à la beauté, tant physique que morale. Des pages magnifiques sont ainsi consacrées à l'apprentissage du savoir et à la reconnaissance infinie de Gertrude pour celui qui l'initie. La dépendance affective totale est cependant rompue quand, en recouvrant la vue, elle est envahie par ce qui l'entoure et comprend qu'elle aime non pas le pasteur mais son fils, qui l'a convertie à la foi catholique : elle en meurt, ne pouvant assumer sa soudaine capacité de jugement. L'absence de cohérence entre ce que Gertrude a imaginé au travers des enseignements du pasteur et l'observation brutale de la réalité précipite son sentiment de perte et son effroi devant l'émergence d'un monde cruel et laid, en décalage violent avec sa perception subjective. C'est le fait de voir autrement et totalement qui modifie le rapport à la connaissance ; c'est l'immédiateté de l'accession aux choses et aux êtres qui autorise une autre forme de liberté et évite en un sens à un certain savoir de se figer. En reflétant cette toujours possible expérience instantanée de la présence de ce qui est, le regard répercute la vision du monde transmise notamment par l'éducation.

L'acquisition de savoirs permet aussi à l'aveugle d'avoir recours à son intériorité pour compenser son déficit : l'éducation offre l'assurance d'une vie intime dense qui peut fournir des repères. La puissance que procure au non-voyant le regard intérieur qu'il porte sur ses connaissances lui permet de s'adapter aux exigences de son handicap. Dans Le Pilote (1937) d'Edouard Peisson, Pierre Laurent, capitaine d'un navire de marine marchande, devient progressivement aveugle au moment même où un cyclone dans l'Atlantique menace. Désireux de continuer à diriger son bateau, il ne peut avouer sa maladie et doit faire appel à toutes ses connaissances, mobiliser tous ses souvenirs. Il imagine ainsi des stratégies techniques qui lui permettent de rester maître à bord sans mettre en péril son équipage : il transforme notamment son baromètre, utilise loupe et compas pour retrouver un itinéraire, se repère à tous les gestes habituels des autres marins et s'appuie sur la mémoire que ses autres sens ont pu garder de la marche du navire — le bruit des vents pour l'ouïe, le tangage pour la mobilité, par exemple. Plus ses compétences professionnelles sont affirmées et ancrées dans une réalité vécue, plus le capitaine peut assumer ses responsabilités dans le contexte nouveau qui est le sien. De même mais dans un autre registre, dans L'Ile au trésor de Robert Louis Stevenson, le mendiant aveugle a une force physique colossale dont le seul souvenir explique son ascendant sur certains de ses acolytes. Toutefois, pour l'exercer, il lui faut avoir ses interlocuteurs à portée de main ; dans un épisode central, il a ainsi recours à un ' stratagème pour attirer l'enfant de l'auberge à ses côtés: il peut alors lui faire mal physiquement jusqu'à ce qu'il accède à ses demandes et le conduise auprès du mystérieux capitaine. Les acquis du mendiant — en l'occurrence, sa dextérité violente - ne sont pas perdus tant que sa cécité ne l'empêche pas de les exercer. Le non-regard oblige à se replier sur soi pour convoquer les souvenirs de tous les apprentissages tout comme le regard peut être compris comme la mobilisation de tous les savoirs et la marque d'autant d'éducations.


Le non- regard et le dévoilement.

La représentation du non-voyant en littérature questionne enfin la notion même de dévoilement dans ses lectures plurielles: dévoilement de soi à travers le regard de l'autre, dévoilement de son intériorité, dévoilement des relations à autrui. La permanence dans l'approche et le traitement de ces thèmes renvoie a contrario à leur perception dès que le regard est réintroduit. Le non-regard du non-voyant ne se modifie guère car les stratégies de compensation qui lui sont permises dans l'élaboration de relations sont relativement limitées: il peut recourir à l'usage de ses autres sens, solliciter son imagination ou faire appel à la mémoire.

Dans L'Assassin aveugle (2000) de Margaret Atwood, le personnage titre tombe amoureux de la jeune fille muette qu'il doit tuer en vue du sacrifice et décide de s'enfuir avec elle. Leur premier échange est pour le moins surprenant : comme il ne voit pas, il lui demande l'autorisation de la toucher et, comme elle ne répond pas — sa langue a été coupée —, il en conclut qu'elle la lui accorde. Pour s'échapper de la ville de Sakiel-Horn, il mobilise toute sa connaissance du Temple acquise par l'ouïe ou le toucher, mais, sentant soudain la jeune fille qu'il traîne par la main trébucher, il comprend que, parce qu'elle voit, elle peut prendre peur, et qu'elle va le gêner et le ralentir dans leur entreprise. Le non-voyant, habitué à l'obscurité, garde tous ses repères alors que le voyant ne peut comprendre, s'adapter ou interpréter les décisions ainsi prises, cette difficulté étant bien évidemment ici portée à son paroxysme puisque la jeune fille, privée de parole, ne peut questionner.

L'absence de réciprocité du regard bouleverse les conditions de l'échange. Le non-regard de l'autre ne peut ni enrichir ni renouveler le regard sur soi ; de même, ne pouvant appréhender instantanément l'individu dans sa totalité, il procède pour le saisir par césures successives. Le voyant est doublement interpellé : sur le plan narcissique, il est blessé car son regard, qui est en partie la résultante de l'éducation et de la codification sociale, ne lui est plus renvoyé ; sur le plan cognitif, il est désarmé car il ne sait pas déchiffrer l'image que le non-voyant peut intégrer de lui pas plus qu'il ne peut se figurer les moyens par lesquels il y parvient. Dans La Pitié Dangereuse, quand le jeune officier, Anton Hofmiller, décide de se rendre au domicile du docteur Condor afin de lui demander conseil, tant il est bouleversé par l'amour insensé et violent que lui porte la jeune paralytique Edith de Kekesfalva, il est totalement décontenancé par l'apparence et le comportement de l'épouse : elle se présente en peignoir, les cheveux gris en désordre, elle essaie maladroitement de diriger ses yeux vers lui, elle s'exprime d'une voix mal assurée. Il finit par comprendre qu'elle est aveugle et sa gêne ne fait que s'accroître car il ne sait comment agir ni comment interpréter les gestes et propos de la jeune femme. Il sait qu'elle ne le voit pas et pourtant elle semble toujours deviner où il se trouve et ce qu'il fait ; même quand il se tait, elle arrive toujours à se diriger vers lui - à un moment donné, il craint qu'elle n'aille jusqu'à l'empoigner. Il est gêné par la violence des propos qu'elle lui tient et par le désespoir hystérique qui les accompagne : quand elle le supplie de laisser son mari le docteur Condor tranquille, de ne plus le harceler, comme tous les autres patients le font, par des visites, des appels incessants, des demandes réitérées, elle gesticule, se tord les mains, déforme son visage et articule effroyablement comme pour donner plus de poids encore à des paroles que le regard ne peut accompagner et renforcer. Le lieutenant perd toujours davantage ses repères puisque, perçu comme un patient anonyme, il est nié dans sa singularité même : il n'a pas de nom puisqu'il ne s'est pas présenté, il n'a pas de fonction puisque la non-voyante ne peut voir son uniforme, il n'a pas de légitimité puisqu'il n'est pas un malade et qu'il vient seulement pour un conseil amical. Seule l'arrivée du médecin lui permet de retrouver un semblant d'équilibre. Les premières paroles que le docteur Condor adresse à sa femme pour la remercier d'avoir si gentiment tenu compagnie au lieutenant lui redonnent une identité salvatrice, allègent la tension de la situation en l'inscrivant à nouveau dans une réalité quelconque et attribuent à chacun la place qui est la sienne. Le médecin rassure sa femme par un geste de tendresse, la reprend sous sa protection indéfectible et invite le lieutenant à l'attendre dans le salon avec un livre afin que lui-même puisse prendre une collation rapide, accordant ainsi valeur et reconnaissance aux demandes de la non-voyante.

Le dévoilement de soi par le regard de l'autre qui se trouve ainsi hypothéqué se prolonge dans l'éventail de relations qui s'observe entre voyant et non- voyant. Le rapport dominé/dominant n'est pas évident à cerner. Le regard peut être compris comme le gardien du corps, ce qui permet d'entrevoir le danger et de parer» aux menaces physiques. Nombreux sont les exemples qui illustrent le désarroi du non-voyant menacé par l'apparition d'un danger ou l'exercice de la violence à son égard. Ainsi, dans la Vie de Lazarillo de Tormès, Lazarillo entraîne toujours son maître aveugle sur les plus mauvais chemins pour qu'il se fasse le plus mal possible. Il finit par lui faire se fracasser la tête contre un pilier sous prétexte de sauter un ruisseau et se sauve en l'abandonnant à moitié mort et le crâne fendu. Certes, le non-voyant a largement martyrisé le jeune garçon en l'affamant, en le battant dès qu'il était à sa portée, en abusant de sa naïveté, et il a favorisé ainsi sa méchanceté, sa rouerie et sa duplicité. Aussi Lazarillo n'hésite-t-il pas à se débarrasser cruellement de son maître dès que le fait de voir lui donne un avantage certain et lui permet de tromper sans risque aucun le nonvoyant. De même, dans Elle au trésor, le mendiant aveugle, abandonné par ses acolytes qui cèdent à la panique ou veulent tout simplement se venger, finit par être piétiné par des chevaux pour avoir pris dans sa fuite le mauvais tournant. En ce sens, le rapport de domination ne joue pas en faveur du non-voyant, même si, dès que ses stratégies de compensation l'autorisent à ne plus vivre sa cécité comme un handicap, il renverse le rapport de forces en décontenançant son interlocuteur. Dans Les Mystères de Paris, le Maître d'École, dans le repaire des Champs-Elysées où il a trouvé refuge avec une bande d'assassins et de voleurs, massacre sa compagne, la Chouette, dès qu'elle est à sa portée et la mutile si atrocement qu'elle en devient quasi méconnaissable. C'est parce qu'il se définit fondamentalement par sa violence et sa cruauté, indépendamment de sa cécité récente, que le Maître d'École réussit à mobiliser ses forces pour perpétrer ce meurtre : face au danger, il réagit en fonction de ses critères archaïques et de ses savoirs antérieurs.

Quand le paramètre de péril ou de menace physique n'est pas prévalent, les relations entre voyant et non-voyant s'articulent autour de sentiments pluriels que l'on retrouve indifféremment dans les romans. Puisqu'il n'y a pas réciprocité du regard, celui qui voit peut instrumentaliser en quelque sorte la relative dépendance du non- voyant et la rendre conforme à ses propres besoins. Dans
La Pitié Dangereuse, le docteur Condor explique sa décision de se marier — en dépit de l'opposition de ses proches, choqués par la mésalliance tant sociale qu'intellectuelle et par son renoncement à une carrière brillante — par sa certitude de sauver ainsi la jeune femme d'une mort certaine et donc d'agir pour une fois en conformité parfaite avec les exigences de sa profession : en se mettant totalement à l'écoute de la non-voyante, il réaffirme au quotidien le serment d'Hippocrate et se voit conforté dans une image idéalisée de médecin, essentielle pour lui. De même, dans Jane Eyre, l'héroïne peut imposer sa présence à son amour devenu aveugle car elle se retrouve dans une posture qui lui est familière, celle d'une femme qui se met au service d'autrui — elle a aidé ses amies plus faibles et vulnérables à l'orphelinat, elle a travaillé comme gouvernante, elle a épaulé la famille qui l'a accueillie après sa fuite — et justifie ainsi son droit à l'existence. La recherche permanente de cohérence entre le comportement envers le non-voyant et l'image narcissique que l'on veut ainsi privilégier renvoie à l'idée d'un regard habité par le sens du dévoilement.

Cette relative appropriation par le voyant de la nécessaire adaptation du non- voyant aux exigences de la vie au quotidien ne scelle pas pour autant les conditions d'une totale dépendance du dernier à l'égard de celui qui est en partie son guide. Par le développement de son intériorité, par la concentration sur son moi intime, le non- voyant peut compenser son handicap : la profondeur et l'acuité de son regard intérieur sont une autre force d'équilibre et de liberté. Dans Le Pilote, Pierre Laurent, alors qu'il perd progressivement la vue, connaît une métamorphose psychologique intense, comme en témoigne la remarque étonnée du mécanicien Petit quand le capitaine s'adresse à lui non plus comme un chef méprisant à un subalterne ignoré, mais comme un homme à un autre homme. Pierre Laurent opère un repli sur lui-même, plonge au cœur de son âme et doit en affronter la noirceur : à cette seule condition il peut espérer trouver la force d'accepter sa cécité et imaginer les moyens pour continuer à diriger son navire et le sauver du cyclone. Les deux mouvements vont de pair : la mobilisation des connaissances antérieures pour rester maître à bord et le recentrage sur le souvenir des vilenies passées pour faire émerger un homme autre. Dans L'Aveuglement de José Saramago, c'est une ville entière qui est frappée par une épidémie transformant tout en un blanc uniformisé et finissant par provoquer la cécité. Les autorités commencent par cantonner les premières victimes du mal dans un hôpital mais se révèlent bientôt dépassées par l'ampleur du séisme et laissent à chacun la responsabilité d'y faire face. Le récit de l'adaptation de chaque individu en fonction de sa propre histoire intime est rapporté par la femme d'un médecin, seule épargnée par ce fléau; concentré sur le groupe de sept personnages qu'elle guide et dirige d'abord dans l'hôpital puis dans la ville, il souligne le lien entre la force pénétrante du regard intime du non-voyant et sa capacité à survivre dans l'univers chaotique et inconnu qui désormais l'entoure. Ainsi, la prostituée retrouve en elle la fibre maternelle, et l'attachement qu'elle conçoit pour un petit garçon qui espère vainement que sa mère viendra le chercher lui permet des'abstraire  de sa propre misère et de se concentrer sur le bien-être d'un tiers. Ou encore, alors qu'il s'est réfugié dans un appartement abandonné, un vieil homme borgne avec un bandeau noir prend un bain quand une femme vient lui frotter le dos et le laver sans lui dire qui elle est et sans qu'il le lui demande ; ce n'est que plus tard que la femme aux lunettes noires déclare son amour et son désir de vivre à ses côtés, même sans le connaître vraiment, simplement parce que les apparences ne comptent plus. La parabole sur la perte et la désorganisation collective s'inscrit aussi au cœur du discours privé, la capacité d'adaptation du non-voyant, son aptitude à se dévoiler dépendant essentiellement de la profondeur de son intériorité.

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Les questionnements que suscite la représentation de l'aveugle en littérature guident la réflexion sur le regard. Confronté à un monde qu'il ne voit pas, offrant à autrui un regard infini puisque vide, le non-voyant déstabilise et révèle tout à la fois. La pérennité des enjeux auxquels il est confronté interpelle, qu'il s'agisse des modalités de l'accès à l'éducation, de la référence à Dieu ou encore des termes du dévoilement ; la permanence des interprétations qui en sont proposées dessine a contrario les contours de l'évolution du regard, résultante d'un code éducatif, émanation d'une intériorité ou expression de liens sociaux.

Le personnage de l'aveugle recèle potentiellement en lui toutes les lectures possibles du regard. Celles-ci émergent indifféremment au gré des épisodes qui le mettent en scène : inculte ou éduqué, isolé dans un environnement hostile ou impliqué dans la vie active, dominant ou soumis, à l'écoute de son intériorité ou répondant aux sollicitations d'un tiers. Ainsi l'aveugle illustre-t-il l'ancrage du regard dans des références à la norme, à la subjectivité, à la ligne de partage entre sphère privée et sphère publique, à la présence à l'autre. C'est parce qu'il est privé d'une perception immédiate et instantanée des êtres et des choses que l'aveugle peut et doit opérer un repli sur lui-même et trouver force et appui en son moi intime. C'est parce qu'il prive celui qui le regarde du renvoi de sa propre figure que l'aveugle l'accule à conforter autrement son narcissisme. La nécessaire sollicitation des autres sens, pour l'un comme pour l'autre, ébranle la prééminence de l'image et questionne la centralité du regard dans les relations humaines.

FIN

 

RÉSUMÉ | Par la mutilation que constitue la cécité, le non-voyant est un témoin privilégié de l'élaboration du regard. La littérature décline toutes les figures de la cécité, suggérant autant de figures du regard. Celles-ci émergent au gré des épisodes qui mettent en scène le non-voyant dans sa relation à Dieu, les modalités de son accès au savoir ou encore les termes de son dévoilement à autrui. Parce qu'il déstabilise et révèle tout à la fois, le non-voyant questionne la centralité du regard dans les relations humaines.
 
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Sylvie BRESSLER
bressler@noos.fr
Université Paris V
in Communications, 75, 2004. Le sens du regard.
Sous la direction de : Claudine Haroche et Georges Vigarello - pp. 135-146.
DOI : https://doi.org/10.3406/comm.2004.2147

 


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29.Abr.2024
Publicado por MJA