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Madame René de Gas | Edgar
Degas peint Estelle, sa belle-sœur aveugle en 1873
J’attends donc… C’est l’attente nerveuse habituelle dans le salon d’un médecin,
où, sans vouloir les lire, on feuillette les vieilles revues usées pour tromper
son inquiétude par une apparente occupation. Où on se lève constamment pour se
rasseoir ensuite, où l’on regarde à tout moment la pendule, dont le balancier
ensommeillé fait tic tac dans le coin : sept heures douze, sept heures quatorze,
sept heures quinze, sept heures seize ; où l’on fixe, comme hypnotisé, la porte
menant au cabinet de consultations. Finalement (il est sept heures vingt) je ne
peux plus rester en place. J’ai déjà réchauffé deux chaises, je me lève et vais
à la fenêtre. En bas, dans la cour, un vieil homme boiteux – un commissionnaire
sans doute – graisse les roues de sa voiture à bras ; derrière les fenêtres
éclairées des cuisines, là, une femme repasse du linge, ailleurs une autre lave
son petit enfant dans un baquet. Quelque part, je ne peux pas préciser l’étage,
est-ce au-dessus ou au-dessous de moi, quelqu’un fait des gammes, sans arrêt,
toujours les mêmes. Je regarde de nouveau la pendule : sept heures vingt-cinq…
sept heures trente. Pourquoi ne vient-il pas ? Je ne peux pas, je ne veux pas
attendre plus longtemps ! L’attente me rend nerveux, gauche.
Enfin – je respire, soulagé – le bruit d’une porte qui se ferme à côté. Aussitôt
je me mets en position. Prenons une contenance, présentons-nous devant lui d’une
façon naturelle. Il s’agit de raconter sur le ton badin que je ne suis venu
qu’en passant pour prendre congé de lui, et le prier d’aller voir bientôt les
Kekesfalva, de leur expliquer que j’ai dû quitter le service et partir pour la
Hollande. Dieu de Dieu ! Pourquoi me fait-il encore attendre ? J’entends qu’on
remue une chaise à côté. Est-ce que cette idiote de servante aurait oublié de
m’annoncer ?
Déjà je suis sur le point de sortir pour lui rappeler ma présence. Mais tout à
coup je m’arrête. Car la personne qui marche à côté ne peut pas être Condor. Je
connais son pas. Je sais – depuis la nuit où je l’ai accompagné à la gare –
qu’il marche lourdement et à courtes enjambées, avec des souliers qui craquent.
Mais ce pas-là, derrière, qui s’approche, puis s’éloigne, est tout à fait
différent : il est timide, hésitant, glissant. Je ne sais pas pourquoi je
l’écoute avec une telle attention, une pareille nervosité. Mais il me semble que
cette personne aussi prête l’oreille d’une façon inquiète. Tout à coup j’entends
un bruit très léger, comme si quelqu’un pressait la poignée, et en effet je vois
bouger quelque chose. La mince tige de laiton remue visiblement dans l’ombre, et
la porte s’entrouvre. Peut-être n’est-ce que sous l’effet d’un courant d’air,
car on n’ouvre pas d’une façon aussi sournoise, sauf un cambrioleur, la nuit.
Mais non, l’ouverture s’élargit. Quelqu’un à l’intérieur a dû entrouvrir la
porte avec beaucoup de précautions, et je commence à distinguer une ombre dans
le noir. Fasciné, je regarde. Une voix de femme demande timidement :
« Y a-t-il… quelqu’un ? »
La réponse me reste dans la gorge. J’ai compris aussitôt : seul un aveugle peut
parler ainsi. Seuls des aveugles vont et glissent et tâtonnent si légèrement,
eux seuls ont la voix si peu sûre. Et au même moment un souvenir fulgure dans
mon esprit. Kekesfalva ne m’a-t-il pas raconté que Condor a épousé une femme
aveugle ? Ce doit être elle, ce ne peut être qu’elle, qui se tient dans
l’entrebâillement et interroge, sans me voir. J’essaie de découvrir son ombre
dans l’obscurité et je finis par distinguer une femme maigre, en peignoir, avec
des cheveux gris, un peu en désordre. Dieu, cette créature sans aucun charme est
sa femme ! C’est terrible de sentir ces prunelles dénuées de vie, dirigées sur
vous et de savoir que l’on ne vous voit pas ! A la manière dont elle penche la
tête, je devine qu’elle s’efforce de saisir la présence de l’étranger dans cet
espace imperceptible pour elle. Cet effort ne fait qu’enlaidir encore sa grande
et lourde bouche.
Mon mutisme n’a duré qu’une seconde. Je me lève et m’incline – oui, je
m’incline, quoique ce soit complètement absurde, devant une aveugle – et
balbutie :
« Je… j’attends le docteur. »
Elle a maintenant ouvert la porte tout à fait. De la main gauche, elle se tient
encore fortement à la poignée. Puis elle s’avance en tâtonnant, ses sourcils se
tendent au-dessus de ses yeux éteints, et une voix tout à fait différente de
celle de tout à l’heure, une voix dure m’apostrophe :
« L’heure de la consultation est passée. Quand mon mari rentrera, il faudra
qu’il dîne et se repose. Ne pouvez-vous pas revenir demain ? »
Son visage devient de plus en plus tourmenté à chaque mot. On voit qu’elle peut
à peine se dominer. Une hystérique, pensai-je aussitôt. Il ne faut pas
l’irriter. Et je murmure, en m’inclinant sottement encore une fois :
« Excusez-moi, madame… Mais je n’ai pas l’intention de consulter le docteur à
une heure aussi tardive. Je ne voulais que lui faire une communication… il
s’agit d’une de ses malades.
— Ses malades ! Toujours eux ! (Sa colère se transforme brusquement en
pleurnicherie.) La nuit dernière on est venu le chercher à une heure et demie.
Ce matin à sept heures il était déjà parti, et depuis la fin de sa consultation,
il est reparti. Il finira par tomber lui-même malade, si on ne lui laisse pas de
repos. Mais maintenant c’est assez ! L’heure de la consultation est passée, vous
dis-je. Après quatre heures, c’est terminé. Ecrivez-lui ce que vous voulez, ou
bien si c’est urgent, allez voir un autre médecin. Il y en a assez en ville, un
ou deux même à chaque coin de rue. »
Elle se rapproche à tâtons, et, comme conscient de ma culpabilité, je recule
devant ce visage bouleversé, où les yeux écarquillés brillent soudain comme des
boules blanches éclairées.
« Allez-vous-en ! vous dis-je. Allez-vous-en ! Laissez-le donc manger et dormir
comme les autres hommes. Ne vous agrippez pas ainsi à lui ! La nuit, le matin de
bonne heure, toute la journée, toujours les malades ! Il faut qu’il peine pour
tous, et pour tous gratuitement ! Parce que vous sentez qu’il est faible, vous
vous accrochez tous à lui, et à lui seulement… Ah ! vous êtes sans pitié ! Vous
ne connaissez que votre maladie, vos soucis, et rien d’autre ! Mais j’en ai
assez ! Allez-vous-en, allez-vous-en ! Laissez-le enfin en paix ! laissez-lui
une heure de liberté le soir ! »
Elle s’est avancée jusqu’à la table. Son instinct lui a indiqué l’endroit où je
me trouve, car ses yeux sont fixés juste sur moi comme s’ils pouvaient me voir.
Il y a dans son visage tant de désespoir, sincère et maladif à la fois, que j’ai
honte.
« Soyez tranquille, madame, dis-je. Je comprends très bien que le docteur a
besoin de repos… je ne veux pas le déranger. Je vais lui laisser un mot, ou
peut-être serait-il préférable que je lui téléphone dans une demi-heure.
— Non, me crie-t-elle, d’une voix tragique. Non, non ! Il ne faut pas
téléphoner ! Toute la journée on ne fait que ça, ils ont tous besoin de lui,
tous se plaignent et le questionnent. A peine a-t-il avalé une bouchée que déjà
il est obligé de se lever et de courir au téléphone. Venez demain à l’heure de
la consultation, je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas si pressé. Il faut bien
qu’il se repose. Allez-vous-en !… Allez-vous-en, je vous le demande ! »
Les mains crispées, d’un pas mal assuré, elle vient sur moi. C’est effroyable.
J’ai le sentiment qu’elle va m’empoigner. Mais juste à ce moment, la porte du
couloir craque et se referme avec bruit. Ce doit être Condor. Elle prête
l’oreille et tressaille. Elle commence à trembler de tout son corps, ses mains
se détendent puis se joignent brusquement en un geste de supplication.
« Ne le retenez pas, me chuchote-t-elle. Ne lui dites rien ! Il est fatigué.
Toute la journée il a été en route… Je vous en prie, ayez pitié de lui. Ayez
pi… ! »
A cet instant, la porte s’ouvrit et Condor entra dans la pièce.
D’un coup d’œil il comprit la situation. Mais il ne perdit pas son sang-froid
une seconde.
« Ah ! tu as tenu compagnie au lieutenant, dit-il sur un ton jovial derrière
lequel, je m’en apercevais, il savait cacher sa tension intérieure. Comme c’est
gentil, Clara ! »
En même temps il s’avança vers elle et passa tendrement la main sur ses cheveux.
L’expression de la femme se transforma. L’angoisse qui déformait sa grande
bouche disparut avec ce geste affectueux, un sourire pudique, presque virginal,
éclaira son visage, dès qu’elle le sentit proche. Son front un peu osseux
brillait dans la lumière. Le contraste entre son expression d’apaisement, de
sérénité et sa violence peu avant était indescriptible. Le bonheur de sentir la
présence de Condor lui avait manifestement fait oublier ma personne. Sa main
tâtonna dans la direction de son mari, comme attirée par un aimant, lui caressa
le bras, puis, dès que ses doigts souples rencontrèrent l’étoffe de sa veste,
elle s’appuya de tout son corps contre lui, comme un être épuisé s’abandonne au
repos. Sentant à quel point elle avait besoin de lui, Condor posa son bras en
souriant sur les épaules de l’aveugle et répéta d’une voix aussi caressante que
ses gestes :
« Comme c’est gentil, Clara !
— Pardonne-moi, fit-elle en s’excusant, mais j’ai tout de même dû dire à
monsieur qu’il faut d’abord que tu dînes ; tu es affamé sans doute, tu as couru
presque toute la journée ; et on a téléphoné douze ou quinze fois pendant ton
absence… Pardonne-moi si je lui ai dit qu’il était préférable qu’il revienne
demain...
— Cette fois-ci, mon enfant, répondit Condor en riant et en passant de nouveau
la main sur les cheveux de sa femme (et je compris que ce geste était pour
l’empêcher de prendre mal son rire), cette fois, vraiment, tu t’es trompée. Ce
monsieur, le lieutenant Hofmiller, n’est heureusement pas un client, mais un
ami, qui depuis longtemps m’a promis de me rendre visite quand il viendrait à
Vienne. Il n’est libre que le soir, dans la journée il est occupé par son
service. Alors à présent, la question principale : as-tu à dîner pour lui aussi,
quelque chose de bon ? »
L’expression d’anxiété de tout à l’heure réapparut sur le visage de l’aveugle et
je devinai qu’elle voulait être seule avec son mari tant attendu.
« Oh ! non, merci, dis-je vite. Il faut que je m’en aille. Je ne tiens pas à
rater le train. Je ne voulais que vous apporter des salutations de là-bas et
cela peut être fait en quelques minutes.
— Est-ce que tout va bien là-bas ? » fit Condor en me regardant fixement dans
les yeux. Il avait senti que ça clochait, car il ajouta aussitôt :
« Excusez-moi, cher ami. Ma femme sait toujours ce dont j’ai besoin mieux que
moi-même. J’ai en effet une faim terrible, et aussi longtemps que je ne l’aurai
pas calmée ni fumé un bon cigare, je ne serai bon à rien. Si tu veux, Clara,
nous allons dîner tous les deux, le lieutenant attendra un peu. Je lui donnerai
un livre, ou bien il se reposera… vous avez dû aussi avoir une journée
fatigante, ajouta-t-il à mon intention. …Quand j’en serai au cigare, je vous
rejoindrai en pantoufles et en robe de chambre. Je pense que vous n’exigez pas
de moi une grande toilette...
— Et nous ne bavarderons que dix minutes, croyez-moi, madame… il faut vraiment
que je prenne mon train. »
A ces mots, son visage se rasséréna, et elle se tourna vers moi, avec
cordialité.
« Quel dommage que vous ne vouliez pas dîner avec nous, lieutenant ! J’espère au
moins que ce sera pour une autre fois. »
Sa main avança vers moi, une main délicate, très mince, la peau un peu pâlie et
déjà plissée. Je la baisai avec respect. Et je regardai non sans émotion Condor
conduire sa femme dans l’autre pièce, la dirigeant avec prudence de manière
qu’elle ne se heurtât nulle part. On eût dit que sa main tenait quelque chose
d’infiniment fragile et précieux.
Pendant deux ou trois minutes, la porte resta ouverte. J’entendis les pas
glissants s’éloigner. Puis Condor revint. Il avait un tout autre visage que
l’instant d’avant, ce visage attentif, aigu, que je lui connaissais dans les
moments de tension. Il avait certainement compris que je ne m’étais pas ainsi
précipité chez lui à l’improviste sans une raison importante.
« Dans vingt minutes je suis à vous. Nous parlerons de tout cela rapidement. En
attendant, étendez-vous sur le sofa ou reposez-vous dans le fauteuil. Votre
visage ne me plaît pas, mon cher. Vous avez l’air bien fatigué. Et nous devons
tous les deux être frais et concentrés. »
Et changeant vite le ton de sa voix, il ajouta bien haut, de façon à être
entendu dans la troisième pièce.
« Oui, ma chère Clara, j’arrive. J’ai donné un livre au lieutenant pour qu’il ne
s’ennuie pas. »
Le regard exercé de Condor avait vu juste. C’est seulement après qu’il m’en eut
fait la remarque que je me rendis compte à quel point j’étais épuisé par la
mauvaise nuit que j’avais passée et par cette journée remplie d’émotions.
Suivant son conseil (je sentais que j’étais déjà sous son pouvoir) je me mis
dans le fauteuil de son cabinet de consultations, la tête rejetée en arrière et
les mains mollement appuyées sur les bras du siège. Dehors, tandis que
j’attendais ici, très préoccupé, la nuit devait être tombée. En tout cas, je ne
distinguais rien dans la pièce en dehors du scintillement argenté des
instruments dans la haute armoire vitrée, cependant que dans le coin où je
reposais, se formait une zone d’obscurité complète. Je fermai les yeux et
aussitôt apparut, comme sous l’effet d’une lanterne magique, le visage de
l’aveugle avec ce passage inoubliable de l’effroi au ravissement soudain, dès
que la main de Condor l’avait touchée et que son bras s’était posé sur son
épaule. Merveilleux médecin, me disais-je, si seulement tu pouvais m’aider, moi
aussi ! Et je sentais confusément que je voulais penser à quelqu’un d’autre, qui
était aussi inquiet et troublé, et qui regardait avec la même expression
angoissée – penser à quelque chose de précis pour quoi j’étais venu là. Mais je
n’y réussis pas.
Brusquement une main me toucha. Condor avait dû entrer d’un pas léger ou
peut-être m’étais-je endormi. Je voulus me lever, mais il appuya, doucement et
en même temps avec énergie, sur mes épaules.
« Restez. Je vais m’assoir auprès de vous. On est plus à l’aise dans
l’obscurité. Je ne vous demanderai qu’une chose : parlons à voix basse, très
basse. Vous savez que les aveugles ont l’ouïe étrangement développée, sans
compter que souvent ils ont un instinct mystérieux de divination. Alors (il
caressa mon bras jusqu’à la main, comme s’il voulait m’hypnotiser) parlez sans
vous gêner. J’ai vu tout de suite qu’il se passait quelque chose. »
Bizarrement, un souvenir me revint à cette seconde précise. A l’école des Cadets
j’avais un camarade, qui s’appelait Erwin, blond et délicat comme une fille ; je
crois même que sans me l’avouer j’étais un peu amoureux de lui. Dans la journée
nous ne parlions presque jamais ensemble, ou seulement de faits anodins ; sans
doute étions-nous gênés par notre penchant secret l’un pour l’autre. Mais la
nuit, dans le dortoir, quand la lumière était éteinte, nous osions tout de même,
parfois : appuyés sur le coude et protégés par l’obscurité, nous nous racontions
d’un lit à l’autre nos pensées et nos réflexions d’enfants, tandis que tous
dormaient – pour recommencer dès le lendemain matin à nous éviter avec toujours
la même gêne. Pendant des années, je ne m’étais plus souvenu de ces confidences
murmurées qui avaient été le bonheur et le grand secret de mes jeunes années.
Mais en me retrouvant ici étendu dans l’obscurité, j’oubliai entièrement mon
intention de ne pas tout dire à Condor.
Malgré moi je fus tout à fait sincère. Et de même que naguère dans l’ombre du
dortoir je racontais à mon camarade de l’école des Cadets mes petits chagrins et
mes grands rêves fous, de même je mis Condor au courant – et j’en éprouvai un
plaisir secret – de l’explosion inattendue d’Edith, de mon trouble, de mon
angoisse, de mon bouleversement. Je lui dis tout dans cette obscurité où rien ne
bougeait que les lunettes de mon interlocuteur qui, parfois, brillaient
confusément.
Alors vint un silence, suivi d’un bruit étrange : Condor avait dû faire craquer
ses doigts.
« C’était donc cela ! grogna-t-il d’un air mécontent. Et je n’ai rien remarqué
du tout, imbécile que je suis ! Il en est toujours ainsi : à force de voir la
maladie, on oublie le malade. Avec ces recherches trop scrupuleuses et ces
examens des symptômes, on glisse à côté de l’essentiel, de ce qui se passe dans
l’individu lui-même. C’est-à-dire que j’ai quand même flairé qu’il y avait
quelque chose. Vous vous rappelez qu’après mon examen, j’ai demandé au vieux si
personne en mon absence n’était intervenu dans le traitement : cette volonté
soudaine et ardente de guérir vite, très vite, m’avait rendu soupçonneux.
J’avais senti que quelqu’un s’était immiscé dans l’affaire, mais je ne pensais
qu’à un rebouteur de village ou à un magnétiseur. Je croyais que quelque
charlatan lui avait tourné la tête. La chose la plus simple, la plus logique, la
plus naturelle, ne m’était pas venue à l’esprit. S’amouracher, cela fait partie
organiquement de la constitution d’une jeune fille à l’âge critique. Seulement
c’est idiot que cela se produise juste maintenant, et avec une telle violence
encore ! O Dieu, la pauvre, la pauvre petite ! »
Il s’était levé. J’entendais le va-et-vient de ses pas courts et ses
exclamations :
« Sale blague que cela arrive au moment où nous combinons ce voyage ! Et aucun
moyen de revenir en arrière, parce que maintenant, elle s’est mis dans la tête
qu’elle devait guérir pour vous, pas seulement pour elle. Et quand les progrès
cesseront, ce sera très dur, très, très dur. A présent qu’elle espère et qu’elle
exige davantage, une petite amélioration ne lui suffira plus. Mon Dieu, de
quelle responsabilité nous sommes-nous chargés ! »
Brusquement la résistance se fit jour en moi. Ce « nous » me fâchait, moi qui
étais venu pour me libérer. Aussi l’interrompis-je résolument :
« Je suis tout à fait de votre avis. Les conséquences de sa folie sont
incalculables. C’est pourquoi il faut la lui sortir de la tête, il faut que vous
interveniez énergiquement. Vous devez lui dire...
— Lui dire quoi ?
— Eh bien !… que cette passion est tout simplement un enfantillage, une
absurdité. Vous devez la dissuader...
— La dissuader ? De quoi ? Dissuader une femme d’éprouver une passion ? Lui dire
de ne pas sentir ce qu’elle sent ? De ne pas aimer, quand elle aime ? Ce serait
là agir de la façon la plus maladroite et la plus bête à la fois. Avez-vous
jamais entendu dire que la logique ait eu raison d’une passion ? que l’on puisse
convaincre la fièvre en lui disant : “ ne monte pas, Fièvre ” ou le feu en lui
disant : “ ne brûle pas, Feu ! ”. Riche idée, idée vraiment charitable que de
crier à une paralytique : “ Ne t’imagine pas que tu as, toi aussi, le droit
d’aimer ! Quelle audace de ta part de manifester pareil sentiment et d’en
attendre la réciprocité ! Va te coucher et tais-toi, tu es une infirme. Retourne
dans ton coin. Renonce, abandonne ! Renonce à toi-même ! ” C’est cela que vous
voulez que je lui dise ? Représentez-vous-en aussi le glorieux effet !
— Mais vous devez justement...
— Et pourquoi moi ? Vous avez pris vos responsabilités. Pourquoi justement moi
tout à coup ?
— Je ne peux pourtant pas lui avouer moi-même que...
— Pas besoin de cela. Surtout pas cela. Quelle absurdité de vouloir soudain
exiger d’elle de la raison, après l’avoir rendue folle ! Il ne manquerait plus
que cela ! Il faut au contraire que vous preniez bien garde de ne pas lui
laisser soupçonner que son amour vous est pénible, car ce serait pour elle un
coup dont elle ne se relèverait sûrement jamais.
— Mais… (la voix me manqua) il faut tout de même que quelqu’un lui fasse
comprendre...
— Quoi ? Expliquez-vous plus clairement, je vous prie.
— Je veux dire… qu’il faut qu’elle sache que c’est tout à fait absurde… afin
que… quand je… quand je… »
Je m’arrêtai. Condor lui aussi se tut. Manifestement, il attendait. Puis il fit
soudain deux grands pas vers la porte et tourna le commutateur. Violent et
impitoyable, le jet éblouissant de lumière m’obligea à baisser les paupières,
trois flammes blanches brillèrent dans les ampoules électriques. La pièce était
devenue claire comme en plein jour.
« Voilà ! scanda fortement Condor. Voilà, lieutenant ! Je vois qu’il ne faut pas
vous rendre les choses trop commodes. On se cache trop facilement dans
l’obscurité, et dans certains cas il est préférable de se regarder droit dans
les yeux. Aussi finissons-en avec ces tergiversations stupides, lieutenant, car
je n’arrive pas à croire que vous soyez seulement venu me voir pour me montrer
cette lettre ; il y a autre chose. Je sens que vous me cachez je ne sais quoi.
Aussi, parlez franchement, sinon je n’ai plus qu’à vous remercier de votre
visite ! »
Ses lunettes me dévisagèrent avec dureté, j’eus peur de leurs verres miroitants
et je baissai les yeux.
« Pas très imposant, votre silence, lieutenant. Faible témoignage d’une
conscience tranquille. Mais je me doute déjà de quoi il s’agit. Pas de détours,
je vous en prie ; avez-vous l’intention, à la suite de cette lettre… et du
reste… de cesser vos visites… de mettre fin brusquement à votre amitié, après
avoir tourné la tête à la petite avec votre fameuse pitié ? »
Il attendit. Je ne levai pas les yeux. Sa voix prit le ton sévère d’un
examinateur.
« Savez-vous comment je qualifierais cela ? »
Je me taisais toujours.
« Eh bien ! alors je vais vous informer de mon opinion, quant à moi : ce serait
une pitoyable lâcheté… Allez… Ne vous cabrez pas aussitôt comme un petit soldat
! Laissez de côté l’officier et le code de l’honneur. Il ne s’agit pas ici de
telles farces. Il s’agit au contraire d’un être vivant, jeune, digne d’intérêt,
et en outre de quelqu’un dont je suis responsable. Dans ces conditions, je n’ai
ni l’envie ni l’humeur de vous faire des politesses. Et pour vous épargner toute
illusion sur le poids dont vous chargeriez votre conscience en disparaissant, je
vous dirai très nettement ceci : votre fuite en un pareil moment serait,
faites-y attention, une infamie et, je le crains, plus encore même : ce serait
un meurtre ! »
Le petit homme replet, les poings serrés comme un boxeur, s’était avancé vers
moi. En d’autres circonstances, il aurait peut-être produit un effet comique
avec sa robe de chambre en pilou et ses savates traînantes. Mais il y avait
quelque chose de subjugant dans la sincérité de sa colère, lorsqu’il me répéta :
« Un meurtre, oui, parfaitement, un meurtre et vous le savez bien. Ou
croyez-vous que cette créature sensible et fière pourrait survivre si, après
avoir fait pour la première fois de sa vie un aveu de ce genre à un homme, elle
le voyait prendre la fuite, comme s’il avait vu le diable ? Un peu
d’imagination, je vous prie ! N’avez-vous pas bien lu sa lettre, n’avez-vous pas
d’yeux pour les choses du cœur ? Une femme normale et en bonne santé ne
supporterait pas non plus un pareil dédain ! Un tel coup perturberait son
équilibre pendant plusieurs années ! Et cette jeune fille qui ne peut se
raccrocher qu’à cet espoir insensé de guérir, que vous lui avez mis en tête –
cette jeune fille éprouvée, tourmentée, vous croyez qu’elle résisterait ? Si ce
choc ne la tue pas, elle se suicidera. Oui, elle le fera, car une personne aussi
désespérée ne supportera pas cette brutale humiliation – j’en suis convaincu, et
vous aussi. Et parce que vous le savez, votre fuite ne serait pas seulement une
faiblesse et une lâcheté, mais, je le répète, un assassinat, ignoble et
prémédité ! »
J’eus un recul. A la seconde même où il avait prononcé le mot « assassinat », je
vis la balustrade de la tour et la jeune fille qui s’y accrochait des deux
mains. Je me rappelai que j’avais dû l’en arracher de force à la dernière
minute. Je savais que Condor n’exagérait pas, elle se tuerait, elle se
précipiterait dans le vide. Je vis le dallage au pied de la tour, je vis tout en
cette seconde, comme si cela se produisait à l’instant même, et mes oreilles
bourdonnèrent comme si moi-même je tombais de là-haut.
Mais Condor ne me lâchait pas. « Eh bien ? Niez-le donc ! Montrez enfin un peu
de ce courage auquel vous êtes tenu par votre profession !
— Mais, docteur… que faire ?… Je ne puis tout de même pas jouer la comédie à ce
point… faire semblant que je partage ses sentiments… » Et tout à coup ne pouvant
plus me maîtriser, je criai : « Je ne peux pas le supporter ! Non, impossible !…
Je ne peux pas et je ne veux pas ! »
J’avais dû crier ces mots très fort, car Condor m’avait saisi le bras avec une
poigne de fer :
« Doucement, me dit-il, pour l’amour du ciel ! » Et aussitôt il bondit vers le
commutateur qu’il ferma. Seule la lampe de la table répandait sous son abat-jour
jaune un cône mat de lumière… « Sapristi !… Avec vous, il faut vraiment parler
comme avec un malade. Asseyez-vous là. Sur ce fauteuil, on a déjà mené à bien
des choses beaucoup plus graves. »
Il se rapprocha.
« A présent du calme, je vous en prie, dites les choses doucement et l’une après
l’autre ! Tout d’abord expliquez-moi… vous gémissez : “ Je ne peux pas le
supporter ”, il faut m’en dire davantage, qu’est-ce qui vous bouleverse tant
exactement, dans le fait que cette pauvre enfant s’est prise de passion pour
vous ? »
Je me préparai à répondre, mais déjà il continuait :
« Ne vous emballez pas. Et surtout n’ayez pas honte ! J’admets qu’on soit
effrayé sur le moment, quand on est assailli par un aveu aussi violent ; seul
d’ailleurs un imbécile peut tirer gloire d’un soi-disant “ succès ” auprès des
femmes. Un homme digne de ce nom est plutôt tourmenté à la pensée qu’une femme
l’aime avec passion et qu’il ne peut répondre à son amour. Je comprends cela
très bien. Mais à vous voir tellement troublé, je suis obligé de me demander :
est-ce que, dans votre cas, quelque chose de spécial ne joue pas un rôle, par
exemple certaines circonstances ?...
— Quelles circonstances ?
— Eh bien !… le fait qu’Edith… c’est si pénible à dire… le fait qu’elle soit
infirme ne vous inspire-t-il pas une sorte de répulsion… une répugnance
physique ?
— Non… pas du tout, protestai-je avec vivacité. C’est précisément sa détresse,
son infirmité qui m’ont attiré si fort vers elle, et si à certains moments j’ai
éprouvé pour elle un sentiment tendre qui ressemblait beaucoup à de l’amour, ce
n’est que parce que sa souffrance, sa solitude m’avaient profondément ému.
Non, jamais ! répétai-je sur un ton de conviction presque amère. Comment
pouvez-vous penser cela ?
— Tant mieux ! Cela me tranquillise en quelque sorte. Un médecin a souvent
l’occasion d’observer, même chez les gens les plus “ normaux ”, de ces
répulsions involontaires dans le domaine sexuel. A vrai dire, je n’ai jamais
compris les hommes en qui le plus petit défaut physique chez une femme crée une
sorte d’allergie. Mais c’est un fait qu’il en existe un nombre considérable chez
qui, dès que sur les milliards de cellules qui constituent le corps humain une
partie de pigment large comme le doigt est altérée, disparaît aussitôt toute
possibilité de lien érotique. De telles répulsions sont, hélas ! comme les
autres instincts, le plus souvent insurmontables. S’il n’en est pas ainsi pour
vous, encore une fois tant mieux ! Si donc ce n’est nullement son état de
paralytique qui vous repousse tant, j’en suis réduit à supposer que… je peux
vous dire ce que je pense ?
— Certainement.
— Ce n’est donc pas tant le fait en lui-même, que les conséquences… Et je peux
croire que ce n’est pas tant l’amour de cette pauvre enfant qui vous a effrayé
que le fait qu’on pourrait l’apprendre et s’en moquer… que votre si grand
bouleversement n’est rien d’autre qu’une sorte de peur… la frousse de paraître
ridicule devant les autres, devant vos camarades. »
Ce fut comme si Condor m’avait enfoncé une aiguille dans le cœur. Ce qu’il
disait, je l’avais éprouvé depuis longtemps dans mon inconscient, sans oser le
penser. Dès le début de mes relations avec la jeune paralytique, j’avais redouté
les railleries de mes camarades. Je connaissais trop leurs moqueries et leur
façon si autrichienne de vous égratigner, avec bonhomie, mais en lançant des
pointes très douloureuses – lorsque l’un de nous avait été « pincé » avec une
personne laide ou mal mise ! Aussi je m’étais toujours efforcé d’établir une
barrière entre ces deux mondes : le régiment et les Kekesfalva. La supposition
de Condor était juste : dès la révélation de cette passion, j’en avais eu honte
en pensant aux réflexions que pourraient faire le père, Ilona, les domestiques,
les camarades. J’étais même honteux devant moi de ma funeste pitié.
Mais déjà je sentais la main magnétique et caressante de Condor sur mon genou.
« Non, n’ayez pas honte ! Mieux que personne, je sais qu’on peut avoir peur des
hommes dès que l’on contredit leurs préjugés, leurs conceptions immuables. Vous
avez vu ma femme. Personne n’a compris pourquoi je l’ai épousée. Tout ce qui est
en dehors de la ligne étroite, soi-disant normale, de leur vie provoque d’abord
la curiosité, puis la malveillance des gens. Tout de suite mes chers collègues
ont chuchoté que c’était à cause de mon traitement qu’elle avait perdu la vue et
que je ne l’aurais épousée que par crainte. Mes amis, à leur tour, ont répandu
le bruit qu’elle avait beaucoup d’argent ou attendait un héritage. Ma mère, ma
propre mère, a refusé pendant deux ans de la recevoir, car elle avait pour moi
un autre parti en vue : la fille d’un professeur… un des plus grands médecins de
l’Université. Si je l’avais épousée, trois semaines plus tard j’étais premier
assistant, puis professeur, et j’aurais fait une carrière splendide. Mais je
savais que celle qui est devenue ma femme mourrait si je l’abandonnais. Elle ne
croyait qu’en moi et si je lui avais ôté cette croyance, elle eût été incapable
de vivre. Eh bien ! je vous parle franchement : je n’ai pas regretté ma
décision. Car, croyez-moi, il est rare qu’un médecin, et surtout lui, ait la
conscience tout à fait tranquille. On sait le peu dont on est vraiment capable,
on se rend trop compte de l’impuissance d’un seul cerveau contre la multitude
des tourments qui assaillent l’être humain, et que ce n’est pas en puisant avec
un dé que l’on peut arriver à vider cette mer insondable de souffrances. De
plus, ceux que l’on croit avoir guéris aujourd’hui vous arrivent le lendemain
avec une autre maladie. On a toujours le sentiment d’avoir été négligent, sans
compter les erreurs qu’on commet inévitablement. C’est alors qu’il est bon de
pouvoir se dire qu’on a sauvé tout au moins une vie, qu’on n’a pas déçu une
confiance, qu’on a accompli une chose convenablement. En somme, il faut savoir
pour quoi l’on a vécu. Croyez-moi – je sentis soudain avec quelle vraie chaleur
il me parlait, presque avec affection –, cela vaut la peine de prendre sur soi
un fardeau, si on allège par là la vie d’un autre. »
La vibration profonde de sa voix m’émut. Brusquement j’éprouvais comme une
chaleur dans la poitrine, cette oppression bien connue qui vous donne la
sensation que le cœur se dilate ou se tend ; la pensée de l’abandon de cette
malheureuse enfant éveillait de nouveau en moi la pitié. Un instant encore et
elle allait recommencer ce jaillissement intérieur contre lequel je ne pouvais
me défendre. Pourtant… Ne cède pas, me dis-je. Ne te laisse pas de nouveau
entraîner, ne recule pas ! Je regardai Condor d’un air décidé :
« Ecoutez, docteur… chacun connaît jusqu’à un certain point les limites de ses
forces. Il faut donc que je vous avertisse : ne comptez pas sur moi ! C’est à
vous, et non à moi de venir en aide à Edith. Dans cette affaire, je suis déjà
allé beaucoup plus loin que je ne le voulais tout d’abord, et, je vous l’avoue…
je ne suis pas si… si bon, si charitable, que vous le pensez. Je suis au bout de
mes forces ! J’en ai assez d’être adoré, idolâtré et de faire comme si je le
désirais et en étais satisfait. Il vaut mieux pour elle qu’elle comprenne
maintenant la situation que d’être déçue plus tard. Je vous donne ma parole de
soldat que je suis sincère en vous répétant : ne comptez pas sur moi ! Ne me
surestimez pas ! »
J’avais sans doute parlé d’une façon très énergique, car Condor me regarda un
peu interdit.
« On aurait presque l’impression que vous avez déjà décidé quelque chose. »
Il se leva brusquement.
« Dites-moi la vérité, je vous prie, et tout entière ! Avez-vous déjà pris une
décision ? fait quelque chose d’irrévocable ? »
Je me levai aussi.
« Oui, dis-je, en tirant de ma poche ma lettre de démission. Voici. Lisez
vous-même. »
Avec hésitation il prit la feuille, tout en jetant sur moi un regard inquiet
avant de s’approcher du petit cercle de lumière sous la lampe. Il lut lentement
et sans dire un mot. Puis il replia la feuille et déclara sèchement et sur un
ton très neutre :
« Je suppose qu’après ce que je vous ai dit tout à l’heure, vous avez conscience
des conséquences de votre acte. Nous venons de constater que votre fuite aura un
effet meurtrier… meurtrier ou suicidaire… sur la malheureuse. Vous voyez donc
clairement que ce papier n’est pas seulement une lettre de démission, mais aussi
une… une condamnation à mort, pour la pauvre enfant. »
Je ne répondis pas.
« Parlez, lieutenant ! Je vous ai posé une question, et je vous la répète. Vous
avez dû vous en rendre compte ? Et vous en prenez la responsabilité en votre âme
et conscience ? »
Je continuai à me taire. Il revint vers moi, me tendit la feuille :
« Reprenez votre lettre. Je ne veux pas me faire le complice de votre crime. A
vous seul la responsabilité de tout ce qui peut arriver. A vous seul,
lieutenant ! »
Impossible de lever mon bras, il était comme paralysé. Et je n’avais pas non
plus le courage de soutenir le regard scrutateur de Condor.
« Vous pensez par conséquent… ne pas prononcer cette condamnation à mort ? »
Je me détournai, les mains derrière le dos. Il comprit.
« Je puis donc la déchirer ?
— Oui, répondis-je, je vous le demande. »
Il retourna à sa table. J’entendis, sans regarder, un premier déchirement, un
deuxième, un troisième, et le bruit du papier déchiré tombant dans la corbeille.
C’est étrange, j’en éprouvai un soulagement. Une fois de plus, la seconde en ce
jour fatal, une décision qui m’incombait avait été prise pour moi. Je n’avais
pas eu à la prendre moi-même.
Condor revint vers moi et me fit doucement rasseoir dans le fauteuil.
« Voilà ! Je pense que nous avons empêché un malheur… un très grand malheur… Et
maintenant venons-en à l’affaire ! Au moins, après cet épisode, je vous connais
mieux… allez, ne protestez pas ! Je ne vous surestime pas, ni ne vous considère
comme “ un homme d’une bonté merveilleuse ”, pour reprendre les louanges de
Kekesfalva – mais comme un associé très peu fiable, à cause de l’incertitude de
ses sentiments, et d’une particulière impatience du cœur… Et si je suis heureux
d’avoir pu vous dissuader de prendre aussi follement la fuite, je ne suis pas
rassuré du tout de voir à quelle vitesse vous prenez une décision, pour renoncer
ensuite tout aussi vite à votre projet. Les gens aussi sujets aux humeurs que
vous l’êtes, ne devraient assumer aucune responsabilité sérieuse. Et je serais
le dernier à attendre de vous de la persévérance et de la fermeté !
Donc, écoutez-moi bien. Je ne vous demanderai pas grand-chose. L’indispensable
seulement, le strict indispensable ! Nous avons amené Edith à commencer un
nouveau traitement, ou plus exactement, qu’elle croit être nouveau. Pour vous
elle s’est décidée à partir, à s’en aller pour plusieurs mois. Et, comme vous le
savez, le départ a lieu dans huit jours. Eh bien ! pendant ce temps j’ai besoin
de votre aide, et je vous le dis tout de suite pour vous soulager : rien que
durant ces huit jours ! Tout ce que j’attends de vous, c’est que vous me
promettiez de ne rien brusquer durant cette seule semaine d’ici à son départ, et
avant tout, de ne pas montrer par un seul mot que cet amour vous pèse. Je crois
que c’est le moins qu’on puisse exiger de vous : huit jours de maîtrise de soi,
quand il s’agit de la vie d’un être humain.
— Oui… mais après ?
— N’y pensons pas pour le moment. Lorsque je dois opérer une tumeur, je ne me
demande pas non plus si elle va réapparaître plus tard. Quand on m’appelle au
secours de quelqu’un, je n’ai qu’à agir sans hésiter. C’est la seule attitude
juste, la seule attitude humaine. Tout le reste dépend du hasard, ou, comme
disent les croyants, du bon Dieu. Que de choses peuvent se passer en quelques
mois ! Peut-être son état s’améliorera-t-il plus vite que je ne pense, ou sa
passion s’atténuera-t-elle avec l’éloignement ? Je ne peux pas prévoir toutes
ces possibilités, et vous non plus ! Concentrez vos efforts uniquement sur ce
point : ne pas montrer pendant cette période décisive que son amour vous… vous
effraye. Dites-vous ceci tous les matins : huit jours de volonté, sept jours,
six jours… et je sauve une créature humaine : je fais en sorte de ne pas la
blesser, ni l’offenser, ni la bouleverser, ni la décourager ! Huit jours
d’attitude virile, énergique, n’êtes-vous pas capable de cela ?
— Si », fis-je avec spontanéité. Et j’ajoutai même, pour appuyer ma résolution :
« D’accord ! Tout à fait d’accord ! » Depuis que je savais ma tâche limitée, je
sentais en moi des forces nouvelles.
J’entendis Condor respirer, soulagé.
« Dieu soit loué ! Maintenant je peux vous dire que vous m’avez fait peur. Car
croyez-moi, Edith n’aurait vraiment pas pu supporter qu’en réponse à son aveu et
à sa lettre, vous ayez décampé sans un mot… Mais les jours prochains vont être
décisifs… le reste viendra tout seul. Laissons d’abord la pauvre petite croire
un peu à son bonheur – être heureuse pendant huit jours, sans arrière-pensées…
j’ai votre promesse pour cette semaine entière, n’est-ce pas ? »
Je lui tendis la main en guise de réponse.
« Bon, nous avons tout remis sur les rails, je crois. Nous pouvons aller
tranquillement rejoindre ma femme. »
Mais il restait assis. Je sentais qu’il lui était venu une hésitation.
« Encore une chose, me dit-il doucement. Nous autres, médecins, nous devons
calculer avec l’imprévisible, être prêts à toute éventualité. Si – c’est une
hypothèse – un incident se produisait… c’est-à-dire si les forces venaient à
vous manquer ou si la méfiance d’Edith amenait une crise quelconque, mettez-moi
tout de suite au courant. A aucun prix, pendant cette période limitée, mais
risquée, il ne doit arriver quoi que ce soit d’irrévocable. Si vous deviez ne
plus vous sentir à la hauteur de votre rôle, ou si inconsciemment vous vous
trahissiez durant ces huit jours,… pour l’amour du ciel, n’en ayez pas honte
devant moi ! J’ai vu assez de gens tout nus et d’âmes toutes tordues. Vous
pouvez venir ou m’appeler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
J’accourrai immédiatement, car je connais l’enjeu. Et maintenant – j’entendis
remuer son fauteuil à côté de moi, et je vis que Condor se levait –
transportons-nous de l’autre côté. Nous avons parlé assez longtemps et ma femme
s’inquiète très vite. Moi aussi, après bien des années, il faut encore que je
fasse attention. On blesse facilement celui que le sort a déjà frappé. »
Il se dirigea vers le commutateur et alluma. Comme il se retournait vers moi,
son visage me parut tout autre. Peut-être était-ce la lumière qui en dessinait
si nettement les contours, en tout cas je remarquai pour la première fois les
plis profonds qui creusaient son front, et à toute son attitude je vis que cet
homme était fatigué, épuisé. Toujours il s’est sacrifié pour les autres,
pensai-je. Mon désir de fuir devant le premier désagrément qui m’arrivait me
parut pitoyable, et je le regardai avec une émotion reconnaissante.
Il s’en aperçut sans doute, et sourit.
« Comme vous avez bien fait, dit-il en me frappant sur l’épaule, de venir me
trouver et de m’avoir parlé à cœur ouvert ! Pensez donc, si vous vous étiez
sauvé, simplement, sans réfléchir ! Toute votre vie vous l’eussiez regretté, car
on peut tout fuir, sauf sa conscience. Venez, cher ami. »
Cette appellation m’émut. Il savait pourtant combien j’avais été faible et
lâche, et malgré cela il ne me méprisait pas. Ce mot d’« ami » venant d’un homme
d’expérience, d’un aîné, affermissait mon courage. Soulagé, libéré, je le
suivis.
Nous passâmes par la salle d’attente, puis dans la pièce suivante. La femme de
Condor était restée assise devant la table qui n’était pas débarrassée, et
tricotait. Rien dans ses gestes réguliers n’aurait pu laisser supposer que ces
mains jouant des aiguilles avec aisance et fermeté étaient celles d’une aveugle,
et dans la corbeille, la laine et les ciseaux étaient disposés nettement, sur
une ligne. C’est seulement quand elle releva la tête et dirigea vers nous ses
pupilles vides que l’insensibilité de ses yeux devint perceptible.
« Eh bien, Clara, nous avons tenu parole, tu vois ! » dit Condor en s’avançant
vers elle, et de la voix tendre qu’il avait toujours en lui parlant. « Cela n’a
pas duré trop longtemps, pas vrai ? Et si tu savais comme je suis heureux que le
lieutenant soit venu me voir ! Il faut que je te dise – mais asseyez-vous donc
un instant, cher ami –, il est en garnison dans cette ville où habitent aussi
les Kekesfalva, tu sais… tu te souviens de ma petite malade ?
— Oui, la pauvre enfant paralytique, c’est ça ?
— Voilà ; tu comprends maintenant que grâce au lieutenant, j’ai de temps en
temps des nouvelles sans y aller exprès. Car il s’y rend presque chaque jour
pour réconforter la jeune fille et lui tenir un peu compagnie. »
L’aveugle tourna la tête dans la direction où elle sentait ma présence. Une
douceur lissa soudain ses traits durs.
« Que c’est gentil à vous, lieutenant ! Je comprends quel bien cela doit lui
faire ! applaudit-elle, et instinctivement sa main sur la table se rapprocha de
moi.
— Oui, et à moi aussi ! enchaîna Condor. Sinon je devrais y aller beaucoup plus
souvent, étant donné son état de nerfs. Et cela me soulage grandement que
pendant cette dernière semaine avant son départ en convalescence, pour la
Suisse, le lieutenant Hofmiller la surveille un peu. Ce n’est pas toujours
facile avec elle, la pauvre, mais il s’y prend à merveille, et je sais que je
peux compter sur lui. Même mieux que sur mes assistants ou mes confrères. »
Je compris aussitôt que Condor cherchait à m’engager encore plus solidement, en
obtenant mon consentement devant cette autre déshéritée ; et je lui réitérai
volontiers ma parole.
« Bien sûr que vous pouvez compter sur moi, docteur ! J’irai très certainement
la voir tous les jours de cette dernière semaine, et s’il y avait le moindre
incident, je vous préviendrais aussitôt par téléphone. Mais – et je lui lançai
un regard significatif – il n’y aura aucun incident ni aucune difficulté. J’en
suis sûr et certain.
— Et moi aussi, confirma-t-il avec un petit sourire. Nous nous comprenons
parfaitement. » Mais une crispation nerveuse déforma la bouche de sa femme, on
voyait qu’elle était inquiète de quelque chose.
« Oh, lieutenant, et moi qui ne vous ai pas encore fait mes excuses ! Je crains
d’avoir été un peu… un peu désagréable tout à l’heure… Mais notre stupide bonne
ne m’avait annoncé personne, je ne savais pas du tout qui était là, et Emmerich
ne m’avait jamais parlé de vous. Alors je pensais que c’était un inconnu qui
allait le retenir, et il est tellement épuisé quand il rentre à la maison !
— Vous avez eu tout à fait raison, chère madame, vous auriez même dû être plus
intraitable. Si j’osais… pardonnez mon indiscrétion… je dirais que votre époux
ne se ménage pas assez...
— Pas du tout, dit-elle avec force, en rapprochant vivement son fauteuil de moi,
il ne se ménage pas du tout ! Il donne son temps, ses forces nerveuses, son
argent. A cause de ses malades, il ne mange pas, il ne dort pas ! Tous, ils
l’exploitent, et moi avec mes yeux aveugles, je ne peux le décharger de rien !
Si vous saviez comme je me fais du souci ! Toute la journée, je me dis : à cette
heure-ci, il n’a encore rien pris, il est encore dans le train, dans le tram, et
cette nuit on va encore le réveiller. Il prend du temps pour tout le monde, sauf
pour lui. Et grand Dieu… qui lui en est reconnaissant ? Personne, personne...
— Vraiment, personne ? dit Condor en se penchant vers sa femme, emportée par son
discours.
— Oui, bien sûr, dit-elle en rougissant. Mais je ne lui suis bonne à rien !
Quand il rentre de son travail, je suis rongée d’inquiétude. Ah ! si vous
pouviez avoir un peu d’influence sur lui ! Il a besoin de quelqu’un qui le
modère un peu : on ne peut pas venir en aide au monde entier...
— Mais on peut essayer, dit-il, en me regardant. C’est pour cela que l’on est
sur terre. Pour cela seul. » Je me sentis pénétré jusqu’à la moelle par cette
injonction. Pourtant, depuis que ma décision était prise j’étais capable de
soutenir le regard de Condor.
Je me levai, avec la conviction d’avoir prêté un serment. A peine l’aveugle
eut-elle entendu remuer mon siège, qu’elle leva les yeux.
« Devez-vous déjà partir ? dit-elle sur un ton de regret sincère. Quel dommage,
quel dommage ! Mais vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ? »
J’éprouvai un sentiment étrange. Qu’y a-t-il donc en moi, me disais-je, que tous
me manifestent leur confiance, que cette aveugle lève amicalement vers moi ses
yeux vides, que cet homme, pour qui je suis presque un étranger, me pose
affectueusement son bras sur l’épaule ? En descendant les marches, je ne
comprenais déjà plus ce qui m’avait amené là, une heure auparavant. Pourquoi
avais-je voulu fuir, en fait ? Parce qu’un supérieur hargneux m’avait injurié ?
Parce qu’une pauvre créature se mourait d’amour pour ma personne ? Parce que
quelqu’un voulait s’appuyer sur moi ? Comme si venir en aide n’était pas la
chose la plus admirable qui soit… Ce raisonnement me poussait à faire de ma
propre volonté ce que, la veille, je considérais comme un sacrifice
insupportable : montrer ma reconnaissance à un être humain de l’amour brûlant
qu’il éprouvait pour moi.
Huit jours ! – depuis que Condor m’avait fixé ce délai, je me sentais de nouveau
sûr de moi. Je ne craignais plus que l’heure, ou plutôt la minute, où je
reverrais Edith. Je savais qu’une complète froideur n’était plus possible, après
un aveu aussi sauvage et que son premier regard après son baiser ardent me
demanderait nécessairement : m’as-tu pardonné ? et peut-être même : souffres-tu
que je t’aime et répondras-tu à mon amour ? Ce regard rougissant, plein
d’impatience contenue et pourtant irrésistible, serait, je le sentais, le plus
dangereux pour moi et en même temps le plus difficile à supporter. Une parole
maladroite, un geste déplacé pouvait trahir ce que je devais taire – et alors se
produirait l’incident contre lequel Condor m’avait mis si expressément en garde.
Mais si je soutenais fermement ce regard, j’étais sauvé et je la sauvais elle
aussi, pour toujours, peut-être.
Pourtant dès que j’eus franchi, le lendemain, le seuil de la maison, je
remarquai que, poussée par le même souci, Edith avait pris des dispositions pour
ne pas se trouver seule en face de moi. Du hall, j’entendais des voix de femmes
causant gaiement. A cette heure où d’ordinaire jamais personne ne troublait nos
tête-à-tête, elle avait donc invité des amis pour surmonter grâce à eux le
premier moment critique.
Avant même que j’eusse pénétré dans le salon, Ilona (envoyée par Edith ou de son
propre chef ?) se précipita à ma rencontre avec une fougue étonnante,
m’introduisit et me présenta à la femme du capitaine de gendarmerie et à sa
fille, une créature chlorotique, au visage couvert de taches de rousseur,
agaçante, et dont je savais qu’Edith ne pouvait la souffrir. Cette présentation
eut pour effet de détourner de moi le regard que je redoutais tant, puis Ilona
me conduisit à la table. On but du thé et l’on bavarda. J’engageai une
conversation animée avec l’énervante oie provinciale, tandis qu’Edith
s’entretenait avec la mère. Grâce à cette répartition des tâches nullement
fortuite, le contact secret entre elle et moi n’était pas direct. Je pouvais
éviter de la regarder, quoique je sentisse parfois ses yeux inquiets se poser
sur moi. Et lorsque les deux dames se levèrent enfin, l’adroite Ilona régla les
choses avec rapidité :
« Je reconduis ces dames, fit-elle. Vous pouvez entre-temps commencer votre
partie d’échecs. J’ai encore à m’occuper des préparatifs du voyage, mais dans
une heure je serai à vous.
— Avez-vous envie de jouer ? demandai-je à Edith.
— Mais oui », répondit-elle en baissant les yeux, tandis que les autres
quittaient le salon.
Elle garda les yeux baissés tandis que j’installais l’échiquier et y disposais
avec grand soin les pièces, pour gagner du temps. D’habitude, nous respections
l’usage traditionnel aux échecs pour décider qui serait l’attaquant, de cacher
dans ses poings un pion noir et un pion blanc, derrière son dos. Mais pour
trancher, il aurait fallu tout de même se parler, et dire « à gauche » ou « à
droite » ; d’un commun accord, nous fîmes en sorte d’éviter cela et je mis tout
en place d’emblée. Surtout, ne pas prononcer un mot ! Enfermer nos pensées dans
le champ de ces soixante-quatre cases… Regarder seulement les pièces, éviter
même les doigts qui les déplacent ! Nous jouâmes ainsi avec une prétendue
concentration d’esprit, comme ne l’ont réellement que les champions d’échecs les
plus acharnés, en oubliant le monde entier, autour d’eux, absorbés corps et âme
par la partie en cours.
Mais bientôt, le jeu lui-même révéla le caractère trompeur de notre attitude. Au
cours de la troisième partie Edith se montra incapable de continuer. Elle se
trompa en jouant et je compris au tremblement de ses doigts qu’elle ne pouvait
plus supporter ce silence mensonger. Au milieu du jeu, elle repoussa
l’échiquier.
« J’en ai assez ! Donnez-moi une cigarette ! »
Je lui tendis la boîte en argent ciselé et craquai gentiment une allumette.
Lorsque la lumière jaillit, je ne pus éviter de la regarder. Ses yeux étaient
figés et absents, comme pétrifiés de froide colère ; au-dessus d’eux tremblait
l’arc tendu de ses sourcils : la fameuse annonce d’une inévitable explosion des
nerfs.
« Non ! fis-je effrayé. Non, je vous en prie ! »
Mais elle se rejeta en arrière. Je vis le tremblement s’étendre à tout son corps
et ses doigts s’accrocher de plus en plus fort aux bras du fauteuil.
« … Non, non ! » suppliai-je encore. Je ne trouvais pas d’autres mots pour
conjurer l’orage menaçant. Cependant les pleurs refoulés avaient déjà éclaté. Ce
n’étaient pas des sanglots sauvages, bruyants, mais – chose plus terrible – des
pleurs émouvants, silencieux, des pleurs dont elle avait honte et qu’elle ne
pouvait pas contenir.
« Non ! Je vous en prie, non ! » répétai-je. Et, me penchant vers elle, je posai
pour l’apaiser la main sur son bras. Ses épaules tressaillirent comme sous le
coup d’une décharge électrique, puis une espèce de déchirement traversa tout son
corps recroquevillé.
Soudain le tremblement cessa, elle ne bougea plus. On eût dit que le corps
attendait, épiait pour comprendre ce que signifiait ce contact. Si c’était de
l’affection, de l’amour ou seulement de la pitié. Cette attente immobile, le
souffle arrêté de ce corps aux aguets était terrible. Je n’eus pas le courage
d’éloigner ma main qui avait si merveilleusement endigué les sanglots, prêts à
jaillir, et pas la force non plus d’obliger mes doigts au geste de tendresse
qu’espérait impatiemment sa peau brûlante – je le sentais bien. Je laissai ma
main inerte, sur son bras, avec la sensation qu’à cet endroit tout son sang
affluait vers moi.
Ma main resta posée, sans volonté, sans bouger… longtemps ? je l’ignore, car
pendant ces minutes le temps me semblait suspendu, aussi immobile que l’air de
la pièce. Bientôt je sentis un léger effort dans les muscles de la jeune fille.
Sans me regarder elle la tira doucement vers elle, plus près de son cœur.
Ensuite ses deux mains – la gauche s’était jointe craintivement à la droite –
prirent tendrement ma grosse et lourde patte d’homme et commencèrent à la
caresser avec timidité. Tout d’abord ses doigts tendres se promenèrent
curieusement autour de ma paume, effleurant seulement la peau, puis avec leurs
légers attouchements tentateurs, ils s’aventurèrent peu à peu avec précaution
des articulations jusqu’au bout des doigts, en en palpant à plusieurs reprises
les formes intérieures et extérieures. Ils s’arrêtèrent comme effrayés aux
ongles durs, qu’ils contournèrent en tâtonnant, redescendirent en longeant les
veines jusqu’aux poignets, pour glisser à nouveau de bas en haut et de haut en
bas. C’était une sorte de reconnaissance superficielle et gênée de ma main,
qu’ils ne s’enhardissaient jamais jusqu’à saisir et presser vraiment. Cette
caresse qui s’approchait, naïve et hésitante, heureuse et honteuse, ne me
faisait penser qu’au jeu de la vague qui vous baigne. Et cependant je sentais
que dans cette partie abandonnée de moi-même, la jeune fille m’étreignait tout
entier. Sa tête s’était renversée comme pour jouir avec plus d’intensité de ce
léger contact. Les yeux fermés, les lèvres largement ouvertes, on eût dit
qu’elle dormait et rêvait, un calme complet détendait et faisait rayonner son
visage, tandis qu’avec un ravissement qui se répétait, ses doigts tendres
glissaient le long de ma main, du poignet jusqu’au bout des ongles. Il n’y avait
pas de passion dans cet attouchement, seulement un bonheur calme et émerveillé
de pouvoir enfin posséder pendant un instant quelque chose de moi et de lui
témoigner un amour incommensurable. En aucun baiser de femme, même le plus
ardent, je n’ai senti depuis lors une tendresse plus émouvante que dans ce jeu
subtil et aussi doux qu’un rêve.
Je ne sais combien de temps cela dura. De tels événements sont en dehors du
temps. Il y avait dans cette caresse timide quelque chose d’étourdissant, de
fascinant, d’hypnotisant, qui me secouait et me bouleversait plus que le baiser
subit et brûlant de l’autre jour. Je ne trouvais toujours pas la force de
retirer ma main. « Je ne te demande que de tolérer mon amour », m’avait-elle
écrit. Dans une sorte de torpeur à demi rêveuse, je trouvai délicieux ces
effleurements incessants de ma peau, et je laissai faire, impuissant et honteux
au fond de moi-même d’être ainsi aimé au-delà de toute mesure et de ne rien
éprouver, de mon côté, qu’une crainte confuse, une horreur embarrassée.
Peu à peu cependant, mon immobilité me devint insupportable. Ce n’est pas tant
la caresse elle-même qui me fatiguait, ce tendre va-et-vient des doigts, mais le
fait que ma main était là comme morte, comme si elle ne m’appartenait plus et
que cet être qui la caressait m’était pour ainsi dire étranger. Je savais, comme
on entend dans un demi-sommeil sonner les cloches d’une église, que je devais
réagir à cette caresse d’une manière ou d’une autre – résister ou répondre. Mais
je n’avais pas l’énergie de faire ni l’un ni l’autre. Je désirais seulement
mettre fin à ce jeu dangereux, et c’est ainsi que doucement, lentement, en
espérant qu’elle ne s’en apercevrait pas, je repris possession de mes muscles et
commençai à dégager ma main de la légère étreinte ! Mais la sensible jeune fille
remarqua aussitôt, avant même que je m’en fusse réellement rendu compte, ce
mouvement de retraite. D’un seul coup, comme effrayée, elle la lâcha. Ses doigts
se détachèrent brusquement, leur chaleur ruisselante quitta ma peau. Un peu
gêné, je retirai ma main. Car en même temps le visage d’Edith s’était assombri,
et de nouveau le crispement coléreux de sa bouche commençait.
« Non, non ! lui chuchotai-je sans trouver d’autre mot à dire, Ilona va
rentrer. » Et comme ces paroles molles et vides étaient sans force, que tout son
corps se mettait à trembler, je fus encore pris de pitié. Je me penchai
au-dessus d’elle et posai sur son front un baiser rapide.
Pourtant, ses yeux me fixèrent durement, comme s’ils voulaient lire mes pensées.
Je n’avais pas réussi à tromper son sentiment clairvoyant. Elle savait qu’en
reprenant ma main, je m’étais soustrait à sa tendresse et que mon baiser hâtif
n’exprimait pas l’amour, mais l’embarras et la pitié.
FIN

Coração Impaciente
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Hofmiller, um oficial de cavalaria austro-húngaro, de passagem por uma pequena cidade da fronteira húngara, é convidado para uma festa em casa de um abastado proprietário local, para uma fuga à rotina militar. As instalações são fascinantes, o vinho corre livremente mas, quando o jovem e entusiasmado Hofmiller convida a bela filha do seu anfitrião para dançar, descobre que uma doença a deixou inválida. Este acontecimento aparentemente insignificante irá gradualmente destruir a sua vida, enquanto a piedade e a culpa lhe invadem o coração e o implicam num enredo trágico.
Stefan Zweig nasceu a 28 de novembro de 1881 em Viena e é um dos mais importantes autores europeus da primeira metade do século XX. Dedicou-se a quase todas as atividades literárias: foi poeta, ensaísta, dramaturgo, novelista, contista, historiador e biógrafo. De ascendência judaica, empreendeu em 1934 um exílio voluntário da Áustria, então sob domínio do regime fascista de Dollfuss (austrofascismo), e viveu na Inglaterra, nos Estados Unidos da América e no Brasil, onde viria a morrer em 1942. Da sua extensa obra, destacam-se as novelas Amok (1922) e Confusão de Sentimentos (1927), a biografia Magalhães, o Homem e o seu Feito (1938), o ensaio Brasil, País do Futuro (1941) e a autobiografia O Mundo de Ontem (1942). Novela de Xadrez foi a sua obra derradeira, concluída pouco antes da sua morte, a 22 de fevereiro de 1942.
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La Pitié Dangereuse
Stefan Zweig
extrait
Traduction originelle de l’allemand par Alzir Hella
Grasset & Fasquelle, 1939.
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en allemand, sous le titre
«Ungeduld des Herzens», par
Bernard-Fischer Verlag, Stockholm, 1939
15.Mai.2024
Publicado por
MJA
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