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LE SILENCE ET L’OBSCURITÉ
Par une belle soirée du mois de septembre 1886, la famille Keller était réunie
au salon. Le capitaine Keller lisait distraitement son journal. Il finit par le
poser à côté de lui et regarda par-dessus ses lunettes sa fille aînée Helen qui,
pelotonnée dans un fauteuil, serrait contre son cœur une grande poupée de
chiffon.
— Helen a maintenant six ans, dit le capitaine. Son esprit, en admettant qu’elle
en ait un, est enfermé dans une prison. Il ne peut pas en sortir et personne ne
peut lui ouvrir la porte pour l’aider. La clé a été perdue ; personne ne pourra
la retrouver.
Mme Keller, qui était en train de coudre, releva la tête. Ses yeux étaient
pleins de larmes.
La tante d’Helen se mit en colère :
— Arthur, vous n’y connaissez rien. Moi je vous dis qu’Helen est beaucoup plus
intelligente que tous les Keller réunis.
— Helen est peut-être un génie, dit le capitaine tristement, mais à quoi celui
lui servira-t-il ? Personne n’en saura jamais rien. Elle n’en profitera pas et
n’en fera profiter personne.
Les paroles de son père ne pouvaient pas blesser Helen : elle ne les entendait
pas. Frappée à deux ans par une congestion cérébrale, elle était restée
sourde-muette et aveugle. Il n’y avait, croyaient ses parents, aucun moyen de
communiquer avec elle. Elle était murée pour toujours dans le silence et
l’obscurité.
Helen descendit de son fauteuil et se dirigea à tâtons, en se guidant sur le
bord de la table, jusqu’au berceau qui se trouvait près de sa mère. Ce berceau,
Helen le connaissait très bien ; c’était le sien, elle y avait dormi lorsqu’elle
était toute petite. Ses mains savaient le reconnaître, le retrouver. Elle aimait
y coucher sa poupée, la border, la bercer.
Depuis quelque temps, Helen était inquiète ; le berceau n’était plus libre, la
place était prise. La mère d’Helen la repoussait lorsqu’elle s’en approchait
pour y coucher sa poupée. Il y avait quelqu’un dans le berceau, quelqu’un qui
remuait bras et jambes, quelqu’un qui n’était pas une poupée. Helen n’avait
aucun moyen de savoir que ce quelqu’un était sa petite sœur. « Quelqu’un »
n’avait pas de prénom. Pour Helen, c’était « elle » la voleuse qui avait pris
son berceau et qui prenait souvent aussi sa place favorite sur les genoux de sa
mère.
Une fois de plus, « elle » était là. La main d’Helen avait senti le petit corps
chaud du bébé, bordé dans les couvertures moelleuses. En poussant des cris
rauques et discordants qui ressemblaient plus aux grognements d’un chien qu’à
une voix humaine, Helen arracha les couvertures et renversa le berceau pour
chasser l’intruse. Heureusement, sa mère rattrapa le bébé avant qu’il tombât par
terre. Le capitaine saisit Helen par les épaules et la secoua violemment :
— Voilà qui règle la question du génie, dit-il avec amertume. Helen est en tout
cas un génie malfaisant. Il faut l’envoyer dans une Institution spécialisée.
Mme Keller, encore bouleversée par l’incident, se remit à pleurer :
— Non… non… non ! supplia-t-elle. Nous ne pouvons pas l’abandonner… Ces maisons
sont destinées à recevoir des débiles mentaux, des arriérés. Helen n’apprendra
rien, on la laissera dans son coin toute seule, elle ne fera aucun progrès et
elle sera très malheureuse loin de nous.
Le capitaine Keller tenait toujours d’une main ferme Helen qui se débattait et
donnait des coups de pied. Il reprit plus doucement :
— Que pouvons-nous lui apprendre, nous ? Nous avons essayé de lui donner des
leçons… Comment ? Nous n’en savons rien. Nous ne pouvons plus la garder ici.
Elle est trop grande, trop forte, trop dangereuse pour sa petite sœur. Un jour
elle la tuera.
Pendant ce temps, dans la tête de la pauvre Helen, c’était une ronde de pensées
vertigineuses qui se bousculaient. « Pourquoi me font-ils cela, pourquoi,
pourquoi ? »
Helen ne connaissait pas les mots. Tous les gens qui l’entouraient étaient pour
elle des « ils ». Des « ils » qu’elle distinguait parfaitement : son père, sa
mère, sa tante, Martha Washington, la fille de la domestique noire, qui jouait
quelquefois avec elle.
« Ils » c’étaient des mains ; des mains qui la guidaient, qui la tiraient très
vite en arrière au moment où elle allait se cogner contre un meuble, qui la
relevaient quand elle était tombée, des mains qui lui donnaient à manger, qui
lui donnaient des jouets. Il y avait les mains de sa mère, très douces, les
mains de sa tante, un peu plus grandes, un peu moins adroites, celles de Martha,
très petites, souvent poisseuses, et les mains grandes et fortes, très dures, de
son père, qui en ce moment même la tenaient serrée et ne voulaient pas la
lâcher.
Avec ses mains à elle, Helen explorait le monde. Ses mains lui servaient d’yeux
et d’oreilles. La petite fille, privée du sens de l’ouïe et de la vue, avait
développé d’une façon extraordinaire son sens du toucher, ainsi que ceux de
l’odorat et du goût. Elle reconnaissait les « ils » de loin à leur parfum ; de
près, elle savait reconnaître leurs vêtements, « voir » s’il y avait quelque
chose de nouveau. Elle savait trouver les premières violettes dans l’herbe ;
elle connaissait la fourrure de Belle, son setter. Elle savait qu’il ne fallait
pas serrer trop fort la coquille lisse et chaude des œufs car il s’en
échapperait une matière visqueuse qu’elle ne pouvait retenir dans ses doigts.
Ses petites mains avides, curieuses, sans cesse en mouvement, étaient déjà
l’outil de sa pensée. Longuement, inlassablement, elle caressait le visage de sa
mère, elle suivait du doigt le contour du nez, de la bouche. Elle ne s’étonnait
pas de sentir quelquefois les joues de sa mère mouillées de larmes. Elle aussi,
lorsqu’elle était malheureuse, elle avait les joues mouillées. Mais elle
s’étonnait de sentir très souvent la bouche remuer. Elle essayait elle aussi de
faire bouger ses lèvres. Pourquoi, pourquoi les « ils » faisaient-ils cela ?
Était-ce un jeu ? Pourquoi n’y jouaient-ils pas avec elle ?
À mesure qu’elle grandissait, Helen souffrait de plus en plus de son isolement.
Les mains de sa mère qui lui caressaient les cheveux, ses lèvres qui
l’embrassaient, ses bras qui la câlinaient lui étaient toujours indispensables
mais ne lui suffisaient plus. Il lui venait des rages terribles parce qu’elle ne
savait pas se poser à elle-même les questions auxquelles elle aurait tant aimé
qu’on lui répondît.
« Je voudrais comprendre, je voudrais parler, voir, entendre », hurlait la
pauvre prisonnière à l’intérieur d’elle-même. Elle ne réussissait qu’à pousser
des sons inarticulés qu’elle n’entendait pas.
Au bout d’un certain temps, épuisée par sa révolte et son désespoir, Helen
s’endormait. C’est ce qui arriva encore cette fois-là. Son père et sa mère la
mirent au lit, puis retournèrent au salon.
— Il n’y a rien à faire, dit le père. Nous sommes complètement désarmés,
incapables de lui apprendre quoi que ce soit.
— Je sais, reconnut la mère. Nous sommes trop faibles avec elle. Elle n’en fait
qu’à sa tête.
— Comment pourrions-nous la punir ? reprit le père, nous ne pouvons pas lui
faire comprendre pourquoi on la punit.
La mère secoua la tête :
— Nous devrions écrire à Boston, à ce professeur dont nous a parlé le Dr Bell.
Quelques mois plus tôt, les parents d’Helen, qui habitaient dans l’Alabama à
Tuscumbia, avaient emmené la petite fille chez un célèbre médecin de Baltimore
spécialiste des yeux. Il n’avait rien pu faire pour elle, mais avait suggéré
qu’on la fît examiner par le Dr Alexander Graham Bell, à Washington.
— Peut-être le Dr Bell pourra-t-il faire quelque chose pour guérir la surdité
d’Helen, avait dit l’ophtalmologiste. Le Dr Bell est un remarquable savant.
C’est en essayant de mettre au point un appareil pour redonner une certaine
acuité auditive aux enfants sourds, qu’il a inventé le téléphone.
Les Keller étaient allés avec Helen chez le docteur Bell. Il avait examiné la
petite fille, puis l’avait gardée longtemps sur ses genoux. Il la regardait
jouer avec sa montre.
— Je ne peux rien faire pour elle, avait-il dit tristement. Mais essayez d’aller
voir à Boston le professeur Michael Anagnos, qui dirige une école pour les
enfants aveugles : « l’Institution Perkins ». Il y a, dans son école, une femme,
Laura Bridgman, qui est sourde-muette et aveugle somme votre enfant. Il paraît
que Michael Anagnos a trouvé le moyen de lui parler : en frappant avec ses
doigts dans la paume de la jeune femme, il lui épelle les mots. Ce qu’Anagnos a
pu faire pour Laura Bridgman, il pourra peut-être le faire aussi pour Helen.
Le capitaine Keller avait refusé de voir Anagnos. « Si lui non plus ne peut
rien, se disait-il, comment ma femme supportera-t-elle un nouvel échec ? » Ce
soir-là il lut cependant une telle supplication dans les yeux de la mère d’Helen
qu’il se décida brusquement :
— Très bien, nous allons essayer. Demain j’écrirai au Dr Anagnos.
L’ÉTRANGÈRE
Le 3 mars 1887 devait marquer une étape décisive dans la vie d’Helen Keller,
mais la petite fille n’en savait rien.
Six mois avaient passé depuis le jour où, dans un accès de jalousie furieuse,
elle avait poussé sa sœur hors de son berceau. Fidèle à la promesse qu’il avait
faite à sa femme, le capitaine Keller avait écrit au Dr Anagnos. Celui-ci avait
répondu que l’on pouvait certainement essayer avec Helen les méthodes qu’il
avait expérimentées et mises au point avec Laura Bridgman. Cette méthode devait
être enseignée par des spécialistes qu’il avait formés lui-même. C’est pourquoi,
ce 3 mars 1887, Miss Ann Sullivan qui avait juste vingt ans et qui venait de
terminer ses études, arrivait de Boston pour s’installer chez les Keller et
devenir l’institutrice d’Helen.
Helen ignorait tout de l’arrivée de Miss Sullivan. Comment aurait-on pu l’en
avertir ? Depuis quelques jours pourtant, elle était inquiète, nerveuse, agitée,
elle sentait très bien qu’il y avait dans l’air quelque chose d’inhabituel.
L’une des chambres du haut, dont la porte était toujours fermée, avait été
ouverte et aérée. L’odeur un peu froide et moisie avait fait place à la bonne
odeur du jardin. La mère de Martha Washington avait balayé la poussière – Helen
sentait très bien sous ses pieds les vibrations du plancher – et secoué le
chiffon qui faisait éternuer lorsqu’on s’en approchait de trop près. On avait
mis des draps propres au lit, des draps lisses, frais, avec leur pliure bien
nette. Sur le porte-serviette, il y avait du linge de toilette, des serviettes à
la fois douces et un peu grumeleuses qui sentaient bon.
Dans la cuisine aussi flottaient des odeurs délicieuses. La mère de Martha était
en train de faire un gros gâteau. Elle laissa Helen lécher la casserole où il
restait encore un peu de sucre glacé.
Toutes les bonnes odeurs, tous les parfums, toutes les petites gâteries ne
réussissaient qu’à rendre Helen de plus en plus inquiète et malheureuse. Tout ce
qu’elle ne comprenait pas, qui l’intriguait, lui donnait une envie forcenée de
poser des questions. Elle restait calme lorsqu’elle vivait dans la routine, que
rien ne venait la surprendre ou déranger ses habitudes, lorsqu’elle pouvait
reconnaître au toucher le tissu familier des robes de sa mère ; mais dès qu’elle
sentait « du nouveau », une foule de questions se pressaient dans sa tête et lui
donnaient une angoisse continuelle. Elle était alors nerveuse, maussade, et
désagréable.
Elle suivit sa mère sous le porche et s’agrippa solidement à son manteau.
Mme Keller était prête à partir pour aller chercher Ann Sullivan à la gare.
Helen n’en savait rien, mais elle avait touché le manteau et le chapeau de sa
mère. « Touché » c’est-à-dire « vu ». Elle savait parfaitement ce que cela
signifiait : sa mère allait partir et elle voulait aller avec elle.
Le père d’Helen arriva à son tour. Brusquement, Helen se raidit. Elle savait
qu’on était en train d’amener la voiture et les chevaux. Elle avait senti le
pavé vibrer imperceptiblement sous le martèlement encore lointain des sabots.
Elle se cramponna encore plus fort au manteau de sa mère, mais les grandes mains
de son père la tirèrent en arrière. Sanglotant, avec ses petits grognements
habituels, Helen se dégagea et partit en courant à la poursuite de la voiture.
Son père la rattrapa et lui donna des pastilles de menthe. Helen les fourra dans
sa bouche, mais cela ne suffit pas à la consoler. Lentement, elle revint vers la
maison et elle attendit. Son petit visage était sale et ruisselant de larmes,
ses cheveux eu broussailles. Sa mère qui ne voulait jamais la contrarier la
coiffait le plus rarement possible. Pourtant, Helen était jolie.
Au bout d’un temps qui lui parut très long et pendant lequel elle remâcha son
chagrin, agitant dans sa tête tout un monde de pensées confuses, Helen sentit de
nouveau le pavé vibrer légèrement. C’était la voiture qui revenait.
Quelqu’un s’approcha d’Helen, près, tout près. Helen se précipita en avant en
grognant… et se retrouva dans des bras inconnus. Le « quelqu’un » qui venait
d’arriver était de la taille de sa mère et portait une robe et un manteau. Elle
ne sentait pas bon comme sa mère. Il émanait d’elle une odeur qu’Helen
reconnaissait : celle du train qui l’avait emmenée à Baltimore pour voir le
médecin des yeux : une odeur de charbon.
— Miss Sullivan, vous êtes la bienvenue dans cette maison, disait M. Keller.
Nous sommes si heureux que vous veniez vous occuper de notre petite fille…
Helen ne l’entendait naturellement pas. Si elle avait su tous les mots, toutes
les phrases qui lui manquaient, elle aurait appelé la nouvelle venue :
« l’Étrangère ». Pendant un temps qui allait leur sembler très long à toutes les
deux, Ann n’allait être pour Helen que « l’Étrangère ».
La petite fille sentit à terre un sac de voyage contre sa jambe. Voilà qui était
intéressant : il y avait quelquefois des bonbons dans ces sacs-là. Très
adroitement, Helen commença à fouiller et à sortir les affaires de l’Étrangère.
Ann essaya de lui enlever le sac avec douceur. Helen se jeta sur elle avec une
telle force et une telle sauvagerie, qu’elles seraient tombées toutes les deux
si le capitaine Keller ne les avait pas retenues.
La curiosité d’Helen était encore plus vive que sa colère. Cette curiosité était
déjà le signe de sa très grande intelligence. Elle suivit donc l’Étrangère dans
sa chambre. L’Étrangère ouvrit son sac de voyage, tout en s’efforçant de
repousser les mains sales d’Helen, ces mains qui voulaient « voir ». Elle sortit
du sac une poupée et la mit dans les bras d’Helen. Aussitôt l’enfant commença à
palper la poupée, à découvrir son visage, ses bras, ses jambes, avec une
excitation et un plaisir manifestes. Enfin elle la câlina, comme le font toutes
les petites filles, en la berçant doucement contre sa joue.
L’Étrangère prit Helen par la main et la conduisit jusqu’à une table. Elle y
posa la main de l’enfant, paume en l’air. Lentement, elle remua ses doigts, dans
la petite main grande ouverte.
Elle répéta les mêmes mouvements à plusieurs reprises, tandis qu’Helen
attendait, intriguée par ce nouveau jeu. Puis elle prit les doigts de l’enfant
et lui fit faire les mêmes mouvements, recommençant plusieurs fois à épeler le
mot : « p-o-u-p-é-e, p-o-u-p-é-e, p-o-u-p-é-e ». Helen s’amusait beaucoup. Elle
essaya d’imiter Ann, sans grand succès pour commencer, puis tout à fait bien.
L’Étrangère enleva alors la poupée à Helen. Elle était prête à la lui rendre,
dès lors que l’enfant la lui réclamerait, c’est-à-dire lui épellerait avec les
doigts le mot « poupée ».
Mais Helen ne comprit pas. Elle ne faisait aucun rapprochement entre le jeu
amusant qui consistait à agiter les doigts dans la main de l’Étrangère et la
poupée qu’on venait de lui enlever. Elle ne savait pas « demander ». Elle savait
prendre et grogner ou se rouler par terre si on lui enlevait ce qu’elle aimait.
Elle se précipita avec sa sauvagerie coutumière sur l’Étrangère et chercha à
tâtons à retrouver la poupée. Comme elle ne pouvait décidément pas l’attraper,
elle courut vers la porte, les bras en avant, et s’enfuit.
L’Étrangère ne chercha pas à la retenir. Elle commença à ranger ses affaires.
Helen ne savait pas qu’elle venait de prendre sa première leçon, mais
l’Étrangère, elle, avait parfaitement vu que l’enfant était capable d’apprendre.
« Je sais que tu le peux et je ferai tout pour te sortir de ta nuit », se disait
Ann Sullivan.
UN COMBAT DÉCISIF
L’Étrangère l’avait tout de suite compris : la première chose à apprendre à
Helen, c’était l’obéissance. M. et Mme Keller n’avaient jamais osé gronder
vraiment l’enfant ; et même s’ils l’avaient voulu, ils auraient été bien
incapables de le faire, puisqu’ils n’avaient aucun moyen de lui « parler ». On a
vu que tout ce qu’avait imaginé son père, lorsqu’elle se mettait dans une de ses
terribles colères, c’était de lui donner des bonbons.
— À nous deux, ma jeune amie ! se dit l’Étrangère. Tu es têtue, je le suis
aussi.
La première bataille – elle fut mémorable – eut lieu au petit déjeuner, quelques
jours après l’arrivée d’Ann Sullivan.
Helen se tenait très mal. Elle ne savait pas se servir d’une cuiller et elle
refusait de rester assise à sa place. Elle courait autour de la table et chipait
des morceaux dans l’assiette de son père, de sa mère, ou des invités, s’il y en
avait. Son odorat, exceptionnellement développé, la guidait et elle prenait tout
ce qui sentait bon.
Quand elle était petite, tout le monde s’attendrissait sur cette petite fille si
jolie et si malheureuse. On la laissait faire et l’on jouait avec elle comme
avec un petit chien. Quand elle attrapait un morceau dans une assiette, les
invités se contentaient de lui caresser distraitement la tête.
Ce matin-là, Helen plongea brusquement dans l’assiette de l’Étrangère pour
prendre des œufs brouillés à pleine main. L’Étrangère repoussa la petite main
poisseuse. Quand Helen voulut recommencer, elle reçut une tape.
Helen, folle de colère, se roula par terre en hurlant.
Sous le regard horrifié de M. et de Mme Keller, l’Étrangère releva l’enfant, la
secoua par les épaules et l’assit sur sa chaise. Helen se tortillait, lançait
des coups de pied, mais l’Étrangère tenait bon.
— Ne vous inquiétez pas… mais je vous en supplie, laissez-moi faire, c’est une
simple colère, il ne faut pas céder, dit l’Étrangère qui avait remarqué une
expression de panique sur le visage des parents.
Enfin elle arriva à mettre une cuiller dans la main d’Helen. Tout en la
maintenant fermement, elle apprit à l’enfant à prendre un peu d’œufs brouillés.
Puis elle essaya de guider la cuiller jusqu’à la bouche d’Helen, mais Helen
repoussa sa main et jeta la cuiller à terre.
L’Étrangère fit descendre Helen de sa chaise, lui tint solidement la main,
l’amena jusqu’à la cuiller et la força à la ramasser. Puis elle la rassit de
force sur la chaise.
Helen se mit à pleurer. Elle ne comprenait pas pourquoi on la traitait si
durement. Elle ne pouvait pas comprendre que, pour la première fois, on la
traitait comme un être humain et non comme un petit animal pitoyable.
Le capitaine Keller lança sa serviette sur la table et se leva :
— Je ne veux pas voir cela, dit-il, et il quitta la pièce.
Sa femme le suivit.
L’Étrangère alla fermer la porte à clef derrière eux. Puis elle retourna à son
petit déjeuner et se força à manger calmement bien qu’elle n’en eût guère envie.
— Il fallait bien livrer bataille, se dit-elle. Autant que cela soit fait.
Helen se mit à la pincer. L’Étrangère lui donna une gifle.
Helen se laissa glisser de sa chaise et fit à tâtons le tour de la table. Il n’y
avait personne à la place de sa mère, personne à la place de son père. Intriguée
par cette situation si insolite, Helen retourna vers l’Étrangère. Elle n’essaya
plus d’attraper quelque chose dans l’assiette. Plaçant sa main sur la main
d’Ann, elle en suivit le mouvement, les allées et venues de la bouche à
l’assiette.
De nouveau, l’Étrangère mit la cuiller dans la main d’Helen et la guida vers la
bouche. Cette fois, Helen la laissa faire, et comme elle avait grand-faim
termina son petit déjeuner sans colère.
Dès qu’elle eut fini, Helen arracha la serviette qu’on lui avait nouée autour du
cou et la jeta à terre. Elle sauta de sa chaise et courut vers la porte.
Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne pouvait pas l’ouvrir, elle fut de nouveau
saisie d’une rage terrible et se mit à tambouriner la porte de ses deux poings
fermés. L’Étrangère se précipita sur elle, ne lui ouvrit pas, la ramena près de
la table et l’obligea à ramasser sa serviette. Elle voulut lui montrer comment
s’y prendre pour la plier, mais Helen lança encore une fois sa serviette et se
roula elle-même par terre en donnant ses habituels coups de pied dans tous les
sens.
L’Étrangère, au lieu de la relever, fit comme si Helen n’était pas là et termina
son petit déjeuner.
Helen ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas comment ses scènes, généralement
si efficaces, ne faisaient pas plus d’effet sur l’Étrangère. Elle essaya bien de
tirer la chaise et de faire tomber Ann, mais elle n’y arriva pas. Elle se mit à
pleurer de désespoir et de découragement. Pourquoi tout allait-il si mal ce
matin ? Les pensées informulées qui se pressaient dans sa tête auraient pu très
clairement se résumer ainsi : « Je vous hais ! »
Ann aussi était bouleversée. Cette première leçon n’était tout au plus qu’une
séance de dressage.
Avant de transformer Helen en être humain, elle allait être obligée d’en faire
d’abord « un animal civilisé », et on était loin du compte.
La matinée s’écoula lentement. Plusieurs fois, Helen courut vers la porte, la
trouva naturellement toujours fermée, et recommença son éternelle comédie, cris,
coups de pied, etc.
— J’attendrai que tu tombes d’épuisement, se dit l’Étrangère en soupirant.
Elle essaya pourtant, à plusieurs reprises, d’obliger Helen à ramasser sa
serviette. Mais il n’y avait rien à faire. Helen la repoussait toujours.
M. Keller, hors de lui, partit pour son bureau en criant : « J’ai bien envie de
renvoyer cette Yankee à Boston ! » La mère d’Helen s’enferma au premier étage,
dans la chambre la plus éloignée de la salle à manger, pour ne plus rien
entendre. La bonne commençait à se demander si elle pourrait entrer jamais
débarrasser le couvert du petit déjeuner…
Vaincue enfin par la fatigue, Helen resta allongée par terre, la tête cachée
dans ses bras repliés.
L’Étrangère se pencha doucement vers elle et lui caressa les cheveux. Une fois
encore, elle lui prit la main, la referma doucement sur la serviette, releva
l’enfant et la conduisit à table.
Sans se débattre, Helen laissa l’Étrangère la guider. Avec son aide, elle plia
sa serviette et la posa sur la table. Alors, enfin, l’Étrangère conduisit Helen
vers la porte et l’ouvrit toute grande.
Ce fut une petite fille très calme qui descendit pour jouer dans le jardin.
Ann monta l’escalier et rencontra Mme Keller sur le palier.
— Elle a mangé son petit déjeuner et plié sa serviette dit-elle, mais sa voix
n’avait aucun accent de triomphe après cette première victoire.
Lorsqu’elle fut dans sa chambre, Ann se jeta sur son lit et se mit à pleurer.
LE JEU DES MOTS
La bataille du petit déjeuner fut la première, et la plus violente, de celles
qui mirent aux prises Helen et l’Étrangère, mais elle fut tout de même suivie de
beaucoup d’autres.
Quand elle eut vécu une semaine chez les Keller, Ann comprit que si elle
n’éloignait pas Helen de ses parents, elle ne pourrait absolument rien en faire.
Lorsqu’elle punissait l’enfant pour l’habituer à la discipline, à l’obéissance
qui lui seraient indispensables pour « apprendre » ultérieurement quelque chose,
les parents intervenaient immédiatement. Le père, surtout, ne pouvait pas
supporter de voir sa fille pleurer. Lui, qui était le seul à avoir un semblant
d’autorité sur Helen, ne pouvait pas s’habituer à voir « l’Étrangère » prendre
sa place. Pour lui aussi Ann restait « l’Étrangère ». Il se méfiait d’elle et
prenait systématiquement le parti de l’enfant contre celui de l’institutrice.
II en était d’ailleurs très malheureux car il souhaitait en même temps, de
toutes ses forces, qu’Ann réussît à faire sortir Helen de son isolement.
Helen sentit immédiatement que ses parents lui donneraient toujours raison
contre l’Étrangère. Chaque fois que l’Étrangère voulait lui imposer sa volonté,
elle se précipitait vers eux, qui, en effet, cédaient toujours.
— Nous ne pouvons pas nous en empêcher ! avoua un jour Mme Keller à Ann. Nous
avons tellement pitié de notre pauvre petite.
— Helen n’a pas besoin de votre pitié, répliqua vertement Ann Sullivan. Votre
pitié ne lui a servi à rien et ne lui servira jamais à rien. Au contraire. Ce
qu’il lui faut c’est votre aide.
— Mais que pouvons-nous faire ? demanda Mme Keller en soupirant.
— Je sais très bien ce qu’il faut faire, répondit Ann. Il faut absolument que
vous obteniez l’assentiment du capitaine Keller. Si j’étais seule avec Helen
pendant quelque temps, j’arriverais peut-être à la faire obéir. Ici, elle peut
courir vers vous, chaque fois que j’exige quelque chose d’elle. Pour elle je
suis « l’Ennemie », car elle sent très bien que vous n’êtes jamais d’accord avec
moi. Si vous voulez que je l’aide, que je lui apprenne quelque chose, il faut
absolument qu’elle ait confiance en moi et que je ne sois pas
« celle-qui-punit-toujours ».
Mme Keller acquiesça.
— Nous avons une maison, à environ cinq cents mètres d’ici, dit-elle. Vous êtes
passée devant en allant vous promener. Elle n’est pas grande, mais on peut
l’aménager facilement. Vous pourriez y habiter pendant quelque temps avec Helen.
— C’est tout à fait ce qu’il nous faut ! répondit Ann, ravie.
Restait à convaincre M. Keller. D’abord l’idée ne lui plut guère :
— Helen va s’ennuyer horriblement, dit-il. La pauvre petite. Si on l’emmène loin
de nous, elle va sûrement tomber malade.
Pour faire plaisir à sa femme, il consentit tout de même à mettre le plan d’Ann
Sullivan à l’épreuve.
Le lendemain, Helen partit faire une promenade en voiture. C’était une de ses
distractions favorites et elle était ravie, mais elle ne rentra pas à la maison
et se retrouva dans un endroit inconnu, seule avec l’Étrangère.
Au début, Helen ne s’étonna pas outre mesure. « Ils vont venir me chercher,
pensait-elle, comme ils l’ont toujours fait jusqu’ici. »
Lorsque arriva l’heure de se coucher, cet espoir s’évanouit » Helen était
habituée à dormir seule dans son petit lit. C’était déjà très pénible d’être
obligée de monter dans ce grand lit froid qu’elle ne connaissait pas. On a vu
que tout ce qui était « changement » intriguait Helen, l’amusait parfois, mais
la mettait toujours dans un grand état d’agitation, de nervosité.
Quand l’Étrangère vint la rejoindre au lit, c’en fut trop ; Helen se révolta.
— Non, non ! criait-elle farouchement en elle-même. Va-t’en, je te hais, je te
hais ! Va-t’en !
Elle sauta à bas du lit et il fallut près de deux heures à l’Étrangère pour l’y
ramener. Finalement, épuisée, Helen s’endormit, à l’extrême bord du lit, le plus
loin possible de l’Étrangère.
— On aurait peut-être dû lui apporter son propre lit… Mais non, il faut que le
dépaysement soit le plus complet possible !… Pour que je puisse enfin
l’apprivoiser, se disait Ann.
Les jours suivants, Helen fut tellement occupée, qu’elle commença à oublier un
peu sa haine envers l’Étrangère. Il y avait trop de choses intéressantes à
faire. Elle n’avait plus le temps de se rouler par terre, de donner des coups de
pied, même plus le temps de se méfier d’Ann, ni de la détester.
Pour commencer, l’Étrangère lui donna des perles et du fil. Les perles étaient
de tailles et de formes différentes. Il y en avait en bois, d’autres en verre.
Les petits doigts agiles et sensibles d’Helen apprirent très vite à enfiler les
perles, à les trier, à les ranger en petits tas bien séparés. L’Étrangère lui
fit composer un collier assez compliqué : deux perles dans un tas, trois dans un
autre, etc. Helen y parvint avec une étonnante facilité.
— C’est amusant… avait-elle l’air de penser et, pour la première fois depuis
qu’elles étaient toutes les deux seules, l’Étrangère la vit sourire.
Le jeu suivant était plus difficile encore. L’Étrangère donna à Helen une pelote
de laine et un crochet. En lui tenant les mains, elle lui apprit à faire une
boucle, à passer le crochet dedans, à le ressortir et à recommencer pour faire
une chaînette.
Helen était fascinée, mais elle se trompait sans cesse. Oubliant complètement
qu’elle détestait l’Étrangère, l’Ennemie, elle grimpait sans cesse sur ses
genoux, lui tendait son ouvrage, lui prenait les mains pour que l’Ennemie lui
montrât ce qui n’allait pas.
— Je peux faire cela ! se disait-elle. J’y arriverai…
Elle continua toute la journée, jusqu’à ce qu’elle eût fait une chaînette qui
avait presque la longueur de la pièce. Elle sourit de plaisir quand l’Étrangère
la récompensa avec un gros morceau de gâteau. Elle ne s’écarta pas quand elle
sentit la main d’Ann se poser sur son épaule.
Le jeu le plus passionnant c’était tout de même encore « le jeu des mains ».
Helen ignorait naturellement que l’Étrangère lui enseignait ainsi l’Alphabet.
L’Alphabet Manuel que l’on voit ici est un langage par signes. Il a été inventé,
au XVIIIe siècle, par un Français, l’abbé de l’Épée, pour que les sourds-muets
puissent parler avec leurs mains.

En le regardant attentivement, on remarquera que chaque position des doigts
représente une lettre différente.
Apprendre à « parler » avec l’Alphabet Manuel, ce n’est pas tellement difficile
lorsqu’on voit : il suffit d’observer le modèle et de s’exercer à le reproduire
avec les doigts.
Helen, qui était non seulement sourde-muette mais aussi aveugle, ne pouvait
utiliser, pour apprendre, que le sens du toucher. Il fallait donc lui frapper
dans les mains pour lui apprendre un alphabet qui tenait à la fois de l’Alphabet
Manuel et de celui de Morse. Elle pouvait ensuite, avec ses propres doigts
reproduire les différentes positions apprises et « parler ».
La tâche aurait été longue et désespérée si Helen n’avait pas eu l’esprit aussi
vif. Loin d’être une débile mentale, comme le craignait son père, elle était
d’une intelligence exceptionnelle. Elle avait une mémoire extraordinaire. En
quelques jours, elle apprit à reproduire presque toutes les lettres de
l’Alphabet que lui enseignait Ann. Elle ne les apprenait pas séparément et dans
l’ordre : A, b, c, d, etc., mais globalement, sous forme de mots.
Chaque jour, elle apprenait des mots nouveaux : P-a-i-n, e-a-u, t-a-s-s-e,
H-e-l-e-n, p-a-p-a, m-a-m-a-n, b-é-b-é.
Pour le moment, ces mots n’avaient aucun sens pour elle. « Le jeu des mots »
n’était qu’un jeu. Helen était fière d’agiter ses doigts très vite, comme le lui
montrait l’Étrangère, en faisant toutes sortes de mouvements variés. Cette
dépense d’énergie était déjà pour elle, mais d’une façon confuse, une manière de
s’exprimer.
L’Étrangère qui, chaque jour, recommençait les mêmes exercices, la regardait et
se disait :
— Un jour, ces mots ouvriront les portes de ta prison, petite Helen… Je ne sais
pas quand, mais nous y arriverons, il le faut !
Tous les matins, en allant à son bureau, M. Keller s’arrêtait devant la fenêtre
de sa fille pour la regarder. Helen qui ne le voyait pas ni ne l’entendait, ne
savait pas bien entendu qu’il était là.
— Comme elle est calme ! se disait-il souvent en la voyant jouer avec ses perles
ou avec son crochet. Ce n’est plus la même enfant et c’est déjà un miracle…
Un matin, il amena Belle, le chien d’Helen, dans la petite maison. Helen
reconnut la fourrure soyeuse de son amie, avec ravissement. Elle la caressa,
l’embrassa puis elle s’assit par terre, prit une des pattes de Belle et commença
à lui remuer les griffes dans tous les sens.
— Que fait-elle donc ? demanda le père, en regardant par la fenêtre. L’Étrangère
qui voyait les doigts d’Helen sourit et répondit :
— Regardez, c’est extraordinaire : elle apprend au chien à épeler. Elle essaie
de lui faire épeler : « p-o-u-p-é-e ».
Le capitaine Keller hocha la tête d’un air de doute :
— À quoi bon ? dit-il. Elle ne connaît pas le sens du mot. C’est un simple jeu
pour elle…
L’Étrangère eut un regard suppliant et répondit doucement :
— Elle en apprendra le sens un jour. Donnez-lui un peu plus de temps, juste un
tout petit peu de temps…
E-A-U
La journée avait mal commencé. C’était le 5 avril, un mois et deux jours
exactement après l’arrivée d’Ann Sullivan chez les Keller.
Sur les instances du capitaine Keller, qui voulait absolument avoir sa fille
auprès de lui, Ann et Helen avaient quitté la petite maison. Ann avait accepté
de bon cœur, car elle avait pris assez d’autorité sur l’enfant pour s’en faire
obéir facilement. Helen ne courait plus jamais chercher aide et protection dans
les jupes de sa mère lorsque Ann lui interdisait quelque chose ou exigeait
d’elle une tenue parfaite à table. Les parents d’Helen, émerveillés par les
résultats qu’avait déjà obtenus Ann, ne juraient plus que par elle et se
gardaient bien d’avoir une opinion autre que la sienne.
Ann les avait persuadés d’apprendre l’alphabet manuel. Mme Keller s’y était mise
très vite, mais le capitaine ne faisait pas de gros efforts.
— À quoi bon ? répétait-il, tristement.
— Vous en aurez besoin, lui répondait l’Étrangère… Tôt ou tard, et peut-être
plus tôt que vous ne le pensez… Helen connaîtra le sens des mots, elle
parviendra à faire le lien entre le mot et la chose et alors vous pourrez lui
parler, est-ce que vous comprenez cela ? Vous pourrez communiquer avec elle,
l’interroger et elle vous répondra !
Le capitaine Keller hochait la tête d’un air de doute. Il ne voulait pas se
leurrer d’un espoir qui lui paraissait absolument fou. Il trouvait déjà bien
beau que sa petite Helen fût devenue sage et tranquille.
Helen était beaucoup plus calme qu’auparavant. Tout le monde le remarquait. Elle
ne se mettait plus en colère ou très rarement, et cela ne durait pas. Elle avait
trop de choses amusantes à faire pour perdre son temps à se rouler par terre et,
comme elle était constamment occupée, comme son attention était sollicitée sans
cesse par les jeux, par les petits travaux que lui préparait Ann, elle n’avait
plus ses crises d’angoisse qui la rendaient comme furieuse.
Ce matin-là, cependant, elle se sentait bizarre, irritée et de très mauvaise
humeur. Soudain, rien ne l’amusait plus ; le jeu des mots, les doigts qui
bougent, tout cela l’agaçait énormément.
— Je connais tout cela, se disait-elle, pourquoi est-ce qu’on joue toujours à la
même chose ?
Toute la matinée, l’Étrangère avait épelé deux mots dans la main d’Helen : e-a-u
et t-a-s-s-e. Elle épelait t-a-s-s-e, puis mettait une tasse dans la main
d’Helen. Ensuite elle versait de l’eau dans la tasse, y trempait le doigt de
l’enfant, et attendait, en espérant qu’Helen réagirait en épelant e-a-u.
Helen, qui ne comprenait pas du tout ce que lui voulait Ann, se contentait de
reproduire fidèlement les gestes de l’Étrangère et écrivait inlassablement avec
ses doigts : « tasse ». Elle sentait très bien que ce n’était pas du tout ce
qu’Ann attendait d’elle.
— Mais qu’est-ce que tu veux donc ? se demandait-elle anxieusement en son for
intérieur… Tu vois bien que je ne comprends pas… si je le savais, je le ferais…
L’enfant commençait à s’énerver.
— Inutile de continuer aujourd’hui, se dit Ann, en voyant Helen prête à casser
la tasse. Reposons-nous un peu. Tiens…
Elle tendit à Helen la fameuse poupée qu’elle lui avait donnée le jour de son
arrivée. Cette poupée, c’était les petits aveugles de l’Institution Perkins qui
avaient voulu l’offrir à Helen. Tous ces enfants aimaient beaucoup Ann. Ils
étaient un peu tristes qu’elle dût les quitter. Mais Ann leur avait expliqué
qu’elle allait s’occuper d’une petite fille qui avait encore plus besoin d’elle
qu’eux tous. Les enfants, émus, avaient décidé d’offrir la poupée, et Laura
Bridgman, la jeune femme sourde-muette et aveugle comme Helen, avait tenu à
l’habiller. Évidemment, Helen n’était guère au courant de tout cela. Mais elle
aimait beaucoup sa poupée neuve, avec laquelle elle jouait très souvent, en
l’asseyant à côté de la vieille poupée de chiffons, ou en la couchant dans un
petit lit qu’on lui avait donné pour la consoler d’avoir dû céder le berceau à
sa petite sœur.
Helen, qui était décidément très intelligente, avait senti sous ses doigts les
yeux de la poupée neuve. Comme sa vieille poupée (qui n’était, à vrai dire,
qu’un sac de chiffons assez informe) n’avait plus d’yeux, Helen avait apporté
deux perles à Ann et lui avait fait comprendre qu’il fallait les coudre sur le
visage de la vieille poupée pour lui faire des yeux.
Voyant la petite fille de nouveau calme et heureuse au milieu de ses jouets, Ann
essaya une nouvelle fois de lui présenter la tasse vide, en épelant avec ses
doigts : t-a-s-s-e, puis elle y versa l’eau : e-a-u. Furieuse d’être dérangée,
exaspérée de ne pas comprendre le nouveau jeu auquel Ann s’obstinait à vouloir
la faire jouer, Helen attrapa sa poupée neuve et la jeta par terre. La tête se
fracassa en une demi-douzaine de morceaux.
Quand elle sentit sous ses doigts les morceaux coupants, qu’Ann s’empressa de
lui retirer pour les jeter dans la corbeille à papier, Helen resta immobile.
Elle ne se roula pas par terre. Elle se pelotonna dans un fauteuil sans pleurer,
sans grogner, mais toute son attitude signifiait clairement : puisque je ne suis
bonne à rien, laissez-moi tranquille.
Pour lui changer les idées, Ann connaissait, heureusement, un excellent moyen :
elle lui apporta son grand chapeau de paille. Helen bondit sur ses pieds ; le
chapeau, cela voulait dire le jardin, le soleil, la promenade ; c’était
excellent !
Ce qu’Helen ne savait pas, c’est que la leçon n’était pas finie. L’Étrangère
avait une idée : elle emporta la tasse et se dirigea avec l’enfant vers le
puits, au fond du jardin.
Helen aimait beaucoup le jardin. Elle aimait l’odeur du chèvrefeuille et celle
des roses grimpantes qui montaient le long de la maison. Elle aimait toucher les
feuilles épaisses et légèrement piquantes des bordures de buis. Elle sentait sur
ses bras, sur ses mains, la chaleur du soleil et elle percevait très bien les
vibrations de l’air bourdonnant d’abeilles, ou le rapide passage des
oiseaux-mouches qui volaient autour d’elle, nullement effarouchés et ravissants.
Au bord du puits, le jardinier était précisément en train de tirer de l’eau. Ann
conduisit Helen auprès de lui, et remit encore une fois la fameuse tasse dans
les mains de l’enfant, puis elle fit couler un peu de l’eau du seau dedans.
Le premier réflexe d’Helen, furieuse, fut de jeter la tasse. Mais elle aimait la
sensation de fraîcheur qui régnait au bord du puits, et elle aimait le froid de
l’eau. Elle s’amusait souvent à faire couler de l’eau sur sa main. Ann prit
alors cette main et y épela le mot : e-a-u, lentement d’abord, puis de plus en
plus vite.
Brusquement, Helen laissa tomber la tasse. Elle demeura absolument immobile,
rigide, respirant à peine. Elle SAVAIT. Elle avait compris, elle avait enfin
compris ! Une sorte de révélation confuse, puis très claire, lui était venue
soudain, une pensée nouvelle s’était mise à tourner dans sa tête :
— E-a-u ! e-a-u ! cette chose merveilleusement fraîche, cette chose amie,
c’était e-a-u ?
Helen saisit avidement la main de l’Étrangère. En tremblant, ses petits doigts
épelèrent : e-a-u. Elle avait à peine terminé, qu’elle sentit l’Étrangère lui
tapoter l’épaule en signe d’approbation. Elle avait raison, c’était cela !
Pour la première fois de sa vie, Helen Keller venait de « parler » à quelqu’un.
Toute sa vie, elle devait garder le souvenir de cet instant magique où le
mystère du langage lui avait été révélé.
Les yeux de l’Étrangère se remplirent de larmes et elle s’écria :
— Helen, tu as compris ! tu as compris !
Helen ne pouvait pas l’entendre. Mais elle comprenait qu’elle venait de faire
une découverte extraordinaire. Si ce qu’elle avait épelé à l’instant, voulait
dire « eau », que voulaient dire tous les autres jeux auxquels elle avait joué
souvent avec l’Étrangère ?
Elle se baissa vivement, ramassa une poignée de terre et la tendit à Ann.
Immédiatement Ann répondit à cette « question ». Helen n’aurait pas pu, en
effet, lui demander plus clairement : « Dis-moi comment ça s’appelle ».
« T-e-r-r-e » épela Ann, en remuant ses doigts dans la main de la petite fille.
Ann épela le mot plusieurs fois. Helen ne perdait pas un seul de ses gestes.
Elle l’imita et épela à son tour : « t-e-r-r-e ». C’était enregistré, gravé dans
sa mémoire. Elle ne l’oublierait plus.
Il lui fallait savoir, tout savoir ! Pas une minute à perdre ! Vite ! Dans un
état d’excitation et de jubilation extraordinaires, la petite fille se mit à
courir, ici, là, en touchant tout ce qu’elle pouvait atteindre. Et les mains de
l’Étrangère ne cessaient plus de lui parler : b-r-a-n-c-h-e, p-u-i-t-s,
v-i-g-n-e. Tout en courant, Helen se jeta, tête baissée, dans les jambes de la
nurse qui arrivait dans le jardin portant, dans ses bras, la petite sœur
d’Helen. Cette petite sœur, Helen l’avait détestée, elle la détestait de moins
en moins, depuis qu’Ann était arrivée et avait commencé à la « civiliser ». Mais
Mildred n’avait pas de nom pour Helen. C’était « elle », la chose, l’ennemie…
Vite, Helen toucha sa petite sœur, puis courut vers Ann. « Qu’est-ce que c’est,
réponds, réponds-moi vite ! » B-é-b-é… Elle reconnaissait le mot. Ann le lui
avait épelé souvent. Maintenant, cela avait un sens ; elle, la chose, c’était
« bébé ». Tout prenait un sens, tout voulait dire quelque chose !
Brusquement, Helen s’arrêta et parut réfléchir profondément. Puis elle tendit la
main vers l’Étrangère.
— Qui es-tu, toi ? semblait dire cette main.
Ann comprit fort bien la « question » que lui posait anxieusement son élève et
elle épela :
— M-a-î-t-r-e-s-s-e.
Lentement, lentement, de plus en plus vite, Helen épela à son tour : maîtresse.
C’en était fini de « l’Étrangère », finie l’hostilité, finie toute la méfiance
qu’Helen avait pu éprouver pour Ann, méfiance qui avait déjà bien disparu, mais
dont il restait un petit quelque chose dans le cœur de l’enfant. Helen avait
compris en un éclair que d’Ann lui viendrait toute connaissance, que grâce à
elle les portes de la prison s’étaient ouvertes toutes grandes.
MAÎTRESSE ! C’était le mot-clé, le mot qui ouvrait tout. C’était en tout cas le
mot le plus beau qu’Ann Sullivan eût jamais « entendu ».
TOUT A UN NOM !
Ce soir-là, quand il rentra de son bureau, le Capitaine Keller fut accueilli à
la porte par sa femme et sa fille aînée. Il n’y avait là rien que de très normal
et ce soir-là, comme tous les soirs précédents, le capitaine prit Helen dans ses
bras pour lui donner un baiser. C’est alors que se produisit un événement
extraordinaire :
Helen glissa des bras de son père (alors que, d’habitude, elle restait longtemps
à se faire câliner), elle courut vers l’Étrangère et lui saisit impatiemment la
main. L’Étrangère, qui avait fort bien compris ce que voulait la petite fille,
lui épela patiemment un mot dans la main.
Un sourire éclaira le visage d’Helen. Elle savait, elle connaissait, elle avait
répété cent fois ce mot ! Elle saurait parfaitement le refaire. Tout de suite,
elle se précipita vers son père et agita ses doigts.
— Qu’est-ce donc ? demanda le père. Qu’est-ce qu’elle essaie d’épeler ?
D’une voix tremblante d’émotion, Mme Keller s’écria :
— Mais c’est « Papa ! » Arthur, elle te dit « papa » avec ses doigts !
Dans leur joie et leur excitation, Mme Keller et Ann Sullivan parlaient en même
temps : elles racontaient ce qui s’était passé au bord du puits. Elles
s’extasiaient sur les progrès de la petite fille qui, en un après-midi, n’avait
cessé de se faire « nommer » tous les objets qu’elle rencontrait, toutes les
personnes qu’elle connaissait et qui était parfaitement capable de « parler » à
son tour en agitant ses petites mains.
Le Capitaine Keller prit la main d’Ann Sullivan dans la sienne et il commença
une phrase : « Je vous remercie… » Mais il ne put aller plus loin. Le soir même,
il commença à étudier l’alphabet manuel et, cette fois, il n’était plus question
« d’à quoi bon ». Il voulait rattraper le temps perdu, afin d’être à même de
« parler », lui aussi, à sa fille.
Pour Helen, c’était la découverte la plus passionnante de sa vie. Tout avait un
nom ! Elle voulait apprendre tous les noms à la fois. À la fin de la journée,
épuisée, la tête en feu, mais folle de joie, elle connaissait déjà trente mots.
Avec une patience inlassable, Ann Sullivan lui avait épelé, répété chaque mot
une fois, deux fois, dix fois et, avec un acharnement véritablement
extraordinaire, la petite fille avait repris le même mot une fois, deux fois,
dix fois.
Lorsque Helen monta dans sa chambre pour se coucher, elle retrouva la poupée
cassée. Le jour de la poupée cassée, qui avait si mal commencé, était tout de
même un grand jour ! Pour la première fois de sa vie, Helen eut un confus
sentiment de remords, mais la joie était la plus forte. Lorsque Ann Sullivan se
pencha pour l’embrasser et lui souhaiter une bonne nuit, Helen lui mit les bras
autour du cou et la serra fort. Elle l’embrassa, ce qu’elle n’avait encore
jamais fait et elle laissa Ann Sullivan l’embrasser. Cette fois, le pacte était
conclu : amies pour toujours.
Tandis qu’Helen, ravie, se tournait et se retournait dans son lit, trop excitée
pour s’endormir, Ann Sullivan, de son côté, se posait anxieusement mille
questions :
— Que dois-je faire maintenant ? Lui nommer toutes les choses ? Mais après, que
faire ? Je n’ai pas assez appris moi-même… je ne saurai jamais… je ne sais rien…
Comment faire pour être à la hauteur… ? La petite est d’une intelligence
exceptionnelle… Il faut absolument alimenter cette intelligence. Sa vie de
prisonnière, qui faisait pitié à tout le monde, peut se transformer en une vie
passionnante…
Ann Sullivan songeait aussi à sa propre enfance. Elle n’avait pas été beaucoup
plus prometteuse que ne l’était celle d’Helen. Par certains côtés, elle avait
même été encore plus atroce.
Helen avait des parents qui l’aimaient et qui étaient prêts à tous les
sacrifices pour elle. Sans se décourager, ils l’avaient conduite chez tous les
médecins qu’on leur avait indiqués. Ils avaient eu raison puisque, après bien
des déceptions, ils avaient tout de même rencontré Ann Sullivan.
Ann, elle, avait perdu sa mère à l’âge de huit ans. Deux ans plus tard, son père
l’abandonnait, ainsi que son petit frère Jimmie. Jimmie était malade : une
luxation congénitale de la hanche, mal soignée, l’avait laissé infirme. Ann
avait une vue très faible et tout le monde pensait qu’elle serait bientôt
complètement aveugle. Personne ne voulait se charger des deux enfants. On les
plaça donc dans un hospice, à Tewksbury, dans le Massachusetts.
Cet hospice n’était nullement destiné à recevoir des enfants. Les autres
pensionnaires étaient des vieillards nécessiteux, qui n’avaient plus la force de
travailler et qui n’avaient rien pour vivre. La plupart de ces vieillards
étaient malades ou gâteux.
Jimmie était mort à l’hospice. Ann y resta quatre ans. Comme elle était devenue
presque totalement aveugle, une des infirmières de l’hospice eut la bonne idée
de la confier à l’école pour enfants aveugles de Boston, dirigée par M. Anagnos.
Jusque-là, Ann avait été complètement abandonnée à elle-même. Elle ne savait ni
lire ni écrire. Malgré ses quatorze ans, elle se retrouva avec des enfants de
six ans qui se moquaient d’elle en disant qu’elle devait être bien bête pour ne
pas avoir été capable d’apprendre quoi que ce soit jusqu’ici.
Ann était loin d’être bête. Elle était même d’une intelligence supérieure.
Lorsqu’elle eut quinze ans, un ophtalmologiste réussit à lui rendre la vue grâce
à une opération. Désormais, elle pouvait apprendre à lire et à écrire comme tous
les enfants. Il lui était simplement recommandé de ne pas trop fatiguer ses
yeux. Avec une belle énergie, Ann rattrapa le temps perdu et devint une bonne
élève.
Lorsque le capitaine Keller écrivit à M. Anagnos pour lui demander conseil,
celui-ci pensa tout de suite à Ann. La jeune fille avait été aveugle elle-même,
elle comprendrait mieux que quiconque les problèmes qui pouvaient se poser à
l’enfant. Elle savait lire les lettres en relief, comme les aveugles, elle
savait se servir de l’Alphabet Manuel Enfin, elle aimait les enfants. Ann, qui
avait été abandonnée par son père, qui avait perdu sa mère et, plus tard, son
jeune frère, n’avait plus de famille. Elle s’occupait des petits enfants de
l’institution Perkins avec une patience exemplaire. M. Anagnos savait, par
expérience, que la patience est la première qualité d’un bon pédagogue. Ann
était capable de recommencer inlassablement une explication et, comme elle était
très bonne et très gaie, les enfants l’aimaient et faisaient des progrès avec
elle.
Lorsque M. Anagnos proposa à Ann de partir chez les Keller, la jeune fille
accepta tout de suite. Elle était un peu effrayée à l’idée de ne pas être à la
hauteur de sa tâche. D’août 1886 à février 1887, avant son arrivée à Tuscumbia
elle consacra tout son temps à préparer sa « mission ». Elle se pénétra des
leçons du Dr Howe, ce médecin qui avait réussi à faire « parler » Laura Bridgman
sourde, muette et aveugle comme Helen. Le docteur Howe était directeur de
l’Institution Perkins en 1837, quand il avait recueilli Laura Bridgman. Le Dr
Anagnos devait lut succéder quelque temps après et continuer à mettre en
pratique ses méthodes.
Ann Sullivan, allongée sur son lit, ne pouvait pas s’endormir : elle était trop
heureuse, trop excitée par les premiers résultats qu’elle avait obtenus avec
Helen. Helen n’aurait pas l’enfance lamentable que tout le monde lui prédisait,
elle n’aurait pas l’enfance triste et démunie qu’Ann avait connue elle-même.
— Je vous en prie, ne permettez plus à personne de l’appeler « pauvre petite »,
demanda Ann, dès le lendemain, aux parents d’Helen.
— Helen n’est pas une « pauvre petite ». C’est une enfant robuste et bien
portante, d’une intelligence remarquable. Elle est cent fois plus intelligente
que la plupart des enfants qui voient et qui entendent. Il ne faut surtout pas
l’habituer à s’apitoyer sur elle-même. Elle n’est pas à plaindre, car elle ne
s’ennuiera plus jamais dans la vie. Ne la décourageons pas, ne l’entourons pas
d’interdits : « Tu ne peux pas faire cela, ce n’est pas possible, hélas, tu n’en
es pas capable, etc., etc. ». Je suis persuadée qu’Helen nous réserve bien des
surprises !
Ann Sullivan voulait absolument qu’Helen puisse jouer, courir, sauter, comme les
autres enfants de son âge. Elle choisissait un espace bien dégagé où l’enfant ne
pouvait pas se cogner et elle la faisait courir à en perdre haleine, comme un
vrai garçon manqué.
— Ne vous inquiétez pas, disait-elle pour rassurer la mère d’Helen. Même si
Helen attrape quelques bosses, cela n’a aucune importance. L’important, c’est
qu’elle apprenne à se débrouiller, qu’elle n’ait plus peur, qu’elle n’avance pas
dans la vie en tâtonnant et en se méfiant. Elle est très adroite et, avec son
sens du toucher extraordinairement développé, elle apprendra à « sentir » les
obstacles à distance et à se diriger avec aisance.
Ann avait remarqué qu’Helen ne riait jamais. Elle en parla à Mme Keller. Depuis
qu’elle avait obtenu des résultats inespérés avec Helen, Ann avait plus
d’assurance et elle n’hésitait pas à poser des questions qui faisaient parfois
de la peine aux Keller, mais qui l’aidaient à mieux connaître l’enfant.
— Helen n’a jamais ri depuis qu’elle a été malade, dit Mme Keller, tristement.
Je crois bien qu’elle ne sait pas comment on fait…
Un après-midi, Ann et Helen couraient dans le jardin. Elles jouaient à « chat ».
Ann attrapa Helen, qui se tortillait dans tous les sens, et la chatouilla.
Assis sur les marches de l’escalier du jardin, les Keller entendirent alors
quelque chose qui leur sembla vraiment merveilleux :
— C’est Helen, s’écria Mme Keller. Elle rit, elle rit !
LA JOIE D’APPRENDRE
Helen apprenait tous les jours des mots nouveaux. Elle enregistrait très vite et
les doigts d’Ann ne cessaient de courir dans sa main, pour épeler, épeler sans
cesse. Le moment était venu de franchir un nouveau cap. Helen ne savait pas
encore faire de phrases. Il fallait « s’y mettre ».
Ann Sullivan en parla à Mme Keller :
— Comment avons-nous appris à parler quand nous étions petits ? demanda-t-elle.
En écoutant parler les autres, évidemment. Helen apprendra de la même manière,
« écoutant » nos doigts dans sa main.
Mme Keller acquiesça. Elle acquiesçait toujours à ce que disait Ann.
— Mais ne pensez-vous pas que ce sera bien long ? demanda-t-elle timidement.
— Ce sera peut-être plus rapide que vous ne le pensez, répondit Ann. Helen a un
esprit très vif. Au début, elle ne comprendra pas les nouveaux mots que nous
écrirons dans sa main, mais elle comprendra ceux qu’elle connaît, ils l’aideront
à faire le lien et je crois qu’elle sentira d’elle-même, étant donné sa maturité
intellectuelle, le besoin de « faire des phrases ». Nous allons commencer dès ce
matin.
Jusque-là Helen ne connaissait que des noms, les noms des choses, des personnes,
le nom de ses animaux, chien et chat. Avant de pouvoir faire des phrases, elle
devrait apprendre à utiliser les verbes : « être », « courir », « marcher »,
« aller », « venir », etc. Et des prépositions : « dans », « sur », « à »,
« de ».
Son institutrice lui donna des cartes qui portaient, imprimés en relief, des
mots qu’elle connaissait : b-o-î-t-e, t-a-b-l-e, H-e-l-e-n, a-r-m-o-i-r-e.
Helen passait les doigts sur les cartes. Chaque fois qu’elle avait touché un
mot, Ann le lui épelait dans la main. La petite fille comprit très vite. Les
bosses qu’elle sentait sous son doigt signifiaient la même chose que les
mouvements des doigts de sa maîtresse dans sa main. Chaque série de bosses avait
une signification différente.
Après avoir appris à « parler », Helen était en train d’apprendre à « lire ».
La petite fille était très contente. Le nouveau jeu l’amusait beaucoup. Elle
prenait sans cesse Ann par la main et cela voulait dire « jouons encore ».
Ann lui donna alors des cartes qui portaient des bosses incompréhensibles :
« E-S-T » et « S-U-R ». Elle n’essaya pas de les lui expliquer, mais inventa un
nouveau jeu, passionnant.
Elle plaça une boîte sur la table. Puis elle posa la carte avec le mot BOÎTE sur
la boîte et celle avec le mot TABLE sur la table. Entre les deux cartes, elle
mit celles qui portaient les mots EST et SUR.
Helen passa le doigt sur toutes ces cartes. Elle fut intriguée quand elle sentit
les mots EST et SUR et ravie quand elle reconnut BOÎTE et TABLE.
Le jeu des « mots inconnus » était encore plus amusant que tous les autres.
Comme Ann le pressentait, Helen comprit très vite la construction des phrases.
Elle en avait besoin. Son esprit, parfaitement et même exceptionnellement
éveillé pour son âge, ne pouvait se satisfaire de mots énoncés sans lien les uns
avec les autres. La syntaxe lui apparaissait comme « allant de soi ».
— Elle a un tel désir d’apprendre ! disait Ann à Mme Keller. Venez voir ce
qu’elle a fait !
Ann conduisit Mme Keller dans la chambre d’Helen : la petite fille avait ouvert
son placard et était entrée dedans en laissant la porte grande ouverte. Sur sa
robe elle avait épinglé la carte : HELEN. À terre, à côté d’elle, elle avait
étalé les cartes : EST, DANS et PLACARD !
— Elle a fait ça toute seule, dit Ann Sullivan fièrement. C’est sa première
phrase !
Avant la fin d’avril, Helen construisait des phrases qui n’étaient pas toujours
parfaites, mais qui toutes « voulaient dire quelque chose ». Elle les corrigeait
avec l’aide d’Ann.
Tout en apprenant à construire des phrases avec les cartes, Helen continuait à
apprendre à lire, Ann utilisait la même méthode que celle dont elle s’était
servie pour l’Alphabet Manuel : Helen apprenait à reconnaître les mots
globalement.
Ann Sullivan fit venir de Boston de petits livres imprimés en relief. Ils
contenaient des histoires très courtes et très simples pour débutants. Les
doigts d’Helen couraient sur les pages, reconnaissant au passage des mots
familiers, des mots amis qui l’aidaient à comprendre le sens général de
l’histoire et qui lui permettaient de se familiariser avec la syntaxe. Peu à
peu, elle apprenait ainsi de nouveaux mots, des expressions, des tournures de
phrases.
Jamais Helen n’avait l’impression de « travailler ». Les leçons, c’était des
jeux très amusants ; il n’y avait pas d’heures de travail, mais des découvertes
continuelles. Ann Sullivan, peut-être parce qu’elle avait été aveugle elle-même
et qu’elle s’était occupée d’enfants aveugles, avait une étonnante faculté de
description. Elle savait raconter à Helen le spectacle de la vie et elle
n’ennuyait jamais l’enfant en exigeant une attention trop soutenue.
Ann Sullivan donnait volontiers ses leçons en plein air. Pour Helen, « lire »
c’était aussi sentir la bonne odeur des pins résineux et de la vigne vierge.
Assise à l’ombre d’un tulipier sauvage avec son institutrice, elle passait
sagement, tranquillement, ses doigts sur les lettres en relief. Où était la
petite furie d’antan ?
Les Keller vivaient dans une ferme aux environs de Tuscumbia. Ann emmenait Helen
dans les champs où les paysans labouraient et semaient. Elle lui faisait toucher
la terre retournée, tiédie par le soleil. Un jour, elle lui donna des graines et
lui apprit à les semer. Quelques semaines après, elle lui fit toucher les
petites pousses qui avaient germé de la graine.
En ce printemps, qui était pour Helen comme un premier printemps, naissaient les
poulains, les veaux, les agneaux. Un jour, Ann mit dans les bras d’Helen un
porcelet dodu qui se tortillait et essayait de s’échapper. Helen riait et le
tenait ferme ! Elle aimait caresser ses soies à la fois douces et épaisses. Ann
posa le doigt d’Helen sur la gorge de l’animal pour qu’elle put la sentir vibrer
car le porcelet poussait des cris perçants. C’était déjà une première « leçon de
voix », mais ni Helen ni même Ann ne savaient que cette première leçon serait
suivie plus tard de beaucoup d’autres. Helen avait mille choses à apprendre en
attendant.
Les leçons de sciences naturelles se poursuivaient le plus gaiement du monde,
entre le jardin, l’étable, l’écurie et la basse-cour. Helen fut littéralement
transportée de joie quand sa maîtresse lui fit toucher un œuf, au moment précis
où le poussin donnait les premiers coups de bec pour sortir de la coquille !
Elle fut également très contente quand Ann Sullivan lui apprit à grimper aux
arbres. Pour commencer, Ann guida très prudemment les mains et les pieds d’Helen
de branche en branche. La petite fille, qui ‘avait une confiance absolue dans sa
maîtresse, n’avait pas peur de tomber. Elle grimpait de plus en plus vite et de
plus en plus adroitement tout en haut de son arbre préféré, un cerisier sauvage.
Avec Ann, elle y passait de longues heures, juchée sur une haute branche, et
elle faisait courir ses doigts, avec application, sur les livres que le Dr
Michael Anagnos lui envoyait de Boston.
Un matin où il faisait très chaud, en revenant de promenade, Ann et Helen
montèrent dans l’arbre et trouvèrent qu’il faisait bien meilleur, bien plus
frais, à l’ombre des grosses branches. Ann proposa de déjeuner dans l’arbre.
Helen comprenait parfaitement tout ce que sa maîtresse lui épelait dans les
doigts. Elle ne s’inquiéta pas quand Ann lui épela : « Attends-moi. Je reviens
avec le déjeuner ».
Laissant Helen, perchée sur une branche comme un écureuil, Ann partit chercher
des sandwiches pour le pique-nique.
Son absence fut beaucoup plus longue qu’elle ne l’avait prévue. La cuisinière
noire voulut absolument lui donner deux parts d’un gâteau qui n’était pas encore
tout à fait cuit et elle lui prépara, dans un panier, un vrai déjeuner de roi,
alors qu’Ann pensait prendre simplement du pain et du jambon.
Pendant ce temps, Helen avait parfaitement senti que le temps changeait. Elle
devinait que le ciel s’était couvert parce qu’elle ne sentait plus la chaleur du
soleil, cette chaleur qui signifiait pour elle « lumière ». À l’odeur de la
terre, elle devinait aussi qu’il allait bientôt pleuvoir. Aucun de ces signes
précurseurs d’orage n’échappait à Helen. La petite fille était absolument
terrorisée. Seule ! Elle était toute seule, elle était perdue !
L’air était devenu absolument calme, mais Helen sentait qu’il allait se passer
quelque chose.
Brusquement, des rafales frappèrent les branches qui se mirent à se balancer
dans tous les sens. L’enfant frissonna et s’accrocha de toutes ses forces à la
grosse branche sur laquelle elle était assise. Des brindilles se cassèrent, des
feuilles s’envolèrent en lui frôlant le visage.
Un coup de tonnerre éclata enfin. Helen ne l’entendit pas, mais le sentit
parfaitement : ces vibrations insolites et d’une violence exceptionnelle
l’effrayèrent encore davantage. Au moment où la pluie commençait à tomber à
verse, Helen fut saisie par une main vigoureuse qu’elle reconnut avec joie :
c’était celle de « maîtresse ». La petite fille se précipita dans les bras
d’Ann : elle se sentait sauvée, mais elle avait encore une peur terrible.
Pendant plusieurs jours après l’orage, il ne fut plus question de monter dans un
arbre. Helen faisait un détour lorsqu’elle passait près du cerisier et Ann,
désolée, ne voulait pas la forcer, car elle voyait bien que l’enfant n’avait pas
retrouvé son calme.
Un matin de bonne heure, Helen sortit seule dans le jardin. Un parfum qui lui
parut délicieux se répandait dans l’air. À tâtons, prudemment, Helen alla
jusqu’au fond du jardin car elle avait parfaitement reconnu l’odeur du mimosa
qui poussait près de la clôture. L’arbre était bien là, en effet, baigné de
soleil. Ses branches chargées de fleurs traînaient presque jusqu’à terre.
Helen s’arrêta au pied de l’arbre, un peu hésitante, puis toujours à tâtons et
très prudemment, elle posa le pied sur la fourche qui divisait le tronc et
commença à se hisser de branche en branche. Les branches étaient très grosses,
leur écorce rugueuse, Helen avait de la peine à les saisir et s’écorchait les
mains. Elle continuait tout de même et elle avait le sentiment d’accomplir un
acte héroïque qui l’emplissait de fierté.
C’était bien, en effet, un acte héroïque. Helen, assise sur une haute branche,
au milieu des fleurs de mimosa, avait un peu l’impression d’être l’un de ces
courageux chevaliers dont elle lisait les aventures dans ses livres.
— Et voilà, se dit-elle triomphalement en s’installant sur un petit banc que
quelqu’un avait dû mettre en haut de la fourche il y avait de cela longtemps, et
qui s’était incrusté dans l’arbre… J’y suis arrivée, ce n’était pas difficile…
Maintenant, je n’aurai plus jamais peur et j’arriverai à tout !
HELEN ÉCRIT UNE LETTRE
Trois mois après qu’Helen eut appris à relier les mots et les choses, trois mois
après le fameux épisode de « l’eau et la tasse », vint le moment de franchir un
nouveau pas.
Un matin, Helen était assise à côté d’Ann. La petite fille s’ennuyait beaucoup,
elle aurait voulu aller se promener, mais Ann ne voulait pas, car il faisait
trop chaud. Elle tendit à Helen un de ses livres de lecture, un des petits
livres qui venaient de Boston. Ce petit livre, Helen l’avait déjà « lu » cent
fois. Ses doigts couraient vite le long des pages et l’histoire ne l’amusait
plus, elle la savait par cœur. Elle posa le livre et, ne sachant vraiment plus
quoi faire, elle s’approcha d’Ann et la poussa du coude, ce qui voulait dire
très clairement : « Occupe-toi de moi. »
Ann Sullivan était assise à son bureau, occupée à écrire une lettre. On sait que
sa vue était très mauvaise ; écrire la fatiguait beaucoup. Helen ne lui
facilitait pas la tâche en lui donnant des coups de coude et en tournant autour
d’elle comme un petit animal impatient.
Lorsque l’enfant eut failli renverser l’encrier, Ann posa sa plume et s’écria :
— Petite coquine ! Que vais-je bien faire de toi ?
Elle prit la main d’Helen, et, patiemment, comme elle l’avait déjà fait une
dizaine de fois depuis le début de la matinée, elle épela ;
— Va-t’en. J’écris une lettre.
Helen savait ce que voulait dire « une lettre ». Une lettre, pour elle, c’était
l’enveloppe que l’on portait au bureau de poste en allant se promener, et qu’Ann
lui permettait de jeter dans la boîte.
Mais Helen ne savait pas du tout ce que voulait dire « écrire ». Qu’à cela ne
tienne : Ann écrivait, elle écrirait aussi. Elle tira encore une fois sa
maîtresse par la manche et lui épela rapidement :
— Helen… lettre… Helen… lettre.
Ann était trop émerveillée par la rapidité d’esprit de l’enfant, par son
incessante curiosité, pour la faire attendre plus longtemps. Elle se leva, alla
à son armoire et prit sur une planche une boîte dont elle ne pensait pas avoir à
se servir si vite.
Elle sortit de la boîte un morceau de carton épais, de la taille d’une feuille
de papier à lettres. Helen avait posé sa main sur le poignet d’Ann et suivait
tous ses mouvements.
Le carton était rayé comme une page de cahier d’écolier, mais les lignes
n’étaient pas imprimées, elles étaient gravées dans le carton et formaient des
sillons que l’on pouvait facilement suivre avec le doigt. C’était une sorte
d’« écritoire ».
Ann le tendit à Helen et guida les doigts de l’enfant le long des sillons. Elle
mit ensuite une feuille de papier sur le carton, appuya fortement à l’endroit
des sillons pour les faire bien apparaître, et de nouveau les fit tâter à Helen,
pour lui donner la notion de « ligne ».
Elle lui donna un crayon et, en lui tenant la main, lui fit faire des
« dessins » entre les lignes. Helen écrivit ainsi, sans s’en rendre compte :
« Le chat boit du lait. » Ann lui fit recommencer, plusieurs fois, toujours le
même « dessin ». Après plusieurs essais, Helen repoussa la main de sa maîtresse,
ce qui voulait dire :
— Laisse-moi faire, j’ai compris !
Ann caressa légèrement la petite main appliquée et retourna à sa propre
correspondance. Quand elle eut terminé, Helen avait disparu. Ann se préparait à
aller retrouver la petite fille, qui était sans doute descendue jouer dans le
jardin malgré la chaleur et malgré les conseils de sa maîtresse, quand
Mme Keller entra dans la chambre avec une feuille de papier plié.
— Helen m’a apporté ceci, dit-elle. Elle essaie de m’expliquer quelque chose à
propos d’une lettre… elle a l’air enchantée et très excitée.
Sur toute la surface de la feuille, Helen avait écrit les mots « chat »,
« boit » et « lait ». L’écriture était évidemment maladroite, inégale. Les
lettres penchaient dans tous les sens, mais elles étaient tout de même lisibles
et surtout elles étaient écrites entre les lignes, avec beaucoup de soin.
— Bien, dit Ann Sullivan. Helen est tellement en avance sur le programme que je
m’étais fixé, qu’il faut nous décider à la suivre… Ce n’est pas nous qui sentons
si le moment est venu ou non d’apprendre quelque chose de nouveau, c’est elle !
Ann sortit de la boîte plusieurs morceaux de cartons ne comportant plus
simplement des lignes, mais de grandes lettres en relief qui ressemblaient à des
lettres imprimées ordinaires. Seulement, ces lettres étaient entièrement
composées de lignes droites. Elles étaient donc toutes carrées, même le « O » et
le « G ».
— C’est un Alphabet en relief, expliqua Ann à Mme Keller. Nous nous en servons
pour apprendre aux petits aveugles à écrire comme tout le monde. On a essayé de
leur faciliter la tâche en donnant aux lettres une forme carrée. Lorsqu’on ne
voit pas ce que l’on fait, il est plus facile de tracer des lignes droites, que
des lignes courbes.
Jusque-là, pour « parler » avec l’Alphabet Manuel, pour lire les petits livres
de Boston, Helen n’avait pas appris à décomposer les mots en syllabes et encore
moins en lettres. Quand elle rencontrait un mot qu’elle connaissait, comme
« Boîte », elle ne le décomposait pas. Elle le retrouvait globalement, en le
tâtant du bout des doigts.
Chaque ensemble de bosses sur une carte ou dans un livre représentait un mot ;
de même, chaque ensemble de mouvements dans la paume de la main, c’était aussi
un mot, pris globalement. Chaque mot avait ainsi sa « configuration ».
Helen avait appris qu’une suite de mots formait une phrase. Maintenant, il lui
fallait apprendre que les mots se décomposent en lettres, et qu’à partir de ces
lettres on peut reformer des mots.
Ann commença par le mot « bébé », mot très simple formé de deux syllabes
identiques. Elle plaça les quatre lettres carrées dans un support et laissa
Helen les étudier, les « voir » avec ses doigts.
— Voilà « bébé », lui épela-t-elle.
Puis, elle plaça la main gauche d’Helen sur les lettres. Dans sa main droite,
elle mit un crayon et la guida pour qu’elle écrivît « bébé », en lettres
carrées, sur le papier fixé à l’écritoire.
Helen comprit très vite ce qu’elle faisait. Elle établit facilement une relation
entre les lettres qu’elle touchait, les lettres qu’elle écrivait, et les mots
qu’elle avait l’habitude de lire dans ses petits livres. Les lettres carrées
n’étaient tout de même pas très différentes de celles des livres.
Ce nouveau jeu plaisait encore plus à l’enfant que tous ceux qu’elle connaissait
déjà. Elle y passa tant de temps et elle serrait son crayon si fort qu’elle se
fit un durillon à l’index. Ann devait l’obliger à se promener. Helen, qui aimait
tant jouer dans le jardin, ne pensait plus qu’à son « écritoire ».
Maintenant qu’elle avait appris toutes ses lettres, elle pouvait « lire » et
écrire toutes sortes de mots nouveaux. Elle apprenait à les utiliser dans des
phrases. Elle s’exerçait en même temps à les écrire sur son papier, en suivant
avec application les lignes en relief.
Un jour, elle tendit à Ann un morceau de papier plié en quatre. Sas petits
doigts agités dansaient pour épeler dans la main de son institutrice :
— Helen a écrit une lettre !
Cette lettre ne voulait pas dire grand-chose. Helen avait écrit bout à bout
toutes les phrases qu’elle venait d’apprendre : « Bébé mange sa soupe – Helen a
une robe neuve – Maîtresse a un livre », etc. Mais il y avait à peine une
semaine qu’Helen avait appris à écrire le mot « bébé ». Ses progrès, encore une
fois, étaient beaucoup plus rapides qu’on n’aurait pu l’espérer. Ann Sullivan
avait raison : il ne fallait pas plaindre Helen, c’était un sujet
exceptionnellement doué.
L’AUTRE ÉCRITURE
Apprendre à écrire avec un crayon, ce n’était pas facile. Helen s’appliquait
énormément Depuis quelques jours, son tracé était devenu plus régulier, et plus
léger. Elle ne transperçait plus le papier et sa main était moins crispée. La
petite fille avait maintenant un nouveau sujet de curiosité. Elle avait
découvert qu’Ann Sullivan écrivait quelquefois des lettres sans crayon. Ces
« autres lettres » intriguaient l’enfant. Elle voulait tout savoir, elle voulait
faire tout ce que faisait Ann.
Un matin, elle avait trouvé son institutrice en train de percer des trous à
l’aide d’un style, dans un petit cadre en métal.
Helen ne savait pas encore très bien poser les questions qui la tracassaient. On
était au début de juin et Ann n’était là que depuis trois mois à peine. Mais
quand Helen plaçait sa main sur le poignet d’Ann, on a vu que celle-ci
comprenait parfaitement ce que cela voulait dire :
— Qu’est-ce que tu fais ? disait clairement la petite main impatiente.
Ann posa son style et épela dans la main d’Helen :
— Attends un instant, je vais te montrer.
Helen attendit, immobile et sage, comme toujours lorsqu’elle savait qu’Ann
allait lui apprendre quelque chose de nouveau. L’institutrice perça encore
quelques trous, retira du cadre un morceau de papier épais et le mit de côté.
Puis elle tendit le cadre à Helen.
Le cadre était fait de deux bandes métalliques qui avaient à peu près la taille
de ces petites règles que les enfants ont dans leurs trousses d’écolier. Les
deux bandes étaient maintenues ensemble d’un seul côté par une charnière. Dans
celle du dessus, il y avait de petits trous, et dans celle du bas, des points en
relief qui correspondaient aux trous.
Ann reprit le cadre. Elle y glissa une feuille de papier épais, referma les deux
bandes comme un moule à gaufres et donna le cadre à Helen.
— Tiens, épela-t-elle dans la main de l’enfant. Tu peux jouer avec.
Elle lui donna alors le style et lui montra comment on perçait les trous.
Helen commença à perforer le papier avec beaucoup de sérieux. Elle ne savait pas
du tout pourquoi elle devait faire cela, mais elle avait confiance. Les jeux que
lui apprenait Ann lui avaient déjà ouvert tant de portes ! Le temps de la prison
obscure et silencieuse était loin.
Quand Helen eut percé plusieurs rangées de trous, Ann ouvrit le cadre et sortit
le papier. Elle le retourna et fit sentir à Helen les points en relief. En
passant dans les trous, la pointe du style avait enfoncé le papier sur les
bosses et l’avait imprimé.
Helen était fascinée. Elle enfonçait inlassablement le style dans le papier,
retirait celui-ci, et tâtait les points en relief qu’elle avait faits.
Maintenant, elle voulait en savoir plus long. Sa main, sur le poignet d’Ann,
posa une autre question :
— À quoi est-ce que ça sert ?
— C’est une autre façon d’écrire, lui épela Ann.
Helen était intriguée. Elle savait très bien ce que voulait dire « écrire » et
elle était très fière justement d’écrire elle-même. Comment pouvait-on écrire en
perçant des trous ? Écrire, c’était tracer des lettres.
— Quelle drôle de chose, se dit-elle.
Presque tout ce qu’Ann lui avait appris, était d’abord bizarre, déconcertant.
Peu à peu, cela devenait amusant, intéressant, passionnant même. Il fallait donc
perforer ce papier et attendre avec patience la suite des événements.
Helen « travailla » jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de place sur le papier. Elle
tendit alors la main pour donner sa page à Ann, mais Ann était partie. La petite
fille descendit dans le jardin où elle retrouva sa mère et son institutrice qui
se balançaient dans des fauteuils à bascule en agitant leurs éventails. Il
faisait très chaud.
Helen tendit à Ann sa page couverte de points et ses petits doigts épelèrent :
— Lettre !
— Je ne pensais pas qu’elle avait vraiment compris que j’écrivais une lettre !
s’écria Ann, ravie. Puisque c’est comme cela, je vais commencer bientôt à lui
apprendre à lire et à écrire le Braille. Attendons tout de même qu’elle sache se
servir parfaitement d’un crayon.
Ann attendit jusqu’à la fin de juillet. Elle commença à apprendre à Helen cette
écriture des aveugles, inventée vers 1830 par un Français, Louis Braille, qui a
donné son nom à la méthode.
Le Braille s’écrit sur du papier épais, uniquement avec des points en relief,
que les aveugles peuvent « lire » du bout des doigts. Chaque groupe de points
représente une lettre.
— Un point, c’est « a », le même « a » que celui que tu fais avec ton crayon,
expliqua Ann, en épelant dans la main d’Helen. Deux points c’est « b »…
Helen comprit tout de suite et apprit bientôt tout l’Alphabet Braille. Elle fut
ravie quand Ann lui donna un livre imprimé en Braille. C’était beaucoup plus
facile pour elle de suivre les points en relief que les lettres en relief
ordinaires.
— Maintenant, nous allons commencer à écrire en Braille, dit Ann. Ce petit cadre
avec lequel tu joues s’appelle une Ardoise Braille et cette pointe dont tu te
sers pour faire des trous, est un style.
Ann attendit qu’Helen eût glissé, très adroitement, car elle en avait maintenant
bien l’habitude, un morceau de papier dans l’Ardoise Braille. Puis Helen prit le
style et commença à percer des trous, de gauche à droite… dans le sens où elle
avait appris à écrire avec un crayon.
Ann hocha la tête et soupira. Il y avait là une difficulté supplémentaire à
franchir. Elle réfléchit quelques instants, pendant qu’Helen s’amusait tout à
son aise avec le style. Puis, elle donna à l’enfant une mince feuille de papier
et un crayon. Lui guidant la main et appuyant fort sur le crayon (contrairement
à ce qu’elle lui avait appris jusqu’alors) elle lui fit écrire le mot « bol ».
Quand elles retournèrent le papier, Helen sentit les lettres, mais elles étaient
à l’envers et cela donnait : « Lob ».
Ann fit percer le mot « bol » à Helen, en Braille, sur l’ardoise, de gauche à
droite. Quand elles sortirent la feuille et la retournèrent, les lettres étaient
à l’envers, comme les lettres au crayon, tout à l’heure.
L’institutrice remit la feuille dans l’ardoise et, en guidant la main d’Helen,
elle lui fit percer le mot « bol » de droite à gauche, et non de gauche à droite
comme elle aurait dû le faire avec un crayon. Quand elles sortirent la feuille
et la retournèrent, le mot « bol » était bien comme il devait être !
Helen resta un moment complètement immobile, indice chez elle d’un grand effort
de réflexion et d’une grande concentration, puis elle reprit le style et perça
d’autres mots en allant cette fois de droite à gauche.
Elle ressortit vivement la feuille et la retourna. Les mots étaient sous ses
doigts, rangés en bon ordre, en points, parfaitement clairs et lisibles. Ann lui
donna une petite tape de félicitation sur l’épaule et l’enfant se mit à rire de
plaisir.
Ann lui prit la main et épela :
— C’est ça ! Tu as très bien compris. Maintenant, il ne te reste plus qu’à
t’exercer pour arriver à écrire très vite.
Helen découvrit que c’était beaucoup plus amusant d’écrire en Braille que
d’écrire au crayon, parce qu’en retournant la feuille, elle pouvait relire ce
qu’elle avait écrit. Elle avait bien envie d’écrire toutes ses lettres en
Braille. C’était tellement plus facile.
Ann hésita avant de lui expliquer pourquoi elle ne pouvait pas écrire toutes ses
lettres en Braille. Est-ce qu’Helen savait que les gens qui l’entouraient
voyaient avec leurs yeux ? Rien dans l’attitude de l’enfant ne permettait de
répondre à cette question. Beaucoup plus tard, Helen saurait expliquer qu’elle
avait gardé un confus souvenir de sa vie « avant », avant la maladie qui l’avait
si durement frappée, confus souvenir de la lumière et des couleurs. Mais pour le
moment ce souvenir était enterré au plus profond de l’inconscient. Helen ne
savait pas que les autres n’étaient pas comme elle.
Finalement, Ann prit doucement la main d’Helen et lui expliqua :
— Tout le monde ne sait pas lire le Braille comme toi, ma chérie. La plupart des
gens ne savent se servir que d’un crayon et d’un papier ordinaire. C’est pour
eux que tu dois continuer à t’exercer !
Helen fut très contente. Ann aussi, qui voulait avant tout que l’enfant prît
goût à l’existence et mît en valeur ses dons exceptionnels. Mutilée par la
maladie, Helen avait conservé des facultés intellectuelles très supérieures à
celles de la plupart des gens qu’elle serait amenée à rencontrer. Ann Sullivan
était maintenant persuadée du « génie » de son élève. Comme elle était simple,
modeste, et trop passionnée par sa tâche pour penser à elle-même, elle ne se
disait jamais que sans elle, ce génie serait resté ignoré de tous et d’Helen,
pour commencer.
UN AMI INATTENDU
Helen ne tenait pas en place. Ann avait bien de la peine à la coiffer et à
rouler sur ses doigts « les anglaises », ces longues boucles qui étaient alors
la coiffure à la mode pour les petites filles. Helen attrapa son chapeau et se
précipita vers la porte.
Elle avait terriblement hâte de partir. C’était un grand jour : Ann l’emmenait
au cirque.
Ann souriait, mais faisait non de la tête, car Helen venait d’épeler dans sa
main :
— Helen va voir un lion !
Ann en doutait un peu. « Voir » pour Helen, c’était « toucher ». Pour « voir »
un lion, il faudrait qu’elle puisse le caresser. Ann n’avait aucune envie de
faire entrer son élève dans une cage au milieu des bêtes fauves.
Helen aimait beaucoup les animaux, c’est vrai, et savait admirablement leur
« parler ». Ses mains très sensibles savaient déceler le plaisir ou le
mécontentement sous les caresses. Elle ne faisait jamais mal â sa chienne,
Belle, la fameuse Belle à laquelle elle avait essayé d’apprendre l’alphabet
manuel !
Voyant que son élève aimait les animaux et que les animaux lui apprenaient
beaucoup de choses (même s’ils n’arrivaient pas à apprendre l’alphabet
manuel !), Ann donna à Helen un canari.
Ce canari, nommé Tim, était très apprivoisé. Il venait se percher sur le doigt
d’Helen et mangeait dans sa main des cerises au sucre candi. Chaque matin, après
le petit déjeuner, c’était Helen qui préparait son bain, nettoyait sa cage, lui
préparait des graines et de l’eau fraîche. Elle n’oubliait pas d’accrocher
quelques tiges de mouron à la petite balançoire de l’oiseau.
Un matin, Helen laissa quelques instants la cage sur une banquette, dans
l’embrasure de la fenêtre, pour aller chercher l’eau du bain de son cher Tim.
Lorsqu’elle revint dans la chambre, elle se sentit frôlée au passage par la
queue d’un gros chat. Helen ne s’inquiéta pas de cette fâcheuse visite. Mais
lorsqu’elle passa sa main dans la cage pour caresser son oiseau, elle ne le
trouva plus.
Helen eut un grand chagrin quand Ann lui expliqua que le chat avait mangé
l’oiseau. Puis elle lui expliqua que l’on ne pouvait pas en vouloir au chat et
qu’il était dans la nature des chats de manger les oiseaux, de même qu’il était
dans la nature des lions de manger les girafes et les gazelles.
Pendant quelque temps, Helen refusa de caresser le chat, puis elle lui pardonna.
— Helen verra « peut-être » un lion, épela Ann dans la main de l’enfant. Mais un
lion est fort, gros, énorme, sauvage. Il n’aime peut-être pas les petites
filles, ou bien alors, il les aime trop… rappelle-toi Tim !
Helen n’avait pas du tout l’impression de ressembler à un pauvre oiseau sans
défense. Elle répondit en épelant très vite :
— Helen ramènera le lion à la maison et le rendra gentil.
Lorsque Helen avait fait ses premiers pas hors de sa prison obscure et
silencieuse, le monde dans lequel elle avait pénétré était bien petit. Il était
limité à ce qu’elle pouvait atteindre et toucher et dont Ann Sullivan pouvait
lui dire le nom en l’épelant dans sa main. Mais, avec chaque mot nouveau, son
petit monde s’élargissait un peu.
Après les lieux familiers, le jardin, la maison, le puits, les champs, les
forêts alentour, Helen avait appris, par la magie des doigts de sa maîtresse,
l’existence de tout un vaste monde inconnu.
Lorsqu’elles étaient toutes les deux assises en haut du mimosa, Ann avait parlé
à Helen des bêtes sauvages qui rôdent dans les forêts, dans la jungle, très loin
de Tuscumbia. De toutes ces bêtes, c’était le lion qui intéressait le plus
Helen.
— Le lion appartient à la famille des félins, lui avait dit Ann. Le lion est un
cousin éloigné, un cousin très grand et très puissant des chats.
Helen avait terriblement envie de voir ce grand chat qui était le roi des
animaux.
Depuis quelques jours, depuis que les premières affiches multicolores étaient
apparues un peu partout sur les murs de la ville, Ann racontait le cirque à
Helen.
Elle lui avait décrit les clowns qui faisaient rire les gens avec leurs
grimaces, les funambules qui se balançaient très haut au-dessus du soi sur un
fil, les trapézistes qui voltigeaient dans l’espace et sautaient d’une
balançoire à l’autre.
Et surtout, surtout, il y avait les animaux ! Les petits singes qui faisaient
des tours, les girafes au long cou, les énormes éléphants qui pouvaient attraper
des cacahuètes dans la main des spectateurs avec leur longue trompe.
— Et les lions, ajoutait toujours Helen…
Le grand jour était enfin là. Cramponnée à la main de maîtresse, Helen courait
pour arriver plus vite. Elle ne pouvait pas voir le grand chapiteau, elle
n’entendait pas non plus les cris des enfants, ni le boniment des clowns qui
invitaient les spectateurs à entrer, ni l’orgue de Barbarie qui jouait un air de
foire.
Elle savait tout de même qu’elle était arrivée, à cause de l’odeur ! L’odeur, ou
plus exactement la puanteur, lui paraissait délicieuse, à elle, qui avait
l’odorat si développé et si délicat !
Helen s’appliquait à distinguer tous les « parfums » violents qui l’entouraient.
Il y avait l’odeur de la sciure : elle la connaissait pour avoir visité une
scierie près de la ferme de Tuscumbia. Il y avait l’odeur délicieuse du maïs
grillé et des hamburgers qu’elle aimait particulièrement. Ann lui avait expliqué
qu’autour du cirque il y avait beaucoup de petites boutiques, où les spectateurs
venaient se régaler à l’entracte et après le spectacle.
Il y avait surtout une odeur nouvelle, l’étrange odeur des fauves, cette odeur
qui prenait Helen à la gorge et la faisait tousser. Mais pour rien au monde,
elle ne serait partie !
Ann l’emmena d’abord devant les singes. Elle expliqua au gardien qu’Helen ne
pouvait ni voir ni entendre.
— Est-ce qu’elle aura peur si je les laisse grimper sur elle ? demanda-t-il.
Ann répondit que non, et aussitôt, Helen sentit sur son épaule une petite
créature dont les mains minuscules et agitées lui chatouillaient le cou. Helen
n’avait pas peur : elle caressa avec ravissement le petit visage ridé.
Le singe attrapa le chapeau d’Helen et voulut le poser sur sa propre tête :
Helen se mit à rire. Puis, un autre singe grimpa à son tour sur elle et se mit à
tirer le ruban qu’elle avait dans les cheveux.
— le ne sais pas qui s’amuse le plus, dit le gardien, des singes ou de la petite
fille !
— Peut-on en ramener un à la maison ? Je t’en prie… je t’en prie, épelait Helen
à toute vitesse dans la main de son institutrice.
Très vite, la nouvelle se répandit à travers le cirque qu’il y avait là une
petite fille aveugle et sourde-muette. Les « gens du voyage » décidèrent
immédiatement de tout faire pour qu’Helen garde un souvenir émerveillé de sa
visite.
Les clowns lui permirent de toucher leur visage. Elle sentit sous ses doigts le
fard, le faux nez, les gros sourcils… Les trapézistes descendirent de leur
balançoire et l’installèrent doucement dessus. Les acrobates firent leur numéro
tout près d’elle pour qu’elle pût suivre les mouvements avec ses mains.
Quand Ann et Helen arrivèrent devant la girafe, l’un des gardiens souleva la
fillette à bout de bras pour lui permettre de saisir le cou de l’animal. Plus
loin, un gros ours noir lui tendit poliment sa patte poilue pour lui dire
bonjour.
Helen fut un peu surprise quand elle sentit le bout humide de la trompe de
l’éléphant dans sa main, mais elle se mit à rire quand il y cueillit
délicatement une cacahuète.
On présenta Helen â la Princesse d’Orient qui montait l’éléphant pendant la
grande parade. Les doigts d’Helen examinèrent le costume à paillettes, le gros
cabochon de la coiffure ; la Princesse d’Orient demanda â Ann Sullivan :
— Est-ce que la petite fille veut venir avec moi ?
Helen partit dans les airs et crut s’envoler… Elle se retrouva assise à côté de
la Princesse, sur l’énorme éléphant qui balançait placidement la tête. Cette
fois, la petite fille avait pu « mesurer » la hauteur, fabuleuse pour elle, de
l’animal.
Pour finir par le plus beau, Ann conduisit Helen devant la cage du lion.
Aussitôt, les doigts de l’enfant se mirent à voltiger.
— Que dit-elle ? demanda le dompteur.
Ann avait expliqué à tous les gens du cirque qu’Helen parlait avec ses mains, et
tous admiraient son extraordinaire vélocité.
Ann Sullivan soupira :
— Elle veut voir le lion, expliqua-t-elle. Mais pour elle « voir » cela signifie
entrer dans la cage et passer la main sur le corps de l’animal !
Le dompteur se gratta la tête d’un air perplexe :
— Je ne laisse jamais les gosses s’approcher des fauves, dit-il. Ils s’agitent
trop. Et quand une de mes bêtes s’énerve, elle peut faire beaucoup de mal…
Il se tut et regarda Helen :
— Est-ce que la petite a déjà été avec des animaux ?
— Oh oui, répondit Ann Sullivan. Elle y est habituée. Généralement, les animaux
l’aiment beaucoup.
— Bon, dit le dompteur. J’ai un lionceau qui n’a pas encore sa taille
définitive. Il est doux comme un chat. Je peux lui faire confiance. On essaie ?
Il sortit ses clefs et conduisit Ann et Helen jusqu’à une cage installée
derrière le chapiteau du cirque, à l’écart de la foule.
— Je ne l’entraîne pas encore, dit-il en regardant le jeune fauve avec une sorte
de tendresse. Il est trop jeune. Je me contente de l’habituer à moi ; le
dressage viendra ensuite. Je le garde ici parce que je ne veux pas qu’on le
taquine ou qu’on lui fasse peur, c’est alors qu’il deviendrait méchant.
Quand Ann et Helen entrèrent dans la cage derrière le dompteur, le lion – qui
était déjà une bête superbe et imposante avec une magnifique crinière – se leva
et s’étira paresseusement.
— Nous avons de la compagnie, Pete, dit le dompteur.
Et il gratta son élève favori derrière les oreilles. Il prit ensuite la main
d’Helen et la plaça sur le dos de Pete. Guidée par le dompteur, Helen passa
lentement et doucement sa petite main sur tout le corps de l’animal. Puis elle
caressa l’épaisse crinière. Pete demeurait calme et parfaitement détendu.
Le doigt léger de la petite fille descendit entre les deux yeux de Pete, le long
du mufle. Le lion se mit alors â faire d’étranges bruits, plutôt terrifiants,
avec la gorge. Helen ne les entendait pas, mais elle sentait parfaitement les
vibrations ; elle ne semblait pas du tout effrayée, mais attentive et très
contente.
Ann, elle, était affolée :
— Pourquoi grogne-t-il ? demanda-t-elle au dompteur.
— Mais non, madame, il ne grogne pas, dit celui-ci en riant. Il ronronne,
figurez-vous, comme un chat ! Évidemment, il fait un peu plus de bruit, mais
c’est sa façon de dire qu’il est heureux !
Quand Ann et Helen furent sorties de la cage, la petite fille souriait et ses
doigts s’agitaient dans toutes les directions.
— Que dit-elle maintenant ? demanda le dompteur.
— Elle dit que le lion ronronne fort ! répondit Ann en riant.
— Eh bien, dites-lui donc qu’elle serait une excellente dompteuse si elle le
voulait, reprit l’homme enthousiasmé.
Le soir, chez les Keller, on eut bien de la peine à persuader Helen que le lion,
la girafe et l’éléphant seraient malheureux à la ferme, et qu’ils ne pourraient,
en aucun cas, s’installer dans sa chambre à coucher !
L’ENFANT LA PLUS CÉLÈBRE DU MONDE
— Elle recommence à se ronger les ongles.
Ann Sullivan semblait découragée. Mme Keller et elle regardaient Helen qui se
mordillait rêveusement l’ongle du pouce.
Helen ne pouvait évidemment pas savoir que sa mère et son institutrice étaient
en train de parler d’elle.
Brusquement, Ann prit une décision :
— Je suis désolée d’en arriver là, mais…
Elle s’approcha rapidement d’Helen et lui donna une tape sur la main. Puis elle
fouilla dans sa botte à couture et en sortit un ruban. Elle prit la main d’Helen
et inscrivit dedans, avec des gestes beaucoup plus secs que d’habitude :
— Je ne veux pas que tu te ronges les ongles, je te l’ai déjà dit. Tu
continues ! Je vais donc t’apprendre à ne plus le faire.
Puis, avec un ruban, elle attacha les mains de l’enfant derrière son dos.
Helen était trop surprise pour pleurer. La punition dura environ une demi-heure,
mais la petite fille eut envie de dire beaucoup de choses pendant cette
demi-heure. Et elle ne pouvait pas « parler » avec ses mains attachées.
— Je crois vraiment que la punition a été plus dure pour Miss Sullivan que pour
Helen, dit Mme Keller en racontant, le soir, l’incident à son mari. Si tu
l’avais vue faire les cent pas en regardant sa montre !
Helen était maintenant une enfant de huit ans, heureuse et bien élevée. Elle ne
piquait plus ses célèbres colères, mais elle avait un certain nombre de défauts
comme toutes les petites filles. Elle était parfois paresseuse, désordonnée et
n’aimait ni se laver, ni se coiffer.
Généralement, quand elle voulait la punir, Ann l’envoyait au lit. C’était la
première fois qu’elle employait « les grands moyens ». Mais elle voulait obtenir
à tout prix qu’Helen ne se rongeât plus les ongles.
Comme la petite fille s’exprimait uniquement avec les doigts, tous les gens qui
venaient la voir, avaient le regard fixé sur eux.
— Nous ne pouvons pas la laisser mettre ses ongles dans cet état ! se lamentait
Miss Sullivan.
C’était d’autant plus important qu’Helen était devenue l’enfant la plus célèbre
du monde. Ann Sullivan avait tenu le Dr Anagnos très régulièrement au courant
des progrès de son élève. Des articles avaient paru sur elle dans des revues
médicales et pédagogiques. Très vite, sa célébrité avait dépassé le cadre limité
des spécialistes de l’éducation des aveugles et des sourds-muets. La petite
fille, qui ne voyait pas, n’entendait pas et ne parlait pas, mais qui avait
appris pourtant beaucoup plus de choses que la plupart des enfants de son âge,
était maintenant connue dans tous les pays.
Les gens ne s’attendrissaient pas, ils n’éprouvaient pas à son égard une pitié
larmoyante, mais bien plutôt une admiration totale et entière. Helen était une
preuve vivante de la toute puissance de l’esprit humain.
La petite fille ignorait absolument cette célébrité, qui était la sienne. Elle
ne savait rien des articles de journaux qui paraissaient à son sujet. Miss
Sullivan l’avait voulu ainsi :
— Cela pourrait lui faire le plus grand mal si elle le savait, expliqua-t-elle
aux parents d’Helen. Il ne faut surtout pas qu’elle devienne une enfant prodige,
gâtée, prétentieuse… Elle cesserait de faire des progrès et deviendrait
finalement malheureuse.
Comme l’on ne pouvait parler à Helen qu’en lui épelant les mots avec les doigts,
il était facile de lui cacher ce qu’il y avait dans les journaux. Peu de gens
savaient se servir de l’Alphabet Manuel.
Ce fut une petite fille radieuse (et une petite fille qui avait perdu l’habitude
de se ronger les ongles), qui partit en voyage avec Ann Sullivan quelques
semaines plus tard, par un beau matin de mai. Au moment où le train quittait la
gare de Tuscumbia, Helen s’installa confortablement sur la banquette et saisit
la main de sa maîtresse.
Elle savait qu’Ann lui décrirait tout le paysage qui défilait derrière la
vitre ; les arbres fruitiers en fleur, les hommes qui travaillaient dans les
champs, les toits, les clochers des villes et des villages qu’elles
traverseraient, et, au loin, les hautes montagnes bleutées que surplombaient de
gros nuages blancs.
Helen avait appris ce qu’étaient les montagnes, les fleuves, les vallées. Ann
Sullivan lui donnait ses leçons de géographie au bord du fleuve Tennessee, qui
coulait près de la maison. Une des promenades favorites de la petite fille et de
son institutrice était un lieu-dit appelé « le débarcadère des Keller », où il y
avait une sorte de vieux quai de bois à moitié démoli. Là, Helen construisait
des digues avec des cailloux, dessinait des îles et des lacs, creusait des lits
de rivière, tout cela en s’amusant beaucoup et en ne se doutant pas un instant
qu’elle « travaillait ».
Ann lui dessinait dans le sable des cartes en relief et l’enfant suivait du
doigt la cime des « montagnes » ou le cours des « rivières ». Puis
l’institutrice lui décrivait les volcans, les villes ensevelies, les fleuves qui
charrient des glaçons… Tout cela patiemment épelé dans la main de la petite
fille attentive.
Helen savait que, dans le train, elle serait au « spectacle » et qu’Ann lui
« dirait » tout. Elle se faisait une fête de ce voyage. Ann lui avait expliqué
que ce serait le plus long qu’elle eût jamais fait. Elles allaient à Boston,
dans le Massachusetts, c’est-à-dire dans le Nord des États-Unis. Il leur
faudrait deux journées entières et une nuit pour y arriver. Elles dormiraient et
prendraient leur repas dans le train.
— C’est comme si j’habitais une maison sur roues ! épela Helen.
À Boston, Ann et Helen étaient attendues à l’Institution Perkins. Le Dr Anagnos
était très impatient de rencontrer l’enfant, après tout ce qu’Ann lui en avait
dit. Helen, elle, se réjouissait à l’idée de jouer avec des enfants qui
sauraient lui « parler » avec leurs mains.
Pendant longtemps, Helen n’avait pas compris le sens du mot « aveugle ». Elle
s’était vite rendu compte que les autres parlaient avec leur bouche et
qu’elle-même n’en était pas capable. Elle posait souvent son doigt sur les
lèvres de sa mère ou sur celles d’Ann pour les « sentir parler ». Il lui fallut
bien plus de temps pour comprendre à quoi servaient les yeux.
Un jour, cependant, ses doigts posèrent la question à son institutrice :
— Que font mes yeux ?
Ann Sullivan comprit qu’il lui fallait maintenant donner la vraie réponse. On se
souvient qu’elle avait bien hésité avant d’expliquer à Helen pourquoi tous les
gens qu’elle connaissait n’utilisaient pas l’écriture Braille. Cette fois-ci,
elle lui dit :
— Moi, je vois avec mes yeux. Mais toi, tu vois avec tes doigts.
Helen plaça la main sur les yeux d’Ann, puis sur les siens. Elle était
intriguée. Parce que sous ses doigts elle avait senti exactement la même chose.
Tandis que l’institutrice l’observait, pleine d’anxiété, Helen se mit à agiter
les doigts :
— Mes yeux sont malades, dit-elle.
Ann Sullivan avait le cœur serré. « Pourvu qu’elle ne soit pas désespérée en
s’apercevant qu’elle n’est pas comme les autres », songeait-elle. Mais Helen ne
s’en inquiétait nullement. Grâce à Ann, sa vie était trop remplie, trop
passionnante, pour qu’elle eût le temps d’être triste ou découragée. Elle
s’était habituée à « voir » avec ses doigts. Ses doigts, eux, étaient des
serviteurs fidèles. Grâce à eux, elle pouvait « écouter » Ann, et Ann lui
apportait tout le vaste monde dans le creux de sa main.
Pour le moment, la petite fille était surtout enchantée à l’idée de rencontrer
d’autres enfants. Des enfants qui lui « parleraient », ce que ne savait pas
faire Martha Washington, la petite Noire.
Ann lui expliqua qu’il y avait à l’école une dame, Laura Bridgman, qui ne
pouvait pas non plus parler avec sa bouche.
— Les gens lui parlent comme je te parle à toi, avec leurs doigts. C’est
pourquoi tous les enfants de l’école ont appris le langage des doigts.
Quand Helen arriva à l’Institution Perkins, à Boston, elle découvrit qu’elle
pouvait, elle aussi, parler très facilement avec Laura Bridgman et elle passa
des heures délicieuses à jouer avec tous les petits élèves du Dr Anagnos. Il y
avait, à l’Institution Perkins, des jouets spécialement conçus pour les enfants
aveugles et des quantités de livres écrits en Braille.
Helen retourna plusieurs fois à Boston pendant son enfance. Le Dr Anagnos
voulait suivre ses progrès. À l’occasion de ces voyages, la petite fille
rencontra des gens célèbres qui avaient demandé instamment à la rencontrer.
C’est ainsi qu’Helen devint l’amie du poète John Greenleaf Whittier et d’un
autre écrivain, Oliver Wendell Holmes. Holmes publia, dans la revue qu’il
dirigeait, une des lettres qu’Helen lui avait écrites. Helen aimait beaucoup
John Greenleaf Whittier ; elle ne le considérait pas comme un homme célèbre – on
a vu qu’elle ignorait jusqu’à la signification de ce mot – mais comme un vieux
monsieur délicieux et plein de bonté.
Le Dr Hale, qui était pasteur et qui venait très souvent à l’Institution
Perkins, appelait toujours Helen en riant : « ma petite cousine ». Monseigneur
Phillips Brooks, l’évêque, prenait Helen sur ses genoux et lui racontait
l’Histoire Sainte ; Ann Sullivan « traduisait », en épelant dans la main de
l’enfant.
Une fois, en allant à Boston, Ann et Helen s’arrêtèrent à Washington pour rendre
visite au Dr Alexander Graham Bell, l’inventeur du téléphone. C’est le Dr Bell,
on s’en souvient, qui avait donné l’adresse de l’Institution Perkins à M. et
Mme Keller. C’est grâce à lui qu’Ann Sullivan était arrivée un beau jour à
Tuscumbia pour transformer la vie d’Helen. La petite fille avait très bien
compris ce que voulait dire le mot « reconnaissance ».
Pendant qu’Ann et Helen étaient à Washington, le Dr Bell voulut absolument les
emmener à la Maison Blanche voir le Président des États-Unis, qui était alors
Cleveland. Ce fut « le premier Président » de la vie d’Helen ! Elle devait
rencontrer tous ceux qui exercèrent leur mandat pendant son existence, y
compris, après la deuxième guerre mondiale, le Président Eisenhower, dont elle
devait dire qu’il lui avait adressé « un charmant sourire ».
Helen elle-même devenait de plus en plus célèbre. Des quantités de personnes lui
envoyaient des cadeaux, lui écrivaient régulièrement. On donna son nom à un
bateau, dans l’État du Maine. À Londres, la reine Victoria s’enquit d’elle
auprès de l’ambassadeur des États-Unis.
Helen restait une petite fille gaie, simple et heureuse, grâce à Ann qui la
protégeait contre les adulations excessives de ses admirateurs. Ann tenait
absolument à ce qu’Helen ait une vraie vie d’enfant
Après le premier voyage à Boston, elle décida d’emmener la petite fille au bord
de la mer. Cette idée enthousiasma Helen. Toutes deux partirent donc pour Cap
Cod, qui n’était pas très loin de Boston. Helen était pressée de « voir » la mer
et de se baigner.
Le premier après-midi, Helen grillait d’impatience à l’idée de mettre son joli
costume de bain neuf. À peine prête, elle partit comme une flèche, et, sans
l’ombre d’une crainte, se jeta à l’eau.
Au début, ce fut merveilleux. Les vagues la soulevaient comme des bras
puissants, elle sautait dans l’eau fraîche et battait des mains. Soudain, elle
se cogna le pied à un rocher, perdit l’équilibre, une grosse vague arriva juste
à ce moment-là, la souleva et la précipita la tête la première dans l’eau… Helen
se débattait, à bout de souffle, terrifiée… mais Ann Sullivan la prit bien vite
dans ses bras, la sécha, la frictionna. À peine Helen eut-elle repris ses
esprits, qu’elle épela dans la main de son institutrice :
— Qui a mis du sel dans l’eau ?
Ann avait oublié de lui dire que l’eau de mer était salée !
Cinq minutes après, oubliant sa peur, Helen retournait dans l’eau. Elle apprit à
résister aux vagues et même à escalader les rochers. Elle était passionnée par
les coquillages, les algues, les galets et… les crabes qu’elle attrapait très
adroitement en bloquant leurs pinces.
Ann lui expliqua comment les mollusques « bâtissent » leur coquille. Elle lui
parla de l’argonaute qui navigue sur les eaux bleues de l’océan Indien « dans
son vaisseau de nacre ». Elle lui raconta comment les minuscules polypes font
surgir, au milieu du Pacifique, des îles de corail. Elle compara, avec des mots
très simples qui « parlaient » à l’enfant, le développement d’un coquillage et
celui de l’esprit humain : le coquillage prend à la mer les éléments dont il a
besoin pour se développer, de même l’esprit prend sa nourriture autour de lui,
et la transforme pour en faire une création personnelle.
Helen ne se rendait pas compte, lorsqu’elle jouait gaiement avec ses galets et
ses petites coquilles, qu’elle commençait à manier les idées abstraites… elle
jouait sur le sable, tout simplement, et elle était surtout fière de pouvoir
écrire à sa cousine à la fin des vacances :
— Je sais nager maintenant.
L’HIVER DANS LA NEIGE
L’hiver suivant, Helen et Ann Sullivan retournèrent à l’Institution Perkins.
Helen était enchantée de retrouver ses amis, et Ann devait mettre au point avec
le docteur Anagnos un programme d’études pour l’enfant qui faisait des progrès
beaucoup plus rapides que tout ce que l’on aurait pu espérer.
C’était le premier hiver qu’Helen passait dans le Nord. Elle se réjouissait
énormément à l’idée de « voir » de la neige, car à Tuscumbia il faisait toujours
chaud et l’on ne savait pas ce qu’était la neige en Alabama.
Ann et Helen étaient arrivées à Boston à l’automne et Helen avait déjà été
surprise parce qu’il y faisait tellement plus froid qu’à la maison. Dans le
Nord, il n’y avait pas de mimosa, ni de tulipier, mais la petite fille aimait
marcher dans le parc et faire craquer les feuilles mortes sous ses pieds. Les
doigts de son institutrice lui racontaient :
— Les arbres sont tout noirs et nus. Leurs branches se découpent sur le ciel
comme une dentelle. Ce n’est pas gai et doux comme dans le jardin de Tuscumbia,
mais c’est très beau tout de même.
Ann et Helen avaient de nouveaux amis dans le Nord, parmi lesquels les
Chamberlin, une charmante famille qui vivait dans une maison appelée la Ferme
Rouge, près du village de Wrentham, à une quarantaine de kilomètres de Boston.
M. Chamberlin écrivait des articles pour le Transcript, l’un des meilleurs
journaux de Boston.
Plusieurs fois, pendant l’hiver, Ann et Helen furent invitées à faire des petits
séjours chez les Chamberlin. La Ferme Rouge était un endroit fort gai, très
animé, plein d’enfants, de chiens et de chats ! La maison, immense, était vaste
et riche en coins et en recoins. Elle donnait sur l’Étang du Roi Philip, ainsi
baptisé par les Pèlerins, ces colons anglais qui fondèrent New Plymouth.
Le jour où la neige se mit à tomber, Helen, emmitouflée jusqu’aux yeux, bien
chaussée dans des bottes fourrées, jouait dehors avec les enfants Chamberlin.
Ann Sullivan lui retira aussitôt un de ses gants et les gros flocons tombèrent
sur sa main.
— Où sont-ils partis ? demandèrent anxieusement les doigts d’Helen.
Les flocons avaient naturellement fondu au contact de la peau, et la petite
fille, incrédule, tâtait sa main, toute étonnée de n’y trouver qu’un peu d’eau
glacée.
La neige continua de tomber pendant tout l’après-midi, et le soir, un vent
violent se mit à souffler, un vent glacial du nord-est. La maison gémissait,
grinçait, les branches ployaient sous le vent et la neige. Helen, attentive,
« écoutait » les vibrations.
Toute la maisonnée se rassembla autour du feu. Il faisait bon et chaud et tout
le monde était joyeux. M. Chamberlin fit griller du maïs qui embaumait. Les
enfants Chamberlin chantaient des chansons et racontaient des histoires, qu’Ann
épelait sans se lasser dans la main d’Helen.
Le lendemain matin, il faisait un temps superbe : ciel bleu, soleil et neige
étincelante.
Les enfants emmenèrent Helen et lui montrèrent comment construire un immense
bonhomme de neige. Les gants de laine rouge de la petite fille étaient
complètement trempés, mais elle ne sentait pas le froid, elle s’amusait trop !
L’après-midi, M. Chamberlin sortit une grande luge.
— Pensez-vous qu’Helen aura peur si nous la faisons monter dessus ? demanda-t-il
à Ann, sans laquelle on ne prenait jamais aucune initiative ni aucune décision.
— Non, bien sûr que non, répondit la jeune fille enthousiasmée.
Les enfants s’entassèrent sur la luge et Ann s’y installa avec eux. La luge
était placée, en équilibre, au sommet de la berge qui descendait en pente
abrupte vers l’Étang du Roi Philip. Aucun danger de se noyer en arrivant à
l’étang : il était complètement gelé d’une rive à l’autre sur un mètre de
profondeur.
Ann expliqua à Helen comment il fallait se tenir, et ce qui allait se passer :
— Nous allons descendre très vite. Alors tiens-toi bien ! Je suis juste derrière
toi. Appuie-toi contre moi et quand tu sentiras que je me penche, fais comme
moi. Je crois que nous allons bien nous amuser !
Quand tout le monde fut prêt, M. Chamberlin cria :
— Partez !
Le fils aîné, qui n’était pas monté sur la luge, donna le coup d’envoi et hop,
la glissade commença.
La luge descendait la pente à une vitesse vertigineuse et, pendant un instant,
Helen en eut le souffle coupé. Les voyageurs bondissaient au-dessus des creux,
franchissaient les bosses en un éclair ; en moins de temps qu’il ne faut pour le
dire, ils atterrirent sur l’étang glacé et, entraînés par leur élan, le
traversèrent tout entier en faisant voler de la neige qui piquait les joues de
la petite fille. C’était fou, grisant, merveilleux. Helen avait l’impression de
s’envoler comme un oiseau, de perdre la tête, elle riait, elle riait…
Au bout de l’étang, ils ralentirent et s’arrêtèrent. Tous les enfants, criant,
sautant, fous de joie, secouaient la neige dont ils étaient couverts.
— Est-ce qu’Helen est contente ? cria M. Chamberlin, du haut de la berge.
— Je crois bien ! fit Ann.
Elle se mit à rire car Helen venait d’enlever précipitamment ses gants et ses
doigts rouges, à moitié gelés, s’agitaient pour épeler le plus vite possible :
— Encore. Encore.
Tout le reste du séjour se passa aussi joyeusement à jouer dans la neige. Les
enfants Chamberlin aimaient beaucoup cette Helen qui n’avait peur de rien. Il y
avait aussi des moments plus calmes, comme cette très belle promenade en
traîneau, qu’Helen fit avec Ann, bien au chaud dans le foin et les peaux de
buffles. La réverbération du soleil sur la neige était ce jour-là si intense que
les yeux de la petite aveugle en étaient impressionnés. Helen fut aussi très
frappée par l’absence d’odeur. Les pins, dont elle reconnaissait parfaitement
l’écorce, ne sentaient plus la résine. Cette absence d’odeur était pour elle une
sorte d’équivalent du silence qui enveloppe toute la nature lorsqu’il a neigé et
que le temps est calme.
Cet hiver si gai fut aussi un hiver de travail. Ann et Helen ne tardèrent pas à
retourner à l’Institution Perkins. Helen ne pouvait pas aller en classe avec les
petites aveugles de l’Institution, mais elle avait tout de même des cours tous
les jours, avec Ann.
Elle apprenait la grammaire anglaise, la géographie, l’histoire de l’Amérique et
l’arithmétique. Helen n’avait tout d’abord pas montré un grand empressement à
s’initier aux joies du calcul. Ann Sullivan lui avait appris à compter avec des
perles enfilées par groupe ou des allumettes qu’elle lui faisait ajouter ou
soustraire. Au bout de trois opérations, Helen se levait généralement et
proposait d’aller se promener. Peu à peu cependant, elle avait fait des progrès
et le goût lui en était venu. C’était d’autant plus extraordinaire que, pour
multiplier ou diviser, additionner ou soustraire, elle devait garder les
chiffres en tête, puisqu’elle ne pouvait pas relire ce qu’elle écrivait avec un
crayon.
— Je ne sais pas comment elle fait, expliqua Ann Sullivan au Dr Anagnos. Elle a
une mémoire prodigieuse !
Helen aimait beaucoup la bibliothèque de l’Institution Perkins où iî y avait des
rayons entiers de livres imprimés en Braille. Elle passait des heures
délicieuses à faire courir ses doigts sur les rangées de points en relief. Les
livres qu’elle lisait étaient souvent des livres d’enfants, mais il y avait
aussi des livres pour les adultes. Helen les trouvait passionnants. Elle ne
comprenait pas tous les mots, mais elle continuait bravement sa lecture et le
sens lui apparaissait peu à peu. Elle enrichissait ainsi son vocabulaire et
arrivait à donner une forme de plus en plus claire à ses pensées.
Au mois de février, les jours commencèrent à allonger. Helen se mit à attendre
l’été avec impatience. L’été, cela voulait dire le retour à Tuscumbia. Helen
avait hâte de retrouver ses parents, sa petite sœur Mildred, qu’elle aimait
maintenant beaucoup, et, merveille des merveilles, le jeune dogue anglais qu’un
« admirateur » lui avait envoyé, juste pour Noël. Mme Keller ne savait pas
écrire le Braille. En s’appliquant beaucoup, elle l’avait appris très vite, pour
avoir la joie d’annoncer elle-même à Helen l’arrivée du dogue, qui était une
jeune chienne, à Tuscumbia.
Helen avait baptisé sa chienne « Lionne » en souvenir de sa visite au cirque et
du « séjour » dans la cage des fauves.
— J’espère que Lionne ne sera encore qu’un petit chiot quand je rentrerai cet
été, dit Helen à Miss Sullivan. Je sais bien qu’elle deviendra grande, plus vite
que moi, mais j’aimerais tant trouver encore un bébé chien que je pourrais
prendre dans mes bras !
Helen comptait les jours qui la séparait des vacances, mais elle avait aussi en
tête un autre projet beaucoup plus sérieux. D’un premier abord, il paraissait
irréalisable, et pourtant, Helen s’y accrochait avec une ténacité exceptionnelle
chez une enfant de neuf ans. « Il y a sûrement un moyen », pensait-elle. Elle
avait raison et son souhait, qui paraissait impossible à exaucer, le fut ce
printemps-là et d’une manière tout à fait inattendue.
« JE NE SUIS PLUS MUETTE ! »
On était à la fin de mars, quand Miss Sullivan apprit l’existence de Ragnhild
Kaata.
Ragnhild était une jeune Norvégienne, aveugle et sourde comme Helen. À force de
travail et de persévérance elle avait obtenu ce résultat prodigieux ; elle
parlait. Ragnhild parlait presque comme tout le monde.
Cette nouvelle bouleversa Ann Sullivan. Ce que la petite Norvégienne avait
réussi, pourquoi Helen ne le réussirait-elle pas aussi ?
Quand elle était toute petite, avant l’arrivée d’Ann Sullivan, Helen avait
souvent senti les lèvres de ses parents bouger quand ils se parlaient. Elle
croyait alors qu’ils jouaient et qu’ils jouaient sans elle, par pure malice.
Elle se sentait rejetée, blessée et furieuse. Elle se mettait alors dans une de
ses épouvantables crises de colère qui la laissaient épuisée et triste.
Helen savait maintenant depuis longtemps que ses parents ne « jouaient » pas
lorsque leurs lèvres remuaient. Ils parlaient. Elle savait aussi que tous les
êtres humains normaux entendaient avec leurs oreilles et voyaient avec leurs
yeux.
Helen, elle, n’entendait aucune voix, pas même la sienne. Elle n’avait donc eu
aucun moyen d’apprendre à utiliser cette voix. Elle était muette parce qu’elle
était sourde. Elle ne pouvait « parler » qu’avec les doigts.
La plupart des gens, malheureusement, ne connaissaient pas l’alphabet manuel.
Helen était alors dans l’impossibilité de communiquer avec eux. Elle aurait
voulu leur dire tant de choses ! C’était très dur. Même avec Ann, c’était dur,
parce que les pensées d’Helen couraient plus vite que ses doigts.
— Pas si vite ! lui épelait Ann. Tes doigts galopent et je ne comprends rien à
ce que tu veux me dire !
Helen savait maintenant d’où venaient les voix. En plaçant la main sur le cou de
son institutrice, elle sentait parfaitement la vibration des cordes vocales.
Elle savait aussi que les mots se prononcent avec la bouche, avec les lèvres.
Elle avait en effet réussi à apprendre à lire sur les lèvres de sa maîtresse, à
lire avec un doigt qu’elle posait légèrement sur la bouche de la personne qui
lui parlait.
Pour quelqu’un qui voit, lire sur les lèvres n’est pas très difficile. Presque
tous les sourds y parviennent assez facilement. Pour un aveugle, cela semble
impossible. Helen y était parvenue cependant.
Elle était décidée maintenant d’apprendre à parler avec sa gorge et avec ses
lèvres. C’était son « projet ».
Depuis quelque temps déjà, elle faisait de grands efforts pour parler. Les sons
qu’elle émettait étaient discordants, très désagréables à entendre. Ann Sullivan
soupirait en l’écoutant et s’efforçait de détourner son attention, de
l’intéresser à autre chose. Helen s’obstinait malgré tout.
— Je sais que je peux faire des bruits avec ma gorge, disait-elle à son
institutrice. Pourquoi donc n’arriverais-je pas à faire des sons « qui
parlent » ?
— Il arrive que des sourds apprennent à parler, répondait Ann (qui craignait de
plus en plus pour l’enfant une terrible déception, lorsqu’elle s’apercevrait
que, décidément, elle ne pouvait pas parler). Leur voix est généralement
monotone et désagréable parce qu’ils ne s’entendent pas. Pour toi, apprendre à
parler serait encore plus difficile, puisque tu ne peux pas voir comment les
gens se servent de leurs lèvres, de leur langue, et des muscles de leur visage.
— Je peux les sentir, épelait Helen que rien ne pouvait convaincre d’abandonner
son projet.
Lorsque Ann apprit l’existence de Ragnhild Kaata, elle fut transportée de joie ;
Helen avait raison : raison de s’obstiner, raison d’être sûre qu’elle pouvait
parler ! raison d’avoir confiance ! Elle lui raconta l’histoire de la petite
Norvégienne et lui dit qu’il fallait maintenant travailler sérieusement, avec
des spécialistes.
Helen était enthousiasmée. C’était encore une nouvelle vie qui allait commencer
pour elle. Ann décida de la conduire, sans plus attendre, auprès de Miss Fuller,
directrice d’une école pour les enfants sourds, l’école Horace Mann, à Boston.
La petite fille dansait de joie et d’énervement en entrant dans le bureau de
Miss Fuller, Ann, pour sa part, était tout de même très anxieuse : Miss Fuller
pourrait-elle vraiment apprendre à parler à Helen ?
— J’aimerais bien l’aider, dit Miss Fuller, en voyant l’expression confiante
d’Helen, qui était maintenant parfaitement immobile et sage. Je serais même très
heureuse de lui donner des leçons. Nous allons commencer tout de suite.
Elle posa le doigt d’Helen sur ses lèvres et lui épela, à l’aide de l’alphabet
manuel, sur son autre main :
— Je vais faire différents mouvements avec mes lèvres et ma langue. Essaie de
reproduire chacun de ces mouvements avec tes lèvres et ta langue à toi, en
faisant sortir le son de ta gorge. Nous allons commencer par le son M. Serre les
lèvres comme ça. Allez essaie !
Après plusieurs tentatives infructueuses, Helen arriva à émettre le son : M
(emm). Puis elle apprit à dire P (pi), A (é), S (ess), I (aïe) et T (ti). Miss
Fuller lui faisait suivre le mouvement de ses lèvres, et aussi de sa langue.
Elle lui montra longuement comment prononcer « T », en faisant buter la langue
contre les dents. Au bout d’une heure, Helen avait appris à émettre assez
distinctement six sons différents.
Helen prit onze leçons avec Miss Fuller. Ann l’accompagnait toujours et
assistait à la leçon, pour pouvoir lui faire répéter ensuite les exercices que
lui indiquait Miss Fuller.
Les sons qui se forment dans le fond du gosier donnèrent énormément de mal à la
pauvre Helen. Le « K » par exemple. Et le « G » dur comme dans « Gare ». Elle
eut beaucoup d’ennuis aussi avec le « R » et le « L ».
Dès la première leçon, Helen essaya de prononcer des mots, mais ni Miss Fuller »
ni Ann Sullivan, malgré toute leur bonne volonté, ne pouvaient encore la
comprendre.
— Patience ! lui épelait Miss Fuller. Apprends d’abord à former les sons très
distinctement et les mots viendront plus tard. Pour le moment essayons encore
une fois le « K ».
Helen n’avait guère envie d’être patiente. Les mots étaient là, dans sa gorge,
luttant pour sortir, comme des oiseaux qui battent des ailes derrière les
barreaux de leur cage. Depuis l’instant où elle se réveillait jusqu’au soir,
quand elle tombait de sommeil, elle ne cessait pas de s’exercer, d’essayer, de
recommencer, encore, encore et toujours.
Ann Sullivan avait des crampes dans tous les muscles du visage et du cou, car
Helen ne cessait de les palper, les tâter, les pincer, pour reproduire
exactement tous leurs mouvements et pour sentir, au bout de ses doigts, comment
étaient faits le son « B » ou le son « P ».
Miss Fuller était émerveillée par les progrès d’Helen :
— Je n’ai jamais eu d’élève comme elle, disait-elle à Miss Sullivan… Elle est
tellement avide d’apprendre, c’est extraordinaire…
Helen pensait que bientôt elle serait capable de parler à sa petite sœur
Mildred, qu’elle pourrait appeler son chien, qu’il répondrait à son appel… et
elle travaillait de plus belle.
Le jour de la onzième et dernière leçon arriva enfin. Helen avait une idée
derrière la tête et elle s’était bien exercée, toute seule, sans mettre Ann
Sullivan dans le secret.
Pour commencer, comme elle le faisait au début de chaque leçon, Miss Fuller lui
fît répéter les sons de toutes les lettres. Helen « faisait ses gammes » ; puis
son professeur lui demanda de dire les quelques mots qu’elle prononçait
correctement.
— Très, très bien, dit Miss Fuller à Helen qui, un doigt posé sur les lèvres de
son professeur, « écoutait » ainsi ce qu’elle lui disait… Maintenant tu n’as
plus qu’à t’exercer patiemment, et tu arriveras vite à d’excellents résultats.
Helen laissa retomber ses mains le long de son corps, prit une profonde
inspiration et, lentement, avec application, elle articula :
— Je – ne – suis – plus – muette !
La voix était monotone, les mots n’étaient pas prononcés très distinctement ;
Helen ne savait pas que certaines lettres ne se prononcent pas et elle disait
par exemple « je suisse » pour « je suis ». Il n’y avait guère que Miss Fuller
et Ann Sullivan pour la comprendre, mais son « je ne suis plus muette » était
tout de même le cri de triomphe le plus éclatant qui fût jamais sorti d’une
gorge humaine.
LE PETIT TOMMY STRINGER
Par une belle journée de printemps, Helen et Ann étaient assises dans la petite
salle qu’on leur avait réservée pour travailler à l’Institution Perkins. Elles
venaient de passer une heure en exercices pour perfectionner la diction d’Helen.
Helen ne suivait pas la classe avec les autres enfants, qui étaient aveugles
comme elle mais qui n’étaient pas sourds, et elle travaillait seule avec son
institutrice.
Helen avait beaucoup grandi. Dans quelques jours elle aurait onze ans. Il y
avait un peu plus d’un an qu’elle avait commencé à apprendre à parler, mais sa
diction était encore loin d’être parfaite. Ann et elle y travaillaient tous les
jours, patiemment, sans se décourager.
L’enfant ne voulait plus parler avec ses doigts. Elle savait que son élocution
était très défectueuse, que beaucoup de personnes ne la comprenaient pas et
qu’Ann était obligée de leur répéter ce qu’elle avait dit. Qu’importe ! Il
fallait persévérer. Ses progrès, très lents, étaient tout de même inespérés.
Ann lui épela dans la main :
— Je crois que nous en avons assez fait pour aujourd’hui.
Elles se levèrent et s’étirèrent. Les séances de travail les fatiguaient
beaucoup toutes les deux : Ann devait articuler en exagérant tous les mouvements
des lèvres, de la langue et des muscles de la gorge, pour qu’Helen pût discerner
facilement les différences qu’elle devait ensuite s’appliquer à imiter. Elle
s’appliquait tellement en effet, ses muscles étaient si tendus, qu’elle était
parfois courbatue comme après une longue marche.
Ann reprit la main d’Helen :
— J’ai une triste histoire à te raconter, lui épela-t-elle. Celle d’un petit
garçon malheureux. Tommy Stringer.
Une lettre était arrivée le matin même à l’Institution Perkins, au sujet de
Tommy Stringer. Tommy avait cinq ans. Un an plus tôt, une maladie l’avait laissé
aveugle et sourd comme Helen. Sa mère était morte et son père ne pouvait pas
s’occuper de lui. On avait donc envoyé Tommy dans un hospice, près de
Pittsburgh, en Pennsylvanie.
Ann Sullivan avait le cœur serré en pensant à Tommy. Elle se disait que cet
hospice de Pennsylvanie n’était sans doute pas beaucoup plus gai que celui du
Massachusetts où elle-même avait passé quatre années terribles quand elle était
enfant. Elle n’avait jamais parlé à Helen de cette période de sa vie. Elle ne
voulait pas l’attrister et, cette fois encore, elle ne lui en parla pas. Elle
lui expliqua simplement que Tommy avait besoin d’aide, comme elle, Helen, en
avait eu aussi besoin.
— Il faut le faire venir ici et lui trouver une institutrice, déclara
tranquillement Helen.
— Oui, répondit Ann. Mais où trouver de l’argent pour le voyage, la pension,
etc. ? Son père n’a pas un sou.
— Nous allons en trouver, reprit Helen, sans hésitation. Je vais écrire à tous
mes amis et leur demander de l’argent pour Tommy.
Helen écrivait maintenant des lettres avec beaucoup de facilité et beaucoup de
plaisir car elle avait une machine à écrire. On sait que les dactylos tapent
sans jamais regarder les touches. La cécité d’Helen ne la gênait donc pas tant
qu’elle était devant son clavier, mais elle ne pouvait pas se relire. Ann
Sullivan était chargée de le faire à sa place et de corriger. En échange, Helen
lui tapait toutes ses lettres et cela soulageait Ann, dont la vue était de
nouveau très fatiguée.
En s’asseyant devant sa machine à écrire, Helen se disait qu’elle avait beaucoup
de chance, beaucoup plus de chance que Tommy Stringer. Elle avait Ann toujours
auprès d’elle. Que ferait-elle sans Ann ? Elle frissonna. Helen ne pensait
jamais plus à « ses années de prison », lorsqu’elle était en proie au désespoir
et ne pouvait même pas se formuler à elle-même sa peine, son angoisse, sa
solitude, puisqu’elle ne connaissait pas les mots qui les exprimaient.
Ann était venue et avait transformé son existence. Helen travaillait, jouait,
riait, comme tous les autres enfants. Elle était simplement beaucoup plus
intelligente que la plupart des enfants de son âge.
Bientôt, comme toujours au moment des vacances, elle retournerait avec Ann à
Tuscumbia. Elle pourrait en descendant du train dire « bonjour » à ses parents,
leur parler, leur raconter tout ce qu’elle avait fait, ses progrès, ses
lectures. Elle pourrait jouer avec Mildred, avec Lionne, qui répondait
parfaitement à ses appels.
Il y avait à la ferme un petit âne, qui s’appelait Neddy. Helen s’était beaucoup
amusée, l’été précédent, à atteler Neddy – toute seule – et à emmener Mildred en
promenade dans la charrette.
— Nous recommencerons cet été, se disait-elle en riant de plaisir à cette idée.
Helen ne se contentait pas d’emmener sa petite sœur faire des promenades en
voiture à âne, elle faisait beaucoup mieux : elle montait à cheval ! Son poney,
« Beauté noire », portait le nom d’un cheval célèbre dans la littérature
enfantine américaine. C’était une bête très douce et très bien dressée. Il
connaissait parfaitement les sentiers du petit bois à côté de la maison et, très
souvent, Ann Sullivan lui lâchait les rênes et laissait Helen partir à
l’aventure sur le dos de Beauté noire.
Helen aimait beaucoup son poney, elle était fière de savoir monter à cheval.
C’était encore une de ces choses qu’elle n’aurait jamais dû faire, une de ces
choses prétendues « impossibles » qui étonnaient et émerveillaient son entourage
et tous ceux qui entendaient parler d’elle dans le monde entier.
La petite fille préférait tout de même sa chienne Lionne à son poney Beauté
noire. Lionne était une amie amusante, affectueuse et expansive. Chaque fois
qu’elle retrouvait Helen, pendant les vacances, elle se jetait sur elle, la
renversait à moitié, la léchait, courait en tous sens, et finissait par se
coucher à ses pieds.
— Ce n’est pas le moment de penser à Lionne, se dit Helen, honteuse d’avoir
laissé sa lettre en attente, pendant que ses pensées vagabondaient du côté de
Tuscumbia.
Elle avait glissé le papier dans la machine et s’apprêtait à taper, lorsque Ann
lui apporta une lettre de sa mère. Helen se mit aussitôt à la lire, mais à peine
ses doigts avaient-ils parcouru quelques lignes de Braille qu’elle éclata en
sanglots.
Les joues ruisselantes de larmes, elle tendit la lettre à Ann Sullivan. Celle-ci
eut vite fait de comprendre le chagrin de la petite fille : Mme Keller annonçait
la mort de Lionne.
Lionne était devenue une énorme chienne qui aboyait si fort qu’elle terrorisait
tout le monde. En réalité, elle était l’animal le plus doux de la terre, mais
quand elle courait à toute vitesse derrière les voitures, elle effrayait les
chevaux. Un agent de police, craignant qu’elle ne causât un accident, l’avait
abattue d’un coup de pistolet.
« Je sais que cette nouvelle va te faire beaucoup de peine… » écrivait
Mme Keller. Helen essaya de prendre sur elle et de retenir ses sanglots, mais
soudain elle n’y tint plus et se réfugia en pleurant de plus belle dans les bras
d’Ann Sullivan.
Ann lui prit doucement la main :
— Helen, n’oublie pas que tu dois écrire pour que l’on vienne au secours de
Tommy… Tommy est seul et malheureux…
Helen comprit parfaitement ce qu’Ann voulait lui suggérer : ne pense pas à toi,
pense aux autres. Elle sécha ses yeux, emprunta le mouchoir de son institutrice,
car le sien était trempé, et retourna bravement à sa machine à écrire.
Les jours suivants, elle écrivit de nombreuses lettres. L’une d’elles était
adressée à l’ami qui lui avait donné Lionne. Helen y disait :
« Si seulement le policier avait su quelle bonne chienne elle était, il ne
l’aurait pas tuée. »
Comme Helen était très célèbre, la malheureuse histoire de Lionne fut racontée
dans tous les journaux. Bientôt Helen commença à recevoir des quantités de
lettres : on lui offrait un autre chien, ou un chat, ou de l’argent pour acheter
« le plus beau chien du monde ».
Ces lettres arrivaient de tous les États d’Amérique et même d’Angleterre. Elles
étaient généreuses, pleines de bonnes intentions, mais elles ne pouvaient
évidemment pas ressusciter la pauvre Lionne, et pour le moment Helen n’avait
aucune envie de remplacer son animal préféré.
Ann et Helen étaient surtout très embarrassées par les envois d’argent.
Qu’allaient-elles pouvoir bien en faire ?
— Pourquoi ne le prenons-nous pas pour aider Tommy Stringer ? demanda Helen.
— C’est une très bonne idée, reconnut Ann Sullivan. Mais les gens qui t’ont
envoyé cet argent voulaient que tu t’en serves pour acheter un autre chien. Ils
ne seront peut-être pas très contents si tu ne l’utilises pas comme ils le
souhaitaient.
— Je vais leur écrire pour leur demander si cela les ennuie. Cela serait bien
étonnant. À partir d’aujourd’hui, je demanderai à tous les gens qui veulent
m’offrir tous les animaux de la terre, d’envoyer tout simplement de l’argent
pour aider Tommy.
Helen, qui n’était tout de même encore qu’une petite fille de onze ans, passait
plusieurs heures par jour à écrire « ses lettres d’affaires ». Très vite, elle
recueillit assez d’argent pour faire venir Tommy à l’Institution Perkins, et
pour qu’il puisse prendre des leçons particulières avec un professeur
spécialisé.
Tommy était un charmant petit garçon, mais il ne parvint jamais à faire des
études aussi poussées que celles d’Helen. Il était moins intelligent, il n’avait
pas cette extraordinaire volonté d’apprendre qui caractérisait la petite fille.
Il réussit à utiliser correctement l’Alphabet Manuel et plus tard, il gagna sa
vie grâce à de petits travaux de cartonnage.
L’ardeur que mettait Helen à apprendre commençait à poser un problème à Ann
Sullivan. Elle-même n’était allée à l’école que pendant six ans. Helen
commençait à la rejoindre en plusieurs matières… L’enfant avait trouvé des
livres français en Braille à la bibliothèque de l’Institution Perkins. Elle
avait décidé d’apprendre le français toute seule. Elle avait aussi envie
d’apprendre le latin et le grec parce qu’avec l’aide de son institutrice, elle
avait lu beaucoup de récits mythologiques adaptés pour les enfants.
Quand elles arrivèrent à la maison pour les vacances, cet été-là, Ann Sullivan
dit à Mme Keller :
— Helen va bientôt avoir besoin de quelqu’un qui en sache beaucoup plus long que
moi-même pour l’aider dans ses études.
— Vous n’allez tout de même pas l’abandonner ? demanda précipitamment Mme Keller
affolée.
— Bien sûr que non ! répondit Ann en riant. Mais je crois qu’il serait bon pour
elle qu’elle aille à l’école avec d’autres enfants.
— Comment le pourrait-elle ? demanda Mme Keller. Elle n’entendra pas le
professeur, elle ne verra pas ce qu’il écrira au tableau.
— Il faudrait que j’y aille avec elle, naturellement, dit Ann et que je lui
épelle tout, au fur et à mesure. Elle pourrait faire ses devoirs sur sa machine
à écrire. Je crois qu’elle sera parfaitement capable de réciter ses leçons en
classe. Elle refuse de parler avec ses doigts et elle a fait beaucoup de progrès
pour parler. Évidemment, elle est encore assez difficile à comprendre ; mais les
professeurs s’habitueront très vite à son élocution et pour elle ce sera
excellent.
— Nous ne sommes pas obligés de prendre une décision tout de suite, dit
prudemment Mme Keller, qui ne voulait pas dire à Ann, pour ne pas la blesser,
qu’elle trouvait son idée extravagante.
Ann acquiesça :
— Nous avons le temps, les vacances commencent à peine. Je vais tout de même
chercher dès maintenant une école qui pourrait nous convenir.
Ann Sullivan quitta la véranda où elle était assise quelques instants auparavant
avec Mme Keller et rentra à la maison. Elle s’était gardée d’aborder un problème
qui pourtant la tourmentait de jour en jour davantage : l’état de ses yeux.
Si Helen allait à l’école, elle aurait besoin d’une quantité de livres nouveaux
et très peu de ces livres avaient été « traduits » en Braille. C’est à Ann qu’en
incomberait la tâche. Elle devrait, soit recopier les livres en Braille, soit
les épeler peu à peu dans la main d’Helen. Dans les deux cas, il fallait
évidemment qu’elle commençât par les lire ; or, la vue d’Ann Sullivan, qui était
déjà très mauvaise, s’était encore affaiblie ces derniers temps. Helen savait
que son institutrice avait les yeux fatigués mais elle ignorait la gravité de
son cas.
« J’essaierai de tenir le temps qu’il faudra », se dit Ann, qui ne pensait
jamais à elle, mais aux progrès de l’enfant.
« J’IRAI À HARVARD »
Cet automne-là, quand Helen retourna avec Ann, à Boston, une grave déception
l’attendait. Pendant les vacances, la petite fille avait décidé de devenir « un
grand écrivain » et elle avait composé un petit conte intitulé « Feuilles
d’automne ».
Dès que le conte eut été achevé, Helen l’avait lu à Ann Sullivan. L’enfant était
très agitée, très fière, et s’énervait encore plus, chaque fois que son
institutrice l’interrompait, très doucement, pour lui corriger une faute de
prononciation.
Au dîner, toute la famille eut droit à la lecture de « Feuilles d’automne », et
déclara, unanimement, que c’était un chef-d’œuvre. Un ami qui était là demanda à
Helen si elle avait lu cette histoire dans un livre.
— Quelle idée, répondit aussitôt Helen, de sa voix encore maladroite. C’est un
conte que j’ai écrit pour M. Anagnos.
Helen recopia son histoire et l’envoya au Dr Anagnos pour son anniversaire. Le
titre « Feuilles d’automne » fut remplacé, sur les conseils de Mme Keller » par
un autre : « le Roi Frimas ». Helen, accompagnée de sa chère Ann, alla elle-même
poster son précieux envoi.
M. Anagnos fut enchanté de l’envoi et émerveillé par le nouveau talent d’Helen.
Il lui envoya une lettre de remerciements et de félicitations émus, et il publia
« le Roi Frimas » dans l’un des bulletins de l’Institution Perkins.
Peu de temps après, vint l’heure de la rentrée. Ann et Helen, comme chaque année
désormais, regagnèrent Boston. C’est alors que le drame éclata.
Un des lecteurs du Bulletin de l’Institution Perkins s’aperçut en effet que « le
Roi Frimas » avait pour lui un petit air de « déjà lu », et il découvrit qu’il
existait, en effet, un conte de Margaret Canby, intitulé « Les Fées Frimas »,
qui avait paru avant la naissance d’Helen dans un livre intitulé « Birdie et ses
amis ». Les deux contes se ressemblaient tellement que cette ressemblance ne
pouvait pas être l’œuvre du hasard.
Comment l’expliquer ? Il fallait bien supposer que l’on avait raconté à Helen
l’histoire de Margaret Canby. Qui « on » ? Miss Sullivan ? Et l’enfant aurait
commis un plagiat…
Ann Sullivan était aux cent coups. Elle ne se souvenait absolument pas d’avoir
jamais raconté « les Fées Frimas » à Helen. Elle ne connaissait d’ailleurs pas
du tout ce conte. Ce qui la bouleversait encore plus, c’était le chagrin
d’Helen. Lorsqu’elle dut expliquer à la petite fille que ce n’était pas elle qui
avait inventé cette belle histoire, dont elle était si fière, et que, ô horreur,
on la soupçonnait même de l’avoir « copiée », Helen éclata en sanglots.
Ann Sullivan était bien obligée de prévenir Helen qu’on la « soupçonnait », car
toute l’Institution Perkins était en effervescence et le Dr Anagnos aurait bien
voulu en avoir le cœur net.
Il interrogea lui-même Helen. À l’aide de l’alphabet manuel évidemment, et fut
vite persuadé de la parfaite bonne foi de l’enfant.
Comment expliquer alors cette similitude troublante entre les deux textes ?
Aidée du Dr Bell, qui aimait beaucoup Helen et qui craignait que toute cette
histoire n’ébranlât les nerfs de l’enfant, Ann Sullivan se livra à une véritable
enquête. Après de longues et patientes recherches, elle découvrit qu’une dame
amie des Keller, Mme Hopkins, avait dans sa bibliothèque le livre de Margaret
Canby.
Cette dame avait reçu Helen pendant les vacances, trois ans plus tôt, et l’avait
même gardée seule, car Miss Sullivan avait été obligée d’aller passer quelques
jours à Boston pour préparer la prochaine arrivée d’Helen à l’Institution
Perkins.
Mme Hopkins se souvenait très bien d’avoir raconté de nombreuses histoires à
Helen (en alphabet manuel, que cette dame possédait parfaitement) car elle avait
peur qu’Helen ne s’ennuie avec elle en l’absence d’Ann Sullivan.
Elle croyait bien avoir lu les contes de Margaret Canby à Helen, mais n’en
gardait elle-même qu’un souvenir des plus confus.
La pauvre Helen, qui commençait à peine à l’époque à communiquer avec les autres
et qui s’émerveillait de tout ce qu’elle découvrait, avait gardé au plus profond
de sa mémoire toute la fameuse histoire des « Fées Frimas » ; puis elle l’avait
oubliée, ou du moins elle avait cru l’oublier, et elle n’avait naturellement pas
une seconde pensé qu’elle écrivait un plagiat lorsqu’elle composait avec
application « les Feuilles d’automne ».
Lorsque le Dr Anagnos apprit que Helen avait eu connaissance des « Fées Frimas »
trois ans auparavant, il donna à l’enfant son entière absolution. Helen avait
appris tant de choses, avait fait de tels efforts durant ces trois années, que
celles-ci comptaient double ou triple. Si plagiat il y avait, il était
totalement involontaire.
Helen fut consolée en voyant sa bonne foi reconnue, mais sa vocation d’écrivain
en fut fortement ébranlée. Plus tard, elle devait cependant écrire tout un livre
qui ne devrait rien à Miss Canby.
La petite fille était trop gaie, trop vive, pour s’arrêter longtemps sur une
impression pénible. Ann Sullivan n’eut pas grand mal à lui changer les idées et,
pendant leur séjour à Boston, elle l’emmena voir des amis à Wellesley, une
célèbre Université de jeunes filles, située aux environs de la ville.
Helen sembla très intriguée en apprenant que Wellesley était réservé aux jeunes
filles. Tandis qu’elles se promenaient autour de la pelouse, Ann Sullivan lui
décrivit les différents bâtiments, les pavillons des étudiantes et des
professeurs, les amphithéâtres pour les cours, et les étudiantes qui
s’avançaient, par petits groupes, leurs livres sous le bras.
Le soir, au dîner, Helen surprit tout le monde en annonçant :
— Un jour j’irai à l’Université… mais j’irai à Harvard.
Tous les gens qui ont vécu à Boston connaissent l’Université Harvard, installée
dans une ville voisine, Cambridge. Les Bostoniens sont extrêmement fiers de
Harvard.
Une des personnes présentes demanda à Helen pourquoi elle ne voulait pas aller à
Wellesley. Lorsque Ann lui eut traduit la question, en lui épelant, Helen
répondit :
— Parce qu’il n’y a que des filles !
Tout le monde se mit à rire et personne ne prit très au sérieux la déclaration
de l’enfant. On ne pouvait pas du tout envisager, semblait-il, de l’envoyer dans
quelque Université que ce fût, avec sa double infirmité.
Dans le tramway qui les ramenait à Boston, Ann prit la main d’Helen et lui
demanda :
— Où as-tu été chercher cette idée que tu irais à Harvard, ma chérie ? Harvard
est une Université pour les garçons, et seulement pour les garçons. Il y a une
Université féminine, rattachée à Harvard, et qui s’appelle Radcliffe. Les jeunes
filles qui y font leurs études suivent leurs cours à Harvard et elles ont les
mêmes professeurs que les garçons.
— Alors c’est là que j’irai, dit Helen.
Ann Sullivan lui donna une petite tape sur l’épaule. Cette marque d’amitié
signifiait à peu près : « Tu m’amuses mais tu exagères. » Helen le comprenait
fort bien. Ann changea de sujet pour distraire l’enfant, mais elle songeait en
elle-même :
— Elle n’a que onze ans ! Quand elle sera en âge d’aller à l’Université, elle
aura oublié tout cela ; mais, en attendant, il faut absolument que je lui trouve
une école où elle pourrait poursuivre ses études.
Ce ne fut pas facile, loin de là, de la découvrir, cette école. Il fallut trois
ans à Ann Sullivan pour trouver ce qui lui convenait. Finalement elle se décida
pour l’École Wright-Humason ; une école spéciale pour les sourds-muets, qui se
trouvait à New York.
— Les élèves sont sourds-muets, mais pas aveugles, dit Ann Sullivan à
Mme Keller. Je suis certaine cependant qu’Helen pourra, suivre. Les professeurs
lui apprendront à améliorer sa diction et on me permet d’assister aux cours avec
elle pour que je puisse tout lui épeler dans la main.
Helen avait quatorze ans quand elle entra à l’École Wright-Humason à New York.
Comme l’avait prédit Ann Sullivan, elle réussit très bien dans ses études. Le
professeur d’allemand, Miss Reamy, savait se servir de l’alphabet manuel et elle
s’occupa tout particulièrement d’Helen qui fit de rapides progrès et lisait à
peu près couramment l’allemand au bout d’un an. Le professeur de français, Miss
Olivier, ne connaissait pas l’alphabet manuel. Helen devait lire sur ses lèvres
(en les effleurant du doigt) et c’était beaucoup plus difficile. Cependant, la
fillette s’amusait beaucoup à lire « le Médecin malgré lui » de Molière.
Seule la diction d’Helen ne s’améliorait guère. Les professeurs de l’École
Wright-Humason étaient pourtant spécialisés dans l’enseignement de la parole et
de la lecture sur les lèvres ; mais Helen, qui ne pouvait « voir » qu’avec ses
doigts, était très défavorisée par rapport aux petits élèves sourds qui, eux,
pouvaient observer avec leurs yeux le mouvement des lèvres de leurs professeurs.
Helen n’avait qu’une passion modérée pour l’arithmétique. Elle cherchait
volontiers à « deviner » les solutions des problèmes plutôt qu’à les résoudre
par le raisonnement. Par contre, elle se passionnait pour la géographie et
particulièrement pour la géographie physique : la formation des fleuves, des
montagnes, les plissements géologiques, les vents, les différentes sortes de
nuages, tout cela lui « parlait ». Peut-être le souvenir des heures qu’elle
avait passées près du vieux débarcadère de Tuscumbia y était-il pour quelque
chose. Il est certain aussi que la petite fille, qui ne voyait ni n’entendait,
aimait la nature et était très sensible aux différences de climat, d’atmosphère.
Elle sentait l’orage, comme les chats, et elle percevait des vibrations qui
échappent au commun des mortels.
Pendant les deux années qu’Helen passa à New York, elle fit de nombreuses
promenades avec Ann Sullivan. Elles allaient tous les jours à « Central Park »,
le célèbre parc new-yorkais, qui plaisait beaucoup à Helen parce qu’elle y
retrouvait tout ce qu’elle aimait : le parfum des fleurs, la douceur des jeunes
pousses, la fraîcheur de la rosée. Au printemps, elles faisaient de grandes
excursions et de longues promenades en bateau sur l’Hudson.
Au bout de ces deux ans, Ann décida d’aborder franchement avec Helen le fameux
problème de l’Université. Helen en parlait souvent et c’était toujours pour
répéter :
— J’irai à Radcliffe.
Ann Sullivan avait longuement réfléchi au problème. Elle avait toujours estimé
qu’il fallait traiter Helen exactement comme n’importe quelle autre enfant. Elle
détestait faire le rabat-joie et n’aurait voulu pour rien au monde décourager
Helen dont elle admirait et approuvait l’esprit d’entreprise, mais il fallait
absolument lui faire comprendre qu’il était à peu près impossible pour une jeune
fille aveugle et sourde-muette d’aller à l’Université.
Lentement, elle épela dans la main d’Helen :
— D’abord, il faut que tu te mettes bien dans la tête qu’on ne tiendra aucun
compte, au collège, du fait que tu es aveugle et sourde. Il faudra que tu suives
les cours comme les autres. Donc que tu travailles beaucoup plus dur, peut-être
trois fois plus que les autres…
Helen retira sa main avec un geste d’impatience.
— Je peux travailler trois fois plus que les autres, dit-elle… Ce ne sont pas
les forces, ni l’envie qui me manquent !
Ann lui reprit doucement la main :
— Je sais, ma chérie. Mais il faut que tu saches que les difficultés qui
t’attendent, tu ne les as encore jamais rencontrées. Toutes les autres jeunes
filles voient et entendent. Je sais… les enfants de ton école ne sont pas
aveugles non plus. Mais ils sont sourds, comme toi. S’ils pouvaient à la fois
voir et entendre, tu aurais beaucoup de mal à te maintenir à leur niveau.
— Alors, il faut que j’aille tout de suite dans une école où les élèves voient
et entendent, dit Helen, inébranlable.
Ann Sullivan reprit :
— Autre détail important : l’entrée à Radcliffe est très difficile pour tout le
monde. Nous ne sommes pas sûrs du tout qu’ils voudront de toi.
— Il faut essayer quand même !
Helen n’avait aucune idée de la valeur de l’argent. Elle ne se rendait
absolument pas compte du coût très élevé des études universitaires. Ann, elle, y
pensait pour deux.
Le père d’Helen n’était pas riche. On l’appelait « capitaine » (parce qu’il
avait combattu pendant la guerre civile, entre le Nord et le Sud des États-Unis,
du côté des sudistes, ses compatriotes), mais de son véritable métier il était
journaliste. Il était rédacteur en chef d’un petit hebdomadaire de l’Alabama et
il n’avait jamais gagné beaucoup d’argent. Depuis plusieurs années, il ne payait
même plus son salaire à Miss Sullivan. C’était elle qui l’avait exigé, en
prétextant qu’elle aimait trop l’enfant pour lui rendre des services rétribués.
Tout cela Helen l’ignorait. Elle ne savait pas non plus que c’était grâce à la
générosité d’un de ses nombreux amis qu’elle avait pu aller à l’École
Wright-Humason.
À New York, Helen s’était fait encore beaucoup d’autres amis. Certains étaient
très riches, d’autres l’étaient moins, mais ils étaient célèbres. Parmi ceux-ci
se trouvait le grand écrivain Mark Twain. Helen aimait énormément ses livres, en
particulier Tom Sawyer et Huckleberry Finn.
Lorsque tous les amis de New York apprirent qu’Helen voulait par-dessus tout
aller à l’Université, mais que les Keller n’avaient pas les moyens de l’y
envoyer, Mark Twain dit : « Il faut faire quelque chose ! » et tous se réunirent
pour rassembler la somme nécessaire.
Notons au passage, que, aujourd’hui encore, les études à l’Université de Harvard
coûtent très cher, beaucoup plus cher que les études dans une Université
française.
La question d’argent une fois résolue, Helen dut passer un examen d’entrée à
l’Université.
Les examens d’entrée à Radcliffe étaient les mêmes que ceux d’Harvard,
c’est-à-dire très difficiles. Ann estimait qu’Helen devait les préparer dans une
excellente école. Il n’y avait bien entendu aucune école d’un niveau suffisant
pour les sourds-muets ou les aveugles. Aucun étudiant aussi lourdement handicapé
que l’était Helen n’avait jamais tenté de franchir le barrage de Radcliffe, ni
même d’entrer dans une école préparatoire à l’Université.
Ann Sullivan discuta de ce problème avec les amis d’Helen, qui s’étaient réunis
pour lui payer ses études. Certains émirent des doutes sur les résultats que
pourrait obtenir Helen dans une école où tous les étudiants seraient
parfaitement normaux.
— Mais elle se heurtera à cette même difficulté quand elle ira à l’Université,
dit Ann. Autant qu’elle s’y mette tout de suite. On verra ainsi si elle en est
capable ou non.
Après avoir visité plusieurs établissements, Ann se décida pour l’École de
Jeunes Filles de Cambridge qui préparait les élèves aux examens d’entrée à
Radcliffe. Cette école était à côté de l’Université, tout près donc de Boston.
Un matin d’octobre 1896, les élèves du cours d’allemand de Frau Grote
regardèrent avec un vif intérêt et une bonne dose de curiosité entrer dans la
classe une mince jeune fille – Helen avait maintenant seize ans – aux cheveux
châtains et bouclés.
Une jolie jeune femme, élégamment vêtue, l’accompagnait. De temps en temps, elle
touchait légèrement le bras de la jeune fille comme pour guider sa marche.
La nouvelle élève n’était cependant ni gauche, ni empruntée. Elle marchait avec
une sorte de grâce très particulière et elle avait de beaux yeux bleus. Il
fallait l’observer de près pour se rendre compte que ses yeux semblaient
regarder toujours droit devant eux, fixement, et qu’ils ne cillaient jamais.
Helen Keller et Ann Sullivan venaient de pénétrer pour la première fois dans une
école où Helen était la seule élève infirme.
Toutes les jeunes filles connaissaient son histoire et l’admiraient.
— Le seul moyen pour elle de suivre les cours, c’est que quelqu’un lui épelle,
au fur et à mesure, dans la main, leur avait expliqué M. Gilman, le directeur.
C’est pourquoi son institutrice, Miss Sullivan, viendra en classe avec elle.
Vous remarquerez que Miss Sullivan tient à peu près tout le temps la main
d’Helen dans la sienne. C’est parce qu’elle lui épelle tous les mots. Elle
écoute et elle voit à sa place.
M. Gilman avait également expliqué à ses élèves comment Helen avait réussi à
apprendre à parler.
— Elle récitera en classe, comme tout le monde, avait-il dit. Au début, sa voix
vous paraîtra bizarre. Vous aurez certainement beaucoup de mal à la comprendre.
Vous vous habituerez vite et au bout d’un certain temps, cela vous sera très
facile.
Naturellement, les professeurs avaient été les premiers à être informés du cas
exceptionnel qui allait se présenter à eux. Aucun d‘eux n’avait jamais eu à
s’occuper d’une élève aveugle et sourde. Après l’arrivée d’Helen, M. Gilman, le
directeur, et Frau Grote, le professeur d’allemand, apprirent à utiliser
l’alphabet manuel. Mais Frau Grote ne connaissait pas très bien l’orthographe
anglaise et il arrivait que toute la classe – y compris Helen, Miss Sullivan et
Frau Grote elle-même – s’amuse beaucoup quand le professeur faisait la
conversation avec son élève et l’émaillait de fautes involontaires !
Helen était très forte en allemand. Elle avait d’assez bonnes connaissances en
français et elle avait déjà fait six mois de latin. Elle lisait et traduisait
les « Commentaires » de César. Pendant sa première année à Cambridge elle étudia
aussi l’histoire d’Angleterre, la littérature anglaise, et naturellement…
l’arithmétique. Helen n’avait jamais jusque-là suivi un programme vraiment
précis. Ses professeurs admirèrent pourtant l’enseignement que lui avait donné
Ann Sullivan, particulièrement en anglais, où ils la trouvèrent très avancée.
Les étudiantes de l’École de Cambridge vivaient dans de petites maisons voisines
de l’école. Ann et Helen habitaient dans une maison un peu plus grande avec
plusieurs autres jeunes filles. La maison avait appartenu auparavant à William
Dean Howells, un écrivain célèbre qu’Helen avait rencontré à New York.
Les jeunes filles aimaient beaucoup Helen et s’efforçaient de lui rendre la vie
agréable. Au début, aucune d’elles ne pouvait lui « parler ». Certaines
apprirent, avec une louable bonne volonté, l’alphabet manuel, mais leurs efforts
pour épeler des mots dans la main d’Helen restèrent assez maladroits. Helen
riait avec elles de leurs erreurs et souvent devinait ce qu’elles avaient voulu
dire. Elle réussissait à partager presque tous leurs jeux grâce à Ann Sullivan
qui l’avait habituée à courir, à « se lancer » sans crainte, et elle faisait
avec ses amies de grandes excursions.
Ses études lui laissaient assez peu de temps. Ann Sullivan ne s’était pas
trompée lorsqu’elle avait prédit qu’elle serait obligée de travailler trois fois
plus que les autres.
Il y avait énormément de devoirs à faire, ce qui représentait un gros travail et
pour Ann et pour Helen. Il y avait tellement de livres à lire, et bien peu
étaient imprimés en Braille ! Ann se demandait si ses yeux douloureux et
affaiblis lui permettraient de continuer encore longtemps le travail accablant
qu’elle s’imposait. Elle n’en parlait à personne et lisait, pour pouvoir les
épeler ensuite à Helen, tous les livres dont celle-ci avait besoin.
Les professeurs s’étaient peu à peu familiarisés avec la prononciation de la
jeune fille et elle pouvait réciter ses leçons en classe, comme toutes les
autres élèves. À la maison, Helen faisait tous ses devoirs sur sa machine à
écrire.
Helen réussit très bien pendant toute la première année d’école. La seconde
année fut beaucoup moins brillante. Ann n’avait pas pu se procurer les livres de
mathématiques en Braille de sorte qu’Helen commença à prendre du retard.
Finalement, on décida de lui faire quitter l’école et de lui donner un
répétiteur, un jeune homme nommé Merton S. Keith.
Helen était très déçue de quitter son école. Heureusement, ses grands amis, les
Chamberlin, l’invitèrent à venir s’installer avec Ann à la Ferme rouge où elles
avaient passé tant de vacances heureuses. La Ferme rouge avait le grand avantage
d’être tout près de Boston. Le répétiteur, M. Keith, pouvait faire très
facilement l’aller et retour par le tramway.
Grâce à M. Keith, Helen rattrapa facilement son retard et, au bout d’un an et
demi, elle était prête à passer le fameux examen d’entrée à Radcliffe.
Cet examen durait plusieurs jours. Il y avait seize heures d’épreuves en tout.
Douze heures pour les épreuves dites élémentaires, quatre pour les épreuves
supérieures. Les sujets étaient envoyés « par messager spécial » de Harvard à
Radcliffe. Chaque candidat avait un numéro ; celui d’Helen était le 233, mais la
jeune fille ne pouvait pas garder l’anonymat puisqu’elle était obligée de se
servir d’une machine à écrire.
Ann Sullivan n’eut pas le droit de l’accompagner dans la salle d’examen. Ce fut
le directeur de Cambridge, lui-même, M. Gilman, qui lui épela les questions,
grâce â l’alphabet manuel. Helen répétait les questions à haute voix pour être
sûre d’avoir bien compris. Elle tapait ensuite les réponses sur sa machine et
M. Gilman les lui épelait, ce qui était la seule façon pour elle de se
« relire ». Elle apportait alors des corrections si elle le jugeait bon.
Toutes les épreuves – Anglais, Histoire, Français, Allemand, Latin,
Mathématiques – se déroulèrent de la même façon. Fatiguée et anxieuse, Helen
repartit pour la Ferme rouge avec Ann Sullivan. Peu de temps après arrivait la
bonne nouvelle : Helen avait parfaitement réussi dans toutes les matières.
UN RÊVE SE RÉALISE
Encouragée par son succès à l’examen, Helen pensait que son entrée à Radcliffe
ne présenterait maintenant plus aucune difficulté. Tout ne se passa pas aussi
facilement qu’elle aurait souhaité.
Les professeurs de Radcliffe s’opposèrent formellement à son entrée à
l’Université ! Cette nouvelle désespéra Helen et Ann Sullivan. Les professeurs
ne pouvaient pas admettre qu’une jeune fille aveugle et sourde était capable de
suivre des cours à l’Université. Ils suggéraient qu’elle assistât à quelques
cours, les plus faciles, en auditeur libre, mais surtout qu’elle ne s’attaquât
pas au diplôme.
Dès que le bruit commença à courir que l’on ne voulait pas d’Helen à Radcliffe,
deux Universités, celle de Cornell et celle de Chicago, l’invitèrent à
s’inscrire parmi leurs élèves. Helen remercia beaucoup et… refusa :
— Si j’allais à Cornell ou à Chicago, expliqua-t-elle à Ann, on me faciliterait
sans doute trop la tâche. C’est à Radcliffe que je veux aller, c’est à Radcliffe
que j’irai.
Les semaines passèrent. Helen et Ann attendaient à la Ferme rouge, espérant
toujours que le Conseil de l’Université de Radcliffe reviendrait sur sa
décision. Rien ne venait. Finalement, Helen s’assit à sa machine à écrire et
adressa au Président du Conseil de l’Université une lettre qui se terminait par
ces mots :
« Je reconnais que de très grands obstacles s’opposent à mon entrée à
l’Université, mais un véritable soldat ne s’avoue jamais vaincu avant la
bataille. »
Aucune Université ne pouvait refuser l’accès à une étudiante animée d’un tel
esprit. Helen fut finalement admise à Radcliffe, mais non sans qu’elle eût à
surmonter de nouveaux obstacles.
On lui fit repasser un examen, sous prétexte que M. Gilman lui avait peut-être
trop facilité la tâche lors des premières épreuves. Un certain M. Vining,
professeur à l’Institution Perkins, mais qu’Helen ne connaissait absolument pas
(il y avait longtemps maintenant qu’elle avait quitté l’Institution), fut chargé
de lui copier les questions en Braille.
Tout se passa bien pour les langues. Quand il fut question de géométrie et
d’algèbre, les difficultés commencèrent. Les Braille anglais et américain et
celui de New York Point, étaient familiers à Helen pour tout ce qui concernait
les questions littéraires. Mais pour l’algèbre et la géométrie, les symboles
étaient très différents dans les trois méthodes et Helen n’avait utilisé
jusque-là que le Braille anglais.
Deux jours avant l’examen, M. Vining envoya à Helen une copie en Braille d’un
sujet d’algèbre donné autrefois à Harvard. Catastrophe ! C’était la notation
américaine qui était utilisée. Helen demanda à M. Vining de lui expliquer les
signes. Il lui communiqua aussitôt un tableau de ces signes et Helen se mit
courageusement à les apprendre.
La nuit qui précéda l’examen, la pauvre Helen se perdait encore dans les
crochets, les accolades ; elle se tournait, se retournait dans son lit sans
pouvoir dormir.
M. Keith et Ann Sullivan étaient désolés. Ils accompagnèrent Helen et arrivèrent
bien avant l’heure de l’examen pour demander encore des précisions à M. Vining.
Helen avait toujours été habituée à lire l’énoncé de ses problèmes de géométrie
en lignes imprimées en relief ou à se les faire épeler dans la main. En Braille,
tout lui semblait soudain confus et elle ne pouvait fixer son esprit sur ce
qu’elle lisait.
En algèbre, ce fut pire encore. Les signes qu’elle venait d’apprendre dansaient
dans sa tête. Elle ne pouvait pas relire ce qu’elle écrivait car elle avait
généralement travaillé son algèbre en Braille ou mentalement. M. Keith ne
l’avait pas assez exercée à la composition écrite à la machine. Les conditions
si « confortables » de l’examen passé avec le bon M. Gilman étaient loin !
Helen triompha pourtant. Ses faiblesses en mathématiques étaient largement
compensées par ses notes excellentes en anglais, en langues vivantes et en
langues anciennes. Le Conseil de l’Université lui imposa encore un an d’attente.
Elle en profita pour se perfectionner en mathématiques avec l’aide de M. Keith
et, en novembre 1900, elle entrait à Radcliffe.
Quelques jours après, les étudiantes de première année se réunirent pour élire
leur bureau. À sa grande surprise, Helen fut élue à l’unanimité Vice-Présidente
de Première Année et priée de faire un discours.
— Je pensais que la plupart de ces filles ignoraient complètement mon
existence ! confia-t-elle à Ann Sullivan.
C’eût été bien étonnant, car les journaux avaient publié de nombreux articles
sur Helen Keller, l’étudiante aveugle et sourde-muette qui voulait entrer à
l’Université. Ann Sullivan parlait très rarement de ces articles à Helen et,
quand elle en apprenait l’existence, celle-ci ne leur accordait guère
d’importance.
Helen et Ann trouvèrent une charmante maison près de Cambridge et s’y
installèrent avec une domestique irlandaise nommée Bridget. Toutes les camarades
d’Helen aimaient Ann parce qu’elle était gaie et pleine d’idées amusantes.
Chaque fois qu’Helen et sa « maîtresse » n’avaient pas trop de travail, elles
invitaient des amies, prenaient le thé et se racontaient les petite potins du
collège.
Ces joyeuses réunions n’avaient lieu qu’une fois par semaine, ou tous les quinze
jours, car les études d’Helen exigeaient bien plus de travail encore qu’à
l’école de Cambridge. Elle lisait tant et tant de pages de Braille qu’elle en
avait le bout des doigts à vif. Ann, elle, devait lui lire tous les livres qui
n’avaient pas été transcrits en Braille. Elles travaillaient très tard le soir,
longtemps après que toutes les camarades d’Helen étaient rentrées chez elles et
endormies. Ann tenait le livre presque collé à ses yeux défaillants et épelait
inlassablement dans la main d’Helen.
Helen savait maintenant que la vue d’Ann Sullivan s’affaiblissait régulièrement.
L’institutrice s’était énormément fatigué les yeux pendant qu’Helen était à
l’école préparatoire. Depuis, sa vue avait encore empiré. Des livres, des
livres, toujours plus de livres à dévorer. Helen était prise de désespoir quand
elle songeait à tout ce qu’elle devait lire encore, et lire grâce aux yeux
surmenés de la pauvre Ann.
— Tu ne penses pas que je devrais reprendre ce passage ? demandaient les doigts
d’Ann. Jai l’impression que tu n’as pas tout compris.
— Oh si, affirmait Helen. Mais elle n’avait pas tout compris, en effet, et elle
prenait du retard dans son travail
Helen essayait en vain de persuader Ann de retourner chez l’ophtalmologiste.
Ann, qui savait très bien ce qui l’attendait, remettait toujours la visite à
plus tard.
— Tu as peur de ce qu’il va te dire ? demandait Helen.
— Mais non, bien sûr que non, répondait Ann. Ne sois pas stupide. Et elle
donnait une petite tape affectueuse sur la joue d’Helen.
Un jour, Ann dut s’arrêter au beau milieu d’une phrase. Elle avait un brouillard
devant les yeux. Elle se décida enfin à consulter un spécialiste et Helen
l’accompagna.
— Pendant combien d’heures par jour avez-vous fait la lecture à Helen ? demanda
le médecin.
Quand Ann avoua qu’elle avait lu certains jours jusqu’à cinq heures de suite, il
en fut horrifié.
— C’est une pure folie, Miss Sullivan ! s’exclama-t-il. Il faut que vous vous
arrêtiez complètement, au moins pendant plusieurs mois, si vous voulez sauver le
peu de vue qui vous reste.
— Qu’a dit le médecin ? demanda Helen, anxieusement, quand elles eurent quitté
le cabinet de consultation.
— Il a dit que je devrais reposer mes yeux pendant quelques jours, répondit
simplement Ann Sullivan.
Helen savait très bien qu’Ann ne lui avait pas dit toute la vérité et que son
état était très grave. Elle le savait depuis le jour où son professeur avait dû
s’arrêter brusquement de lire au milieu d’une phrase. Maintenant elle se sentait
coupable, chaque fois qu’Ann devait lire pour elle.
Helen était si inquiète qu’elle commença à envisager sérieusement de quitter
l’Université. Finalement, Ann rencontra une jeune femme qui connaissait
parfaitement l’alphabet manuel et qui s’offrit spontanément de la remplacer
pendant quelque temps.
Délivrée de ce lourd souci, Helen reprit plaisir à ses études. Elle aimait
surtout l’Anglais et toute la littérature anglaise et américaine. Elle avait un
excellent professeur qui s’appelait Charles Copeland.
Pendant les premiers mois à l’Université. Helen faisait des dissertations assez
médiocres. Le professeur Copeland se rendit très bien compte qu’Helen essayait
d’écrire « comme tout le monde », c’est-à-dire de parler de ce qu’elle ne
connaissait pas, des couleurs et des sons, par exemple, alors qu’elle ne pouvait
ni voir ni entendre. Finalement, le Professeur Copeland résolut d’avoir avec
elle une grande conversation en présence d’Ann Sullivan, qui épelait au fur et à
mesure tout ce que le professeur disait.
— Pourquoi n’essayez-vous pas d’écrire sur des sujets que vous connaissez ?
proposa-t-il à Helen. Rappelez-vous tout ce qui vous est arrivé, tout ce que
vous ressentez et racontez-le. N’essayez pas d’imiter ce que vous lisez dans les
livres.
Helen suivit ces conseils et le Professeur Copeland fut si satisfait des
résultats, qu’il montra les dissertations de la jeune fille à plusieurs de ses
amis. Un jour, le rédacteur d’un journal féminin qui s’appelait « The Ladie’s
Home Journal » vint à Cambridge pour voir Helen et Miss Sullivan.
— J’ai lu les dissertations de Miss Keller, leur dit-il. Nous aimerions beaucoup
les publier dans notre journal.
Là-dessus il leur offrit une somme qui coupa latéralement le souffle à Ann
Sullivan.
Peu de temps après, un éditeur de New York offrit de réunir dans un livre tous
les textes d’Helen après leur publication dans le journal. Comme il craignait
que le volume ne fût un peu mince, il proposa à la jeune file d’y ajouter
quelques inédits et pour cela, de se mettre tout de suite à les écrire !
Helen et Ann, assez excitées, acceptèrent sans se rendre compte du travail que
cela représentait. Les mauvais souvenirs du « Roi Frimas » étaient bel et bien
effacés, mais il allait falloir encore ajouter des heures de veille à celles que
les deux jeunes femmes passaient déjà sur les programmes du collège. Elles se
rendirent vite compte que la tâche était au-dessus de leurs forces. Que faire ?
Elles avaient promis à l’éditeur, Helen était ravie à l’idée d’être publiée…
Heureusement, un ami leur amena, un jour, un jeune chargé de cours à Harvard qui
s’appelait John Macy. Comme il s’intéressait beaucoup au cas d’Helen, John Macy
apprit rapidement l’alphabet manuel pour pouvoir s’entretenir avec la jeune
fille. Grâce à lui, Helen réussit à terminer assez rapidement son livre. Le
titre en était : « L’Histoire de ma vie ». Elle y racontait son enfance et
comment Miss Sullivan l’avait fait « sortir de la nuit », comment d’une
« morte-vivante » elle avait fait une jeune fille heureuse de vivre, passionnée
par tout ce qu’elle apprenait, entourée d’amis et qui ignorait le sens du mot
« ennui ».
« L’Histoire de ma Vie » fut publiée pendant qu’Helen était en troisième année à
Radcliffe. Le livre fut traduit dans plusieurs pays, et transcrit naturellement
en Braille. Il a été lu, depuis, par des milliers de lecteurs dans le monde
entier et on le trouve encore dans presque toutes les bibliothèques scolaires
américaines.
Helen avait encore une année à passer à l’Université. Maintenant qu’elle avait
deux personnes pour l’aider, et que sa chère Ann pouvait prendre un repos bien
mérité, tout lui semblait beaucoup plus facile.
Par une belle journée de juin 1904 – Helen venait d’avoir vingt-quatre ans –
quatre-vingt-seize jeunes femmes en robes de professeur et coiffées de l’étrange
toque qui était l’insigne de Radcliffe, reçurent leur diplôme de fin d’études.
Comme Radcliffe était rattachée à Harvard, les diplômes portaient la signature
du Président de l’Université de Harvard.
Parmi les diplômées, il y en avait une que tout le monde regardait. C’était une
grande jeune fille à l’expression grave, diplômée cum laude, c’est-à-dire avec
mention Bien. Miss Sullivan était fière mais elle avait un petit regret. Elle
avait espéré qu’Helen aurait une mention summa cum laude : avec mention très
bien. Elle estimait que c’était sa faute, s’il n’en avait pas été ainsi.
Il y eut beaucoup d’articles sur Helen dans les journaux. C’était la première
fois qu’un être humain aussi cruellement handicapé, réussissait à obtenir haut
la main un diplôme universitaire réputé pour sa difficulté.
L’un des articles parlait d’une « petite femme en noir » qui était assise à côté
d’Helen.
Il s’agissait d’Ami Sullivan.
« IL FAUT QUE JE GAGNE MA VIE »
Tout de suite après la cérémonie, Helen fit ses adieux à ses camarades de classe
et à ses professeurs. Elle remercia tout particulièrement le professeur Copeland
qui avait eu une si heureuse influence sur sa « carrière littéraire ». Puis, son
diplôme sous le bras, elle partit toute joyeuse avec Ann pour prendre ie tramway
qui devait les conduire à leur nouvelle maison.
Avec l’argent gagné grâce aux articles et au livre, Helen et Ann avaient acheté
une ferme abandonnée, tout près de la Ferme Rouge des Chamberlin, à Wrentham, où
elles avaient passé tant de bons moments.
Menuisiers, plombiers, électriciens et peintres, tous les corps de métiers
avaient travaillé dans la vieille maison et en avaient fait un vrai logis chaud
et accueillant.
Pendant qu’Helen et Ann assistaient à la cérémonie de la remise des diplômes,
les déménageurs avaient apporté leurs meubles de la maison de Cambridge, dans
leur nouvelle demeure. Bridget, leur domestique, les y avait précédées pour tout
installer. Elles se réjouissaient déjà à l’idée de « pendre la crémaillère ».
Quittant le tramway à Wrentham, elles firent le reste du chemin à pied.
Bientôt Ann aperçut la maison, toute blanche, entourée d’une belle pelouse, avec
ici et là de très grands arbres ; la pelouse descendait en pente douce jusqu’à
un lac assez vaste pour pouvoir s’y baigner et y faire du bateau.
Quand elles approchèrent de la maison, un énorme chien vint en bondissant à leur
rencontre. C’était Thora, le danois d’Helen. Dans son enthousiasme, Thora
faillit renverser Ann mais on lui avait appris à ne jamais sauter sur Helen,
malgré toute la joie qu’il pouvait avoir à la retrouver.
Fendant longtemps, Helen n’avait pas voulu remplacer la pauvre Lionne, mais un
jour les Chamberlin l’avaient à peu près obligée à prendre un des chiots que
venait de mettre au monde leur très belle chienne danoise. Très vite Helen et
Ann s’étaient attachées à Thora qui était une bête superbe, exubérante et très
affectueuse.
Elles descendirent jusqu’au lac, avec Thora sur leurs talons. Dans le hangar à
bateaux, elles trouvèrent le canoë d’Helen et sa barque. Les rames étaient
attachées par des bandes de cuir qui les empêchaient de glisser hors des
porte-rames.
Helen avait appris à pagayer. Elle s’asseyait à l’avant, tandis qu’une autre
personne pagayait à l’arrière pour maintenir le canoë dans la bonne direction.
Dans la barque aussi elle se débrouillait très bien et elle ramait très
adroitement ; généralement, quelqu’un tenait la barre, derrière elle ; mais,
quand le lac était calme, elle pouvait ramer toute seule ; en se fiant à l’odeur
des herbes, des nénuphars et des buissons qui bordaient la rive, elle arrivait
parfaitement à maintenir le bon cap.
— Est-ce que le plongeoir est installé ? demanda Helen.
Ann lui répondit aussitôt par l’affirmative. On se souvient qu’Helen avait
appris à nager au bord de la mer, avec Ann. Plus tard, elle s’était beaucoup
perfectionnée dans l’Étang du Roi Philip, à la Ferme Rouge. Elle avait appris à
plonger et à nager sous l’eau.
— Ta corde est installée aussi, épela Ann.
Une très longue corde pendait au bord de l’eau. Elle était solidement attachée
autour du tronc d’un saule. Quand Helen allait nager toute seule, elle nouait
cette corde autour de sa taille, ce qui lui permettait de revenir sans encombre
vers la rive.
La ferme avait été si longtemps à l’abandon qu’une véritable forêt de ronces
avait poussé au pied des grands arbres. Ann expliqua à Helen que les ouvriers
avaient taillé et nettoyé toutes ces broussailles et qu’ils avaient tendu des
fils de fer d’arbre en arbre le long des sentiers pour guider Helen quand elle
se promènerait.
— Allons chercher notre bicyclette, dit Helen.
La bicyclette les attendait dans la grange. C’était en réalité un tandem. Ann se
mettait devant pour diriger, et Helen pédalait allègre= ment derrière elle.
Elles aimaient beaucoup toutes les deux se promener sur les petites routes â
travers la campagne. Helen disait qu’elle pouvait ainsi « respirer le paysage »
Quittant la grange, elles entrèrent enfin dans leur ravissante maison, où elles
devaient passer des jours très heureux. C’était une maison joyeuse et
accueillante, toujours pleine d’invités. Maintenant qu’Helen avait enfin, « dans
la poche », son fameux diplôme, cause de tant de soucis et de tant de fatigues,
les deux jeunes femmes allaient pouvoir prendre un repos bien gagné et de
joyeuses vacances.
Mme Keller et la domestique de Tuscumbia (la mère de cette Martha Washington qui
avait été, longtemps, la seule amie d’Helen quand elle était petite) avaient
appris à Helen comment réussir la délicieuse cuisine du Sud. Helen faisait
d’excellents plats, à base de maïs et de poulet, qui enthousiasmaient ses amis
de Boston ou de New York.
Mme Keller avait également initié Helen aux joies du jardinage. La jeune fille,
qui aimait plus que tout respirer et toucher les fleurs, passait de nombreuses
heures à bêcher, à désherber et à composer ses massifs.
L’ami qui venait le plus souvent dans la grande maison était John Macy, le
chargé de cours à Harvard qui avait aidé Helen à Radcliffe. John était très
amoureux d’Ann Sullivan, mais celle-ci ne semblait pas l’encourager beaucoup
dans ses sentiments.
Un beau jour, elle finit tout de même par répondre « oui » à la énième demande
en mariage de John. Un peu étonnée, elle vit Helen et John pliés en deux par un
fou rire irrépressible.
— J’étais en train de dire à Helen, expliqua John, que j’espérais bien que vous
ne changeriez plus d’avis, mais que pour être plus tranquilles, il vaudrait
mieux préciser sur les faire-part de mariage : « changement de programme
possible jusqu’à la dernière minute ! »
Ann se joignit alors de bon cœur à l’hilarité des deux amis.
Il n’était pas question pour Ann d’abandonner Helen. Elle s’installa donc avec
son mari dans la maison blanche. John écrivait des articles et des livres. Il
encouragea Helen à se remettre elle aussi au travail et il l’aidait beaucoup
pour soulager sa jeune femme dont la vue était toujours très fatiguée.
Helen comptait gagner sa vie en écrivant. Malheureusement, dès qu’elle ne
parlait plus d’elle-même, ce qu’elle écrivait n’avait aucun succès. Elle fut
particulièrement déçue quand tous les journaux refusèrent un article qu’elle
avait écrit avec beaucoup de soin, en se documentant très sérieusement et qui
traitait de la façon de soigner les yeux des enfants afin de leur éviter
d’éventuels troubles de la vue.
— L’ennui c’est que les gens ne veulent rien lire d’autre que ce que j’écris sur
moi-même, dit-elle un matin à Ann et à John, à la table du petit déjeuner. Et
j’ai écrit tout ce que je pouvais écrire sur ce sujet !
John acquiesça avec sympathie :
— Je crains bien que ce ne soit toujours comme ça, épela-t-il dans la main
d’Helen… Et ce n’est peut-être pas toujours très amusant de parler de soi !
Plus tard dans la matinée, alors qu’Helen était installée devant sa machine à
écrire et se creusait la tête pour trouver « un sujet », Ann arriva avec le
courrier.
— Il y a une lettre d’Andrew Carnegie ! épela-t-elle très vite.
Andrew Carnegie était alors l’un des hommes les plus riches du monde ; il avait
fait fortune dans l’acier. C’était aussi un mécène et un philanthrope. Il avait,
par exemple, fait installer à ses frais un très grand nombre de bibliothèques à
travers les États-Unis.
Les doigts d’Ann s’agitaient, dansaient même dans la main d’Helen : M. Carnegie
voulait aider la jeune fille et lui offrait une pension, un revenu régulier
jusqu’à la fin de sa vie.
— C’est très gentil de sa part, dit Helen, mais je ne veux pas de pension. Il
faut que je gagne ma vie comme tout le monde.
Le jour même, elle écrivit une lettre à Andrew Carnegie, le remerciant de son
offre généreuse et… refusant poliment toute aide de sa part.
Comment allait-elle donc la gagner, sa vie, puisque ses articles n’avaient pas
de succès ? C’était la question qu’Helen ne cessait de tourner et de retourner
dans sa tête.
Elle n’aimait pas en parler à Ann ou à John Macy. C’était son problème, et
c’était à elle de le résoudre. Ann ne s’en mêlait pas, mais la regardait souvent
d’un air perplexe quand elle la voyait plongée dans de profondes méditations.
— Il va falloir trouver une solution, déclara-t-elle un beau jour à son mari. Il
nous reste bien encore un peu d’argent sur la somme destinée à couvrir les frais
des études d’Helen, mais cet argent ne va pas durer toujours.
John Macy n’avait qu’une situation modeste et lui non plus ne gagnait pas
tellement d’argent avec ses articles… Il ne pouvait pas faire vivre les deux
femmes et entretenir la maison.
Un jour, une lettre arriva du Bureau Pond. C’était une agence qui organisait des
conférences dans différentes villes d’Amérique. Le Bureau offrait à Helen de
faire une série de conférences, et ces conférences seraient très bien payées.
— Moi… faire une conférence ? dit Helen quand Ann lui eut lu la lettre… Une
tournée de conférences ? Mais c’est de la folie, je ne pourrai jamais !
— En es-tu si sûre que cela ? lui épela Ann dans la main. Je crois que tu le
pourrais parfaitement, au contraire, et je ne suis même pas sûre que cela
t’ennuierait tant que cela, ajouta-t-elle malicieusement.
Ann était mieux placée que quiconque pour connaître le caractère d’Helen. Elle
savait que la jeune fille aimait par-dessus tout faire des choses très
difficiles, des choses réputées impossibles pour elle. Ann avait toujours
encouragé Helen dans cette voie de la témérité. Bien lui en avait pris ! C’était
grâce à cela que son élève avait découvert la joie de vivre.
Helen réfléchissait. Si elle acceptait cette offre et si elle partait vraiment
pour faire une tournée de conférences, ce serait certainement l’entreprise la
plus dure dans laquelle elle se serait jamais lancée.
— Comment pourrais-je ? ne cessait-elle de se demander. Personne dans
l’auditoire ne comprendra un traître mot de ce que je dirais !
Helen savait que sa voix avait un timbre monotone, assez désagréable, et que sa
diction était restée mauvaise, malgré les exercices qu’elle continuait
journellement avec la plus grande application. Elle parlait même si mal, que
certains de ses amis estimaient qu’elle aurait dû y renoncer. Si elle essayait
de parler en public, elle s’exposait à ce que ce même public quittât la salle
dès qu’elle aurait prononcé sa première phrase.
En outre, il n’était évidemment pas question qu’Helen partît seule. La jeune
fille était désolée à l’idée d’enlever Ann à son mari, de l’éloigner de la
maison dans laquelle elle se trouvait si bien et prenait enfin un peu de repos.
Ce fut Ann elle-même qui prit la décision, car elle avait très bien compris que
c’était à cause d’elle, qu’en fin de compte Helen hésitait encore.
— Allons, lui épela-t-elle un jour dans la main ; on y va, partons !
Les conférences furent tout de suite un succès, bien qu’au début Helen fût
presque morte d’inquiétude. C’était vrai que l’auditoire la comprenait mal ; Ann
était obligée de répéter, après elle, tout ce qu’Helen disait.
Mais les gens avaient entendu parler d’Helen Keller depuis qu’elle était petite
fille. Ils voulaient la voir. Lorsqu’ils arrivaient dans la salle de conférence,
ils étaient émerveillés de découvrir sur la scène une grande jeune femme mince,
élégante et séduisante. Seul son regard fixe trahissait son infirmité.
On sait qu’Helen avait une démarche extraordinairement aisée. Elle se déplaçait
avec légèreté, la main à peine posée sur le bras de son amie Ann. Tous les jeux
de garçon manqué, ballon, cache-cache, etc., auxquels Ann Sullivan avait joué
avec elle, lui avaient donné beaucoup d’assurance. Elle n’avançait jamais
timidement, elle ne traînait pas les pieds, elle ne tâtonnait pas, elle n’avait
jamais peur. On ne la comprenait pas toujours très bien lorsqu’elle parlait,
mais on l’admirait énormément de pouvoir dire : « je ne suis plus muette », la
fameuse phrase qu’elle avait prononcée pour la première fois devant Ann et
Mme Keller, des années auparavant.
Toujours, partout où elles étaient, Helen s’inquiétait pour les yeux de son
amie. Ann ne se plaignait jamais, mais Helen sentait, lorsqu’elle marchait à
côté d’elle et qu’Ann la tenait par le coude, que la jeune femme ne se déplaçait
pas aussi vite et avec autant d’assurance que par le passé. Maintenant, c’était
Helen qui guidait presque Ann. Ann hésitait longtemps avant de traverser les
rues. Un jour, à Buffalo, dans l’État de New York, elle ne vit pas qu’il y avait
une marche à gravir et elle tomba, se blessant assez sérieusement à l’épaule.
Après cet accident, et dès qu’Ann fut capable de voyager à nouveau, elles
regagnèrent Wrentham et la maison. Pendant plusieurs mois, elles renoncèrent
complètement aux tournées de conférences.
Ces conférences leur permettaient tout de même de gagner leur vie assez
largement. Après la guérison d’Ann, elles repartirent donc et continuèrent…
jusqu’à un soir terrible à Bath, dans l’État du Maine.
Ann Sullivan souffrait depuis plusieurs jours d’un refroidissement. Ce soir-là,
elle se sentait si malade qu’elle eut toutes les peines du monde à se traîner
jusqu’à l’hôtel, après la conférence.
Helen se réveilla au milieu de la nuit, inquiète. Elle se leva et alla près du
lit d’Ann. Elle prit la main de son amie et la trouva brûlante. Les doigts d’Ann
restèrent immobiles dans la paume d’Helen. Le front de la malade était aussi
terriblement chaud. Helen ne pouvait pas l’entendre gémir et délirer, mais elle
avait très bien compris tout de même que l’état de son amie était très grave.
Que faire ? Helen réussit à trouver la sonnette, mais elle appuya dessus en
vain : le veilleur de nuit devait dormir. Le téléphone ? Elle ne pouvait pas
s’en servir, personne n’aurait compris sa voix maladroite et sa prononciation
défectueuse. Elle ne pouvait pas non plus descendre seule à la réception et,
d’ailleurs, si personne ne répondait au coup de sonnette, c’est qu’il n’y avait
personne non plus en bas.
Helen ne pouvait rien faire, sinon attendre, seulement attendre. Pendant tout le
reste de la nuit, elle demeura assise auprès du lit de la malade. Au bout d’un
temps qui lui parut durer des années, elle sentit la main d’Ann remuer de
nouveau et lui « parler ».
— Ne t’inquiète pas, cela va mieux…
Ann réussit à se lever, à téléphoner. Elle put prévenir le directeur de l’hôtel
qui lui envoya un médecin. Celui-ci diagnostiqua une grave congestion
pulmonaire.
Après cette pénible aventure, Helen et Ann renoncèrent à voyager seules.
UN SAUVETAGE DRAMATIQUE
Helen était sur le point de s’endormir, quand elle remarqua l’odeur. C’était
comme une sorte de vapeur qui montait du poêle.
— C’est curieux que la chaleur monte à cette heure de la nuit, songea la jeune
fille.
Il était très tard, et tout le monde était couché depuis longtemps. Seule Helen
veillait. Depuis quelques semaines, elle avait du mal à s’endormir.
C’était peut-être à cause du départ d’Ann. Ann passait l’hiver à Porto-Rico,
avec son mari, pour se remettre de sa congestion pulmonaire dans un climat chaud
et ensoleillé. Pendant son absence, qui devait durer quatre mois, Helen était
revenue à Tuscumbia, dans la maison de son enfance, pour se faire gâter par sa
mère et par sa jeune sœur, Mildred, qui était maintenant mariée.
Depuis ce 3 mars 1887, qui avait vu arriver la jeune femme à Tuscumbia, c’était
la première fois qu’Helen et Ann étaient séparées aussi longtemps. Helen se
remémorait tous les détails de cette arrivée : les bras inconnus qui l’avaient
saisie, le grand sac de voyage… la poupée, les innombrables colères… Elle
souriait en pensant à tout cela, mais elle se sentait très seule. Ann était son
trait d’union avec le monde extérieur, et beaucoup plus que cela encore. Et puis
Helen se faisait du souci pour elle. Allait-elle vraiment mieux ? Ses yeux
étaient-ils en meilleur état ? Heureusement, Ann lui écrivait de longues lettres
en Braille et lui racontait tout ce qu’elle voyait d’amusant ou d’intéressant
dans ce pays nouveau pour elle.
Plongée dans sa rêverie, Helen avait un peu oublié l’odeur, mais celle-ci se
rappela à elle avec insistance. Elle avait d’ailleurs un peu changé. C’était
plutôt maintenant comme une odeur de feuilles brûlées. Mais qui donc pouvait
bien brûler des feuilles à cette heure indue ?
— Peut-être le jardinier a-t-il fait un feu cet après-midi dans le jardin. Il a
cru l’éteindre, et le feu est reparti pendant la nuit.
Décidée, cette fois, à dormir pour de bon, Helen s’enfonça dans son oreiller.
Soudain, brusquement, elle repoussa ses couvertures.
Non, elle ne rêvait pas : l’odeur était franchement inquiétante ! Cela sentait
le goudron, et vaguement le bois brûlé… et l’odeur se rapprochait, elle devenait
de plus en plus forte !
— Il faut que je réveille maman ! se dit Helen en sautant du lit.
Elle hésita l’espace d’une seconde, pour s’orienter, mais elle retrouva vite le
chemin familier qui menait de sa chambre à la chambre de sa mère.
Dès qu’elle fut arrivée, elle se précipita au chevet de sa mère, la secoua en
disant :
— Réveille-toi, maman, vite, il y a le feu !
Heureusement, Helen avait pensé à fermer sa porte en quittant sa chambre. Car,
lorsque sa mère la rouvrit, toute la pièce flambait. La porte fermée avait évité
un appel d’air qui aurait propagé le feu à toute la maison.
Le capitaine Keller, Mildred et son mari se réveillèrent aux cris de Mme Keller.
On appela les pompiers, puis tout le monde se précipita dehors. Il était temps,
car les flammes commençaient à atteindre l’escalier. Les pompiers réussirent à
maîtriser l’incendie, mais la maison était très endommagée.
— Si nous étions arrivés cinq minutes plus tard, toute la maison flambait !
déclara le capitaine des pompiers.
On ne sut jamais exactement ce qui avait provoqué l’incendie. Sans doute, des
escarbilles tombées du poêle avaient-elles enflammé un tas de vieux chiffons que
la domestique avait oubliés là, après s’en être servi pour nettoyer les
candélabres d’argent sur la cheminée.
— Ma chérie, ma chérie, tu nous as sauvé la vie à tous, répétait Mme Keller en
pleurant, et en serrant Helen contre son cœur. Elle tremblait en pensant que le
feu avait pris dans la chambre de sa fille et que celle-ci n’avait été sauvée
que grâce à son odorat exceptionnellement développé, qui l’avait avertie, alors
qu’il en était encore temps, d’avoir à quitter la chambre.
Helen écrivit à Ann pour lui raconter toutes les péripéties de l’incendie et
elle terminait en disant :
— J’ai l’impression que je ne pourrai plus jamais dormir tranquille ici sans
coller mon visage contre le sol et chercher partout s’il n’y a pas une odeur
suspecte ou une étincelle cachée.
Mme Keller et Mildred redoublèrent de gâteries et de petits soins attendrissants
pour Helen. Celle-ci était tout de même très heureuse à Tuscumbia. Elle faisait
la cuisine avec sa mère et elle apprenait toutes sortes de petits tours de main
qui font les grandes cuisinières, et que Mme Keller lui expliquait avec amour.
Les parents Keller étaient extrêmement fiers des succès universitaires de leur
fille Helen. Ils l’admiraient sans réserve.
— C’est égal, ajoutait Mme Keller, je suis fière aussi que tu saches si bien
faire la cuisine et que tu sois un très habile jardinier !
Au mois d’avril, Ann revint de Porto-Rico. Elle se sentait beaucoup mieux et
elle avait bonne mine. Heureusement, car une tâche peu réjouissante les
attendait Helen et elle.
Les deux jeunes femmes retournèrent à Wrentham, non pas pour s’y installer à
nouveau, mais pour vendre, hélas, la belle maison blanche, qu’elles aimaient
tant. Cela leur faisait beaucoup de peine, mais elles ne pouvaient pas la
garder, car elle était trop grande et leur coûtait trop cher à entretenir.
Qui plus est, elle était généralement vide. John Macy n’enseignait plus à
Harvard. Il travaillait pour un journal et réussissait bien dans son nouveau
métier. Mais il était très souvent obligé de s’absenter pendant plusieurs jours
de suite. Quant à Ann et Helen, elles devaient partir souvent, elles aussi, pour
leurs tournées de conférences.
Elles trouvèrent une autre maison à Forest Hill, aux environs de New York. Cette
maison était beaucoup moins belle que celle de Wrentham, mais elle était tout à
fait dans leurs moyens. Ann et Helen l’arrangèrent d’une façon charmante, en se
disant qu’il ne fallait pas se complaire dans des regrets superflus !
Elles ne perdaient rien de leur bonne humeur et elles avaient une nouvelle amie
qui les encourageait beaucoup à rester dans cet heureux état d’esprit, c’était
Polly Thomson.
Après la terrible nuit de Bath, pendant laquelle Ann avait été si malade, les
deux jeunes femmes s’étaient rendu compte qu’elles ne pourraient plus partir en
tournées de conférences sans être accompagnées par une troisième personne. Un de
leurs amis leur avait parlé alors de Polly Thomson.
Polly était venue d’Écosse pour faire un petit séjour chez des cousins à Boston.
Ce « petit séjour » devait durer plus de quarante ans !
Polly était toute jeune et venait de terminer ses études de secrétaire, quand
elle rencontra Helen et Ann chez un ami commun. Elle plut immédiatement aux deux
jeunes femmes qui l’invitèrent à passer quelques jours chez elles, dans la
grande maison blanche qui leur appartenait encore. Depuis, Polly n’avait plus
songé à s’en aller. Quant à Ann et Helen, elles ne pouvaient pas se passer
d’elle. Polly avait accompagné Ann à Porto-Rico et lui avait tenu compagnie
quand son mari était obligé de partir en reportage.
Ce qui était merveilleux avec Polly, c’est qu’elle faisait tout avec une bonne
humeur et une désinvolture peu banales. Helen et Ann s’en rendirent bien compte,
quand Polly commença à les accompagner dans leurs tournées de conférences, après
leur installation à Forest Hill.
Malgré ses lunettes, Ann avait toujours eu du mal à consulter les indicateurs de
chemin de fer. Ils étaient imprimés en trop petits caractères. Même en
approchant l’indicateur tout près de ses yeux, elle avait beaucoup de peine à
distinguer les lettres et les chiffres et cela l’ennuyait énormément de demander
aide et insistance à quelqu’un :
— Cela m’humilie, disait-elle en riant (mais dans son for intérieur elle ne
plaisantait pas) de déranger tout le temps des inconnus. J’ai l’impression
d’être une vieille femme qui a besoin de béquilles.
Maintenant que Polly était là, Ann n’avait plus à s’inquiéter de ces mille
détails matériels qui lui empoisonnaient la vie. Avec une inaltérable bonne
humeur, Polly mettait au point les itinéraires, combinait les horaires des
voyages, faisait la liste des personnes avec lesquelles il fallait prendre
contact dans chaque ville, etc.
Entre autres, Polly eut beaucoup de mal à mettre de l’ordre dans les finances de
ses amies. Ann était trop fatiguée et y voyait trop mal pour tenir les comptes.
Désormais, ce serait Polly qui s’occuperait de toutes les questions d’argent. La
pauvre Ann avait la vue si mauvaise, qu’il lui arrivait souvent de confondre les
billets de banque ; et les gens n’étaient pas toujours assez honnêtes pour venir
à son secours, lorsqu’elle se trompait à son détriment… Helen, qui était
complètement aveugle, et qui, de plus, ignorait tout de la valeur de l’argent,
ne lui était évidemment d’aucun secours.
Handicapées maintenant toutes les deux, Ann et Helen étaient incapables de
« gérer leur budget » pour d’autres raisons encore : elles étaient la générosité
même et l’on ne faisait jamais appel en vain à leur bon cœur. Tout le monde
savait que, dès qu’il s’agissait d’aider des enfants ou des infirmes, elles ne
refusaient jamais. Quitte à manger des pommes de terre â l’eau pendant huit
jours de suite, en attendant les cachets des prochaines conférences…
Si John Macy avait été encore là, il les aurait guidées, aidées, comme il
l’avait toujours fait. Mais John Macy était mort, loin des siens, pendant un
reportage à l’étranger. Depuis la disparition de son mari, Ann avait beaucoup
vieilli.
Heureusement, Polly était là ! Elle expliqua à Ann et à Helen qu’elle ne les
empêcherait pas de faire la charité à qui bon leur semblait, mais qu’il ne
fallait tout de même pas mourir de faim. Elle se chargea de mettre de côté
l’argent nécessaire à la nourriture et aux dépenses pour l’entretien de la
maison.
En principe, Polly était secrétaire. Elle avait très vite appris l’alphabet
manuel et c’était elle qui, maintenant, faisait la lecture à Helen. Même si elle
l’avait voulu, Ann n’en était plus capable et, du reste, Helen lui interdisait
formellement de lire quoi que ce fût. Polly dépouillait le courrier, toujours
abondant, triait les lettres, les classait, et faisait les comptes comme un vrai
ministre des Finances.
Quand le ministre des Finances voyait qu’il n’y avait plus assez d’argent dans
la caisse pour faire venir une femme de ménage, Polly retroussait ses manches et
se mettait gaiement à faire la vaisselle ou la lessive…
Polly ne touchait son salaire que lorsque les dettes étaient payées, et que tous
les quêteurs avaient été satisfaits… autant dire jamais. Mais elle aimait Ann et
Helen comme des sœurs ; elle admirait leur courage, leur bonne humeur et leur
intelligence exceptionnelle qui rendaient délicieuse la vie auprès d’elles et
très secondaires tous les ennuis matériels.
DE L’AUTRE COTE DE LA RAMPE
Helen commençait à se faire énormément de souci pour Ann.
— Que deviendra-t-elle s’il m’arrive quelque chose ? se répétait-elle sans
cesse. Polly est merveilleuse, mais elle ne pourra pas faire vivre deux
personnes et, surtout, si elle travaille à l’extérieur, qui restera auprès
d’Ann ?
On avait tenté plusieurs opérations pour sauver les pauvres yeux d’Ann Sullivan.
Mais les résultats étaient, à chaque fois, plus décevants. Helen savait
parfaitement qu’il n’y avait plus aucun espoir et que très bientôt Ann serait
complètement aveugle.
Toujours en pensant à Ann, et pour pouvoir payer les opérations, Helen avait
fini par accepter une pension d’Andrew Carnegie ; mais cette pension ne serait
plus versée si Helen venait à mourir. Que ferait Ann, infirme et sans un sou
devant elle ?
— Il faut que je trouve un moyen de gagner beaucoup d’argent. Je le placerai
dans une banque et Ann sera à l’abri du besoin, même si elle reste seule.
Mais comment trouver beaucoup d’argent ? Un jour, le moyen se présenta, alors
qu’Helen ne l’espérait plus. Elle savait très bien qu’en acceptant la
proposition qu’on venait de lui faire, elle allait essuyer maints reproches et
maintes critiques. Mais « nécessité fait loi » : il lui fallait agir.
Le music-hall connaissait alors une vogue énorme en Amérique et le cinéma ne
l’avait pas encore détrôné. Les spectacles de music-hall étaient composés, comme
aujourd’hui, de plusieurs numéros : acrobates, trapézistes, chiens savants,
prestidigitateurs, clowns, etc. Chaque ville des États-Unis avait au moins une
ou deux salles de music-hall, et le spectacle changeait chaque semaine.
Il y avait toujours dans le programme ce que l’on appelait « la tête
d’affiche ». C’était quelquefois un acteur célèbre qui récitait un monologue, ou
un chanteur, ou un virtuose. Quelquefois c’était un orateur. Tous ces gens
étaient payés très cher.
Un directeur de music-hall, propriétaire de plusieurs salles, proposa à Helen
d’être tête d’affiche. En acceptant cette offre, elle gagnerait plus d’argent
qu’elle n’en avait jamais gagné jusqu’ici.
Helen savait ce que diraient ses amis bien intentionnés : qu’elle s’exhibait
pour de l’argent comme un monstre, que c’était une honte, etc. mais elle ne s’en
souciait guère. La seule chose qui lui importait c’était de rassembler une somme
suffisante pour mettre Ann à l’abri du besoin, quoi qu’il arrivât.
Il était indispensable qu’Helen eût quelqu’un auprès d’elle sur scène, comme
pour ses conférences, qui rendrait intelligible au public ce qu’elle disait.
Elle continuait toujours à travailler sa diction, mais elle n’avait jamais
obtenu que des résultats médiocres, et elle n’espérait plus, hélas, des progrès
notables dans cette direction. Il était à peu près impossible à des gens qui ne
la connaissaient pas depuis longtemps, et qui n’étaient pas familiarisés avec sa
prononciation, de comprendre ce qu’elle disait.
— Pourquoi ne pas faire monter Polly sur scène avec moi ? demanda Helen à Ann.
J’ai peur que les feux de la rampe, qui sont, paraît-il, très violents, ne te
fassent mal aux yeux.
Ann refusa énergiquement. Elle épela très vite dans la main d’Helen :
— Je sais très bien que tu fais cela pour moi. Ne t’imagine pas que je vais te
laisser y aller seule, sans moi ! C’est mon travail de t’aider, et je le ferai !
Polly les accompagnait, mais c’était Ann qui montait, soir après soir, sur la
scène brillamment éclairée, bien que, ainsi que le redoutait Helen, les feux de
la rampe la fissent beaucoup souffrir. Tout de même, lorsqu’elle était trop
fatiguée, elle laissait Polly la remplacer.
Au moment où le directeur du music-hall avait eu l’idée d’engager Helen, ses
associés l’avaient traité de fou. L’un d’eux lui avait déclaré vertement :
— Écoutez, les gens viennent chez nous pour rire et s’amuser ! Ils ne viendront
pas longtemps si on leur offre comme attraction une malheureuse infirme et sa
dame de compagnie !
Le directeur ne céda pas. Il tenait à son idée, car il était persuadé qu’elle
était excellente :
— Vous oubliez, répondait-il aux objections que lui présentaient inlassablement
ses associés, vous oubliez qu’Helen Keller est la femme la plus célèbre du
monde. Je suis sûr que les gens viendront la voir et l’entendre. Ils ne
viendront ni pour avoir pitié, ni encore moins pour se moquer. Ils viendront
parce qu’ils admirent Helen Keller. Et ils auront raison, car ce qu’elle a
réussi à faire est réellement admirable.
On commença par rôder le numéro dans une petite salle de Mount Vernon, dans la
banlieue de New York.
Helen, Ann et Polly étaient fort mal à l’aise. Elles avaient le trac, et toute
cette aventure ne leur plaisait pas beaucoup. Le directeur avait beau les
encourager, à mesure que l’heure fatidique du spectacle avançait, elles étaient
de plus en plus anxieuses.
Le rideau se leva enfin sur un décor représentant un joli salon. Dans un des
angles se trouvait un piano à queue avec un vase de fleurs posé dessus. Vêtue
d’une robe du soir, Ann se tenait au centre de la scène, essayant de ne pas
cligner les yeux malgré la violence de la lumière. Elle devait faire un petit
discours, expliquant comment Helen avait appris à lire et à parler.
Pendant qu’Ann terminait son petit exposé, Helen et Polly attendaient
anxieusement dans la coulisse. Helen connaissait bien son rôle, car elle l’avait
répété souvent. Lorsque Ann eut fini, l’orchestre joua quelques mesures et Polly
poussa légèrement Helen du coude. La jeune fille s’avança alors seule, sur la
scène brillamment éclairée.
Elle étendit le bras, toucha le piano, comme prévu, et, passant légèrement la
main sur le couvercle, elle remonta jusqu’à ce que ses doigts eussent rencontré
le pied du vase. Elle sut alors qu’elle se trouvait à sa place et elle s’arrêta
et se tourna vers le public. Très posément, en s’appliquant beaucoup pour
articuler le mieux possible, elle demanda secours et assistance pour tous les
aveugles. Ann se contenta de répéter, juste après Helen les phrases que celle-ci
venait de prononcer. Ensuite le rideau tomba.
Aussitôt les applaudissements éclatèrent, chaleureux, enthousiastes. Helen ne
pouvait pas les entendre, mais Ann lui avait pris la main et lui disait :
« Rassure-toi cela a très bien marché. » Le public de Mount Vernon avait
beaucoup aimé Helen.
— Tout s’est très bien passé ce soir, mais c’est au Palace que nous serons
vraiment fixés, dit l’un des associés du directeur, celui qui trouvait que
c’était une folie d’avoir engagé Helen.
— Ici c’était un public de banlieue. Le numéro a très bien marché, je vous
l’accorde poursuivit-il, mais, au Palace, les gens ne viendront pas pour voir
Helen Keller, ils viendront pour voir un bon spectacle, et si cela ne leur plaît
pas, ce sera tant pis pour nous !
La salle du Palace était comble le jour où Helen y débuta.
Le rideau s’ouvrit et Ann commença son petit discours. Le public demeurait
absolument silencieux et on le sentait très réticent. Certaines personnes
s’agitaient nerveusement sur leur siège.
Lorsqu’Helen Keller parut, tout changea. La jeune fille était souriante, très
élégante, elle suivait le rythme de la musique, dont elle percevait les
vibrations au sol. Dès qu’elle entra sur scène, les applaudissements éclatèrent
dans la salle.
Avec un sourire heureux, Helen remercia en expliquant :
— J’entends parfaitement vos applaudissements, grâce à la semelle de mes
souliers !
Le public alors se déchaîna et lui fit un triomphe. Les gens se levaient pour
l’acclamer. À la fin du spectacle, le directeur du music-hall, suivi de son
associé enfin convaincu, vint dire à Helen avec admiration :
— Miss Keller, ils vous mangeaient dans la main.
Il en fut toujours ainsi pendant les deux années durant lesquelles Helen, Ann et
Polly parcoururent le pays. Il n’y eut pratiquement pas de ville des États-Unis
où elles ne se produisirent pas. Dans nombre d’entre elles, on les invita à
revenir. Les gens adoraient Helen et Helen les adorait. Ce qui avait été pour
elle au début une abominable corvée était devenu presque un plaisir, car elle
avait l’impression, justifiée, que tous les spectateurs qui se dérangeaient pour
venir la voir étaient ses amis.
Lorsqu’elle avait achevé son petit discours, le public était invité à lui poser
des questions. Certaines de ces questions étaient stupides, mais elles n’étaient
jamais méchantes. Il y en avait une qui revenait toujours :
— Fermez-vous les yeux pour dormir ?
Avec une patience à toute épreuve, Helen faisait toujours comme si c’était la
première fois qu’on lui posait la question. Elle attendait quelques instants en
se donnant l’air de réfléchir profondément, puis elle répondait en souriant :
— Je ne sais pas ! Je ne suis jamais restée réveillée assez longtemps pour le
savoir !
Ces voyages plaisaient beaucoup à Helen. Elle savait très bien que certains de
ses amis lui reprochaient sévèrement ce qu’elle faisait. Ceux du moins qui
n’avaient pas compris pourquoi elle avait choisi cette vie bizarre, qui ne
cessaient de se demander pourquoi, grands dieux, elle « se produisait sur la
scène d’un music-hall ». Ils la blâmaient tous en cœur, mais Helen s’en souciait
peu. Elle ne les entendait pas… et ne tenait pas à les entendre.
Elle se réjouissait par contre d’avoir des tas de nouvelles relations
passionnantes : acrobates, danseurs, chiens, singes et phoques… cela lui
rappelait la visite au cirque qu’elle avait faite avec Ann, il y avait de cela
si longtemps.
Helen ne pouvait tout de même pas se réjouir complètement. Elle savait que les
tournées fatiguaient beaucoup Ann et elle fut tout de même soulagée de pouvoir
les abandonner au bout de deux ans.
Elle avait gagné beaucoup d’argent et Polly avait su mettre de côté ce qu’il
fallait pour assurer l’avenir d’Ann, si Helen venait à disparaître avant elle.
La jeune fille était donc tranquillisée quant au sort de son amie et, comme on
lui proposait une situation plus tranquille et plus « honorable », elle
l’accepta avec plaisir.
Il s’agissait de travailler au Bureau de la Fondation Américaine pour les
Aveugles. Helen devait garder cette situation pendant de nombreuses années.
La Fondation était extrêmement active. Elle s’occupait des écoles pour les
aveugles et aidait à former des professeurs pour ces écoles. Elle accordait des
bourses aux étudiants aveugles les plus doués pour qu’ils puissent poursuivre
leurs études.
La Fondation collaborait avec le Congrès, c’est-à-dire avec l’Assemblée
législative américaine, dans le dessein de faire voter des lois susceptibles
d’aider, de protéger, d’assister les aveugles. Par des campagnes de presse, la
Fondation s’efforçait de faire comprendre à ceux qui voient, ce dont les
aveugles ont besoin et comment on peut les secourir. Elle expliquait aux chefs
d’Entreprise que de nombreux emplois peuvent être confiés à des aveugles qui les
remplissent parfaitement.
En collaboration avec la Bibliothèque du Congrès, la Fondation éditait également
des « livres parlants pour les aveugles », c’est-à-dire des disques. On
enregistrait intégralement un livre lu à haute voix, et les aveugles pouvaient
ensuite l’écouter chez eux, sur leur propre phonographe.
— J’aimerais entendre un de ces disques, dit Helen à son amie, lorsqu’elle
apprit l’existence des « livres parlants ». Cela me paraît une excellente
initiative qui va transformer la vie des aveugles ; cela va redonner courage à
tous ceux que le Braille ennuie ou fatigue.
Quelques jours plus tard, Helen reçut un gros paquet. C’étaient des disques,
comme elle l’avait demandé, mais elle fut bien étonnée en les écoutant : c’était
un enregistrement de son propre livre ! Ann et Polly qui étaient au courant,
n’avaient pas voulu le lui dire plus tôt, pour lui faire une surprise.
Pour mener à bien toutes ses tâches, la Fondation avait besoin d’argent et
c’était Helen qui était chargée d’aller recueillir les fonds. Elle repartit donc
pour de nombreux voyages et parcourut les villes américaines en expliquant le
but que se proposait la Fondation et en demandant de l’aide. Elle obtenait
généralement un grand succès… et des subsides appréciables.
C’était Polly qui l’accompagnait dans ses voyages. Ann était maintenant presque
toujours alitée et dans un état de faiblesse très inquiétant. Elle avait supplié
l’ophtalmologiste de tenter encore une opération pour lui redonner une meilleure
vue. Le médecin avait accédé à son désir, mais en la prévenant que le résultat
ne pouvait être que décevant. Il avait eu raison. Ann était maintenant à peu
près complètement aveugle.
Un soir d’octobre 1936, Ann se sentit assez bien pour s’asseoir dans un grand
fauteuil. Helen était auprès d’elle et lui tenait la main.
Un de leurs amis, Herbert Haas, arriva pour leur faire une petite visite. Il
venait de New York où il avait assisté à un spectacle de rodéo, à Madison Square
Garden. Ann riait en l’entendant imiter les « youpees » des cow-boys, et elle
épelait les moindres détails du récit dans la main d’Helen. Celle-ci riait aussi
et sa joie était grande de voir son amie Ann détendue, heureuse.
Ce fut une soirée charmante et gaie. Cette nuit-là, Ann Sullivan s’endormit
paisiblement et glissa tout doucement dans un autre monde, un monde où il n’y
avait ni souffrance ni maladie, et où personne, jamais, ne devenait aveugle.
À LA MÉMOIRE D’ANN SULLIVAN
Le 25 décembre 1946, Helen Keller et Polly Thomson faisaient tristement le tour
d’un tas de décombres : c’était tout ce qui restait de leur maison.
Cette maison, agréablement située à la campagne, près de Westport, dans le
Connecticut, avait été leur foyer pendant sept ans. Elles s’y étaient beaucoup
plues, presque autant que dans la belle maison de Wrentham, des années plus tôt.
Il ne restait rien de la maison de Westport. En l’absence d’Helen et de Polly,
elle avait été entièrement détruite par un incendie. On ne voyait sur le sol
qu’une excavation béante et, à côté, des briques calcinées, des morceaux de
poutres effondrées, quelques objets de cuisine tordus par la chaleur. Des
papiers noircis s’envolaient au moindre souffle de vent.
Helen ne pouvait rien voir de ce désastre, mais elle en était parfaitement
consciente. L’odeur qui planait sur les lieux du sinistre suffisait à lui en
révéler l’étendue. Ce n’était pas une odeur agréable de feu de joie, une bonne
odeur de « coin du feu » et de veillée, c’était une vilaine odeur de peinture et
de vêtements brûlés.
— Et l’arbre de notre amie ? demanda Helen.
Un beau petit chêne avait poussé près de la maison. Helen et Polly l’avaient
baptisé « l’arbre de notre amie » en souvenir d’Ann.
— Il est très brûlé d’un côté, épelèrent les doigts de Polly. Mais il n’est
peut-être pas mort. Nous verrons ce qui se passera au printemps.
Helen et Polly faisaient un voyage en Europe lorsqu’on leur avait télégraphié
que leur maison venait de brûler. Elles étaient revenues précipitamment, par le
premier avion, la veille de Noël.
Tout en se promenant machinalement parmi les décombres, Helen songeait aux
autres ruines qu’elle avait « vues » (« vues » par les yeux de Polly, et
« entendues » grâce aux doigts de Polly qui lui avaient tout décrit) en Europe.
Le Bureau de la Fondation Américaine pour les Aveugles les avait envoyées là-bas
en mission pour qu’elles étudient ce que l’on pourrait faire afin d’aider les
milliers de personnes civiles ou militaires, devenues aveugles à la suite d’une
blessure de guerre, dans les combats ou les bombardements.
En songeant à ces drames innombrables sur lesquels elle s’était penchée avec
Polly, Helen oubliait complètement ses propres difficultés.
— Nous avons beaucoup de chance, beaucoup trop de chance, dit-elle à Polly. Nous
avons des amis merveilleux et assez d’argent pour vivre.
— Oui, acquiesça Polly. Je pense aussi à tous ces malheureux que nous avons vus
en Europe et qui ont tout perdu. Ils ont besoin de notre aide, nous ne devons
les abandonner à aucun prix !
La perte de la maison était tout de même un coup terrible pour Helen et Polly.
Helen soupira et se mit à songer au livre qu’elle écrivait à la mémoire d’Ann
Sullivan. Ce livre, elle y travaillait depuis des années. Elle y tenait
énormément, car elle estimait que l’on n’avait jamais assez rendu hommage à Ann.
— Partout où nous sommes allées Ann et moi, expliquait-elle à Polly, on m’a
toujours mise en avant, moi, Helen Keller. On oubliait trop souvent que tout ce
que j’ai pu faire, c’est à Ann que je le dois. C’est à Ann qu’auraient dû aller
les honneurs, et pas à moi. Je voudrais que tout le monde le comprenne et que
l’on aime Ann autant que je l’ai aimée, qu’on l’admire comme elle mérite d’être
admirée.
C’est dans cet esprit qu’Helen s’était mise au travail. Elle avait rédigé les
trois quarts de son livre quand Polly et elle durent partir pour l’Europe. Helen
avait rangé tout son travail, très soigneusement, dans un des tiroirs de son
bureau et il avait brûlé avec le reste. Toutes les lettres d’Ann Sullivan, ces
lettres en Braille qui tenaient compagnie à Helen lorsque son amie s’absentait,
toutes les notes qu’elle-même avait prises, également en Braille, tout était
réduit en cendres.
— Quand je pense que toutes les lettres d’Ann sont perdues, c’est comme si on
m’avait coupé un bras, dit tristement Helen à Polly. Mais il ne faut pas que je
me laisse abattre, il ne faut surtout pas que j’abandonne mon projet. Dès que je
le pourrai, je m’y remettrai, je referai tout ce qui a brûlé et j’achèverai mon
livre.
De nombreux mois passèrent, avant qu’Helen pût mettre son projet à exécution.
Polly et elle avaient un travail important à accomplir, un travail qui
n’attendait pas. Ce travail consistait à recueillir de l’argent aux États-Unis
pour les milliers de personnes qui non seulement étaient restées aveugles des
suites de la guerre, mais qui étaient sans abri et qui avaient faim.
Il fallait de l’argent pour acheter de quoi nourrir et vêtir ces malheureux et
pour leur construire de nouvelles maisons. Il en fallait pour rebâtir des écoles
pour les aveugles et pour remplacer les bibliothèques de livres en Braille
détruites par les bombardements. Dans certains pays, il fallait aussi de
l’argent pour remplacer les presses d’imprimerie en Braille que l’on avait
fondues pour faire des munitions.
Helen et Polly avaient l’habitude de recueillir des fonds. Elles l’avaient fait
maintes fois, on le sait, pour la Fondation Américaine des Aveugles avant la
guerre.
Elles recommencèrent donc à voyager à travers les États-Unis. Cette fois, dans
ses discours, Helen s’efforça de faire comprendre au public ce que pouvaient
être les perspectives d’avenir d’un jeune soldat condamné à passer le reste de
sa vie dans le noir. Elle leur parla des enfants aveugles, de cette petite fille
qui tâtonnait pour retrouver son chemin parmi les ruines, seule, affolée,
essayant de retrouver sa mère qui avait été tuée par une bombe.
Le plaidoyer d’Helen était si convaincants, que Polly n’avait pas besoin de
répéter ce qu’elle avait dit. Les gens la comprenaient et l’argent affluait.
Pendant que Polly et elle sillonnaient les États-Unis, Helen songeait souvent au
« livre pour Ann ». Finalement elle se remit à l’écrire chez un ami qui les
hébergeait en attendant qu’elles eussent retrouvé une autre maison. Helen tapait
sur une machine à écrire qu’on lui avait prêtée car la sienne avait été détruite
dans l’incendie.
Helen n’avait plus les lettres d’Ann, elle n’avait plus ses notes, elle n’avait
rien pour l’aider, rien qu’un paquet de feuilles blanches devant elle, et la
machine à écrire.
Pendant des heures, Helen demeurait silencieuse, immobile, revivant par le
souvenir les années passées avec son amie. Ensuite, elle s’asseyait devant sa
machine et essayait de raconter.
Lorsque le livre fut fini, la première étonnée ce fut Helen. Ce qu’elle avait
fait ne ressemblait pas du tout à ce qu’elle s’était proposé de faire. Elle
avait pensé écrire un livre sage, bien construit, suivant fidèlement l’ordre
chronologique des événements, Au lieu de cela, elle avait suivi les caprices de
sa mémoire, elle avait raconté les souvenirs comme ils lui venaient, au fur et à
mesure, sans ordre apparent. C’était précisément ce « décousu » qui faisait tout
le charme du livre, qui lui donnait toute sa spontanéité et sa sincérité. À
bâtons rompus, Helen évoquait son enfance, l’arrivée d’Ann, le premier séjour
au bord de la mer, puis elle passait à la grande maison de Wrentham, aux soirées
près du feu à la Ferme Rouge, aux parties de luge dans la neige. Elle parlait de
la gaieté d’Ann, de sa bonne humeur inaltérable, de son optimisme, du génie dont
elle avait fait preuve pour « sortir de prison » la pauvre petite Helen de sept
ans. Helen évoquait encore le génie de son amie disparue, s’appliquant à la
suivre et à l’aider dans ses études supérieures, à l’Université, pour être
toujours à la hauteur, pour ne pas se laisser décourager ni distancer. Oui. Ann
avait du génie, celui que donne un cœur exquis et une foi profonde dans les
possibilités de l’esprit humain.
À travers tout le livre d’Helen, à chaque page, dans chaque phrase, il y avait
la présence d’Ann, il y avait la personnalité d’Ann tout entière retrouvée. Il y
avait Ann, tendrement penchée sur sa petite élève, et lui épelant dans la main
la science et la tendresse du monde. Ann qui, ainsi que l’écrivait Helen, avait
déposé « le miracle du langage » dans sa main.
UNE JOURNÉE D’ÉTÉ
En revenant de sa promenade matinale, Helen Keller s’arrêta un moment sous un
beau chêne qui poussait à côté de la jolie maison ensoleillée où elle vivait
désormais avec Polly Thomson.
La maison avait été bâtie sur l’emplacement de celle qui avait brûlé tout de
suite après la guerre. Helen et Polly aimait beaucoup West-port et la campagne
du Connecticut. C’est pourquoi elles avaient tenu à rester au même endroit.
Il y avait aussi une autre raison, purement sentimentale celle-ci : « l’arbre
d’Ann Sullivan », qui avait été si terriblement brûlé d’un côté, n’était pas
mort. Il était reparti avec vigueur et c’était maintenant un bel arbre.
— Quelle merveilleuse matinée d’été ! songea Helen en caressant l’écorce de
chêne. Et comme c’est bon d’être de nouveau à la maison !
Polly et elle étaient revenues la veille d’un voyage à travers la Norvège, la
Suède et le Danemark. Le Gouvernement des États-Unis leur avait demandé de faire
ce voyage à titre d’ambassadrices du peuple américain.
Ce n’était pas leur plus long voyage. Trois ans plus tôt – Helen avait alors
soixante quatorze ans – elle avait entrepris avec Polly une petite randonnée de
quatre-vingt mille kilomètres à travers le monde.
Depuis qu’Ann Sullivan les avait quittées, elles avaient voyagé presque tout le
temps. Elles avaient visité à peu près tous les pays du monde et étaient
retournées trois fois au Japon, où les petits enfants aveugles d’une Institution
qu’Helen avait visitée l’appelaient « Mère ».
Le but de tous ces voyages était toujours le même : faire tout ce qui était
humainement possible pour que les millions d’aveugles à travers le monde, pour
que les millions de sourds, puissent avoir une chance de mener une vie normale.
C’était ce qu’Ann Sullivan avait désiré plus que tout au monde. Elle avait
consacré sa vie à donner cette chance à Helen. Maintenant c’était au tour
d’Helen. Comme Ann l’avait fait, elle devait donner le meilleur d’elle-même à
ses frères malheureux.
Dans la période qui suivit immédiatement la Deuxième Guerre Mondiale, Helen
considéra que sa tâche la plus lourde et la plus importante était de redonner de
l’espoir aux milliers de jeunes combattants devenus aveugles pendant la guerre.
Ces jeunes gens étaient soignés dans des hôpitaux militaires. Helen, pendant des
mois, parcourut des salles d’hôpital dans toutes les parties du monde, ou à peu
près.
Ce qu’elle essayait de leur dire, les jeunes infirmes ne le comprenaient pas
toujours très nettement. Helen avait une voix étrange, comme étouffée. Sa
présence, ses encouragements, son témoignage enfin, étaient pourtant précieux
pour tous. Cette voix monotone, mal articulée avait le singulier pouvoir de
redonner confiance en la vie.
Lorsqu’elle avait quitté la salle, on continuait à penser à elle. Les jeunes
blessés se racontaient entre eux l’histoire de cette femme, le combat qu’elle
avait dû mener, les obstacles qu’elle avait dû franchir et les résultats
extraordinaires qu’elle avait obtenus.
Pendant ce temps, Helen poursuivait inlassablement ses voyages, ses démarches
pour obtenir de l’argent, des soins, la création d’Instituts spécialisés dans la
rééducation des aveugles et des sourds.
C’était une tâche énorme et si Helen avait déjà obtenu des résultats, elle les
jugeait encore bien insuffisants. Seulement, elle savait aussi que Polly et
elle-même étaient maintenant trop âgées pour entreprendre encore de nouveaux
voyages et de nouvelles démarches.
— Polly est rentrée très fatiguée, se disait Helen ce matin-là… Et moi-même je
le suis aussi un peu…
En rentrant à la maison, elle sentit la bonne odeur du café et du pain grillé.
Polly préparait le petit déjeuner. Helen entra dans la cuisine. Son travail à
elle consistait à presser le jus d’orange.
Polly avait déjà coupé les oranges en deux et les avait placées près du
presse-fruits et des verres. Pendant qu’Helen préparait le jus de fruit, Polly
mettait les couverts sur le plateau du petit déjeuner. Les deux vieilles dames –
elles étaient devenues des vieilles dames maintenant ! – montèrent au premier
étage, chacune portant son plateau. Helen s’orientait sans difficulté dans la
maison.
Elles s’installèrent dans la chambre de Polly. Celle-ci, assise sur son lit,
lisait les journaux en prenant son café. Lorsqu’elle eut fini, elle épela les
nouvelles à Helen.
La domestique qui venait les aider dans la journée apporta le courrier. Il y
avait près de soixante-dix ans qu’Helen Keller était l’une des personnes les
plus célèbres au monde… depuis qu’elle était une toute petite fille. Les gens
célèbres reçoivent beaucoup de courrier.
Polly dépouilla et tria les lettres. Elle épela tout de suite les plus
importantes à Helen, et mit de côté les autres pour y répondre elle-même.
Ensuite vint le moment du travail. Les deux vieilles dames passaient leur
matinée devant leur machine à écrire. Le bureau de Polly était en bas, et
donnait sur le vestibule. Helen, elle, avait un cabinet de travail au premier
étage.
À côté de sa machine à écrire normale, se trouvait une machine à écrire le
Braille qui fonctionnait à peu près de la même façon. Helen l’utilisait pour
écrire à ses amis aveugles et pour toutes ses notes personnelles qu’elle pouvait
ainsi relire plus tard. Elle s’en servait toujours par exemple pour préparer ses
discours.
Polly entra dans le cabinet de travail juste avant le grand déjeuner. Helen lui
tendit les lettres qu’elle venait d’écrire. Polly les relut attentivement. S’il
y avait eu la moindre faute dans la lettre – même une toute petite faute de
frappe – Polly l’aurait rendue à Helen pour qu’elle la retapât. Ann Sullivan
avait toujours exigé d’Helen une perfection rigoureuse. Helen tenait beaucoup à
ce que Polly fût, elle aussi, très sévère et ne laissât rien passer.
Il n’y avait pas de faute ce jour-là. Polly posa successivement chacune des
lettres sur un épais morceau de carton et indiqua à Helen l’endroit où elle
devait signer son nom.
L’après-midi, quelques amis vinrent prendre le thé. Après leur départ, Polly
prépara le dîner. Quand elles eurent fini, elles firent toutes les deux la
vaisselle. Polly lavait et Helen essuyait. À un moment, Helen se mit à rire et
redonna à Polly une assiette qui avait été mal lavés. Un peu de nourriture y
était restée collée. Polly ne l’avait pas remarqué, mais rien n’échappait aux
doigts sensibles d’Helen.
— Fr-r-iponne ! dit Polly en roulant les « r » avec son accent écossais.
Helen ne l’entendit pas, mais comme Polly lui épelait ce qu’elle venait de dire,
elle se mit à rire plus fort avec son amie.
Elles passèrent paisiblement la soirée dans le salon. Une brise légère agitait
les rideaux et apportait dans la pièce une odeur de fleurs et d’herbe humide.
Elles se couchèrent de bonne heure, car elles étaient toutes les deux fatiguées.
Helen était dans son lit, quand Polly vint la border et lui souhaiter une bonne
nuit.
— Maintenant, dormez ! dit Polly en se penchant sur le lit pour qu’Helen pût
lire sur ses lèvres avec les doigts. Pas de lecture ce soir !
Une nouvelle revue imprimée en Braille était arrivée au courrier du matin et
Polly avait vu Helen la monter dans sa chambre.
— Non, ma chère, je ne lirai pas ce soir, répondit Helen docilement.
Polly éteignit la lumière et quitta la pièce. Helen attendit un moment… Polly
pouvait revenir.
Elle ne tendit pas la main vers la revue, mais prit sa Bible en Braille qui
était rangée sous son lit car elle était trop grande et trop lourde pour rester
sur la table de chevet. Elle tourna pensivement les pages jusqu’au moment où
elle trouva ce qu’elle cherchait.
Souriant dans l’obscurité, elle passa avec amour ses doigts sur les points en
relief :
— L’Éternel est mon Berger…
LETTRES D’HELEN KELLER
Les quelques lettres authentiques suivantes qu’Helen Keller adresse à divers
correspondants nous permettent de suivre les progrès rapides de cette fillette
merveilleuse qui, grâce à une institutrice dont le dévouement est également hors
du commun réussit à devenir au point de vue psychologique et culturel une jeune
femme comme les autres et à acquérir une culture et une qualité morale bien
supérieures à la moyenne.
Miss Sullivan commença l’instruction de Helen Keller le 3 mars 1887. Trois mois
et demi après que le premier mot lui eut été épelé dans la main, Helen écrivit,
au crayon, la lettre suivante :
À sa cousine Anna (Mme George T. Turner).
Tuscumbia (Alabama), 17 juin 1887.
Helen écrit – anna george donnera à helen une pomme – simpson tirera des oiseaux
– jacques donnera à helen un bâton de sucre candi – le docteur donnera à mildred
un médicament – mère fera une robe neuve à mildred.
(pas de signature.)
Vingt-cinq jours plus tard, de Huntsville où elle passait quelque temps, elle
écrit à sa mère. Deux mots de cette lettre sont presque illisibles et l’écriture
anguleuse penche de tous côtés :
À Madame Kate Adams Keller.
Huntsville (Alabama), 12 juillet 1887.
Helen va écrire à mère une lettre – papa a donné à helen un médicament – mildred
veut s’asseoir dans l’escarpolette – mildred a embrassé helen – institutrice a
donné une pêche à helen – george est malade au lit – george s’est blessé au bras
– anna a donné de la limonade à helen – le chien s’est tenu debout.
Le conducteur a percé le ticket – papa a donné à helen un verre d’eau dans la
voiture.
Carlotta a donné des fleurs à helen – anna achètera à helen un joli chapeau neuf
– helen embrassera mère – helen viendra à la maison – grand-mère aime bien
helen.
Au revoir.
(pas de signature.)
Au mois de septembre suivant des progrès s’observent dans la construction de la
phrase, plus complète, et dans l’association des idées.
Aux jeunes filles aveugles de la Perkîns Institution, à Boston (Sud).
Tuscumbia, septembre 1887.
helen va écrire une lettre aux petites files aveugles – helen et institutrice
iront voir petites filles aveugles – helen et institutrice iront en voiture à
vapeur à boston – helen et petites filles aveugles auront du plaisir – petites
filles aveugles savent causer avec leurs doigts – helen verra m. anagnos – m.
anagnos aimera et embrassera helen – helen ira en classe avec petites filles
aveugles – helen sait lire, compter, épeler et écrire comme petites filles
aveugles – mildred n’ira pas à boston – mildred pleure – prince et jumbo [1]
iront à boston – papa tire des canards avec fusil et canards tombent dans l’eau
et jumbo et mamie nagent dans l’eau et apportent dans la bouche canards à papa.
helen joue avec chiens – helen monte à cheval avec institutrice – helen donne à
handee [2] de l’herbe avec sa main – institutrice cravache handee pour aller vite
– helen est aveugle – helen va mettre lettre sous enveloppe pour petites filles
aveugles.
au revoir,
HELEN KELLER.
Deux mois plus tard son style prend une forme un peu plus correcte.
À Monsieur Michael Anagnos, Directeur de la Perkins Institution
Tuscumbia, novembre 1887.
Je vais vous écrire une lettre, nous avons reçu des portraits institutrice et
moi. institutrice vous enverra cela. photographe fait des portraits. charpentier
construit de nouvelles maisons. jardinier creuse et houe le sol et plante des
légumes. ma poupée nancy dort. elle est malade. mildred est en bonne santé.
oncle frank est allé chasser le daim. nous aurons du gibier à déjeuner quand il
reviendra. j’ai été en brouette et institutrice poussait. simpson m’a donné des
châtaignes. cousine rosa est allée voir sa mère. les gens vont à l’église le
dimanche. j’ai lu dans mon livre la différence entre fox et box, renard (fox)
peut s’asseoir dans la boîte (box). j’aime à lire dans mon livre. vous m’aimez.
je vous aime.
Au revoir,
HELEN KELLER.
Au commencement de l’année suivante ses progrès s’affirment. Les adjectifs
apparaissent plus nombreux, voire les adjectifs de couleurs. Quoique ses sens ne
puissent lui donner une idée des couleurs, elle emploie les mots qui les
désignent comme nous employons souvent des mots sans penser à l’impression même
qu’ils expriment. Cette lettre est adressée à une camarade d’école de la Perkins
Institution.
À Miss Sarah Tomlinson
Tuscumbia, 2 janvier 1888.
Chère Sarah,
Je suis heureuse de vous écrire ce matin. J’espère que M. Anagnos viendra me
voir bientôt. J’irai à Boston en juin et j’achèterai des gants pour père, et
pour James un joli collier et pour Simpson des manchettes. J’ai vu miss Betty et
ses élèves. Ils avaient un joli arbre de Noël et il y avait sur l’arbre de jolis
présents pour les petits enfants. J’ai eu une timbale et un petit oiseau et du
sucre candi. J’ai eu beaucoup de jolies choses pour Noël. Tante m’a donné une
malle pour Nancy et des vêtements. Je suis allée à une garden-party avec
institutrice et mère. Nous avons dansé et joué et mangé des noix et du sucre
candi et des gâteaux et des oranges et je me suis bien amusée avec petits
garçons et petites filles. Miss Hopkins m’a envoyé une belle bague. Je l’aime
ainsi que les petites filles aveugles.
Des hommes et des petits garçons font des tapis dans les filatures. La laine
pousse sur les moutons. Des hommes coupent la laine des moutons avec de grands
ciseaux et l’envoient aux filatures.
Le coton pousse sur de grandes tiges dans les champs. Des hommes et des garçons
et des filles et des femmes cueillent le coton. Nous faisons avec le coton du
fil et des robes de coton. Le cotonnier a de jolies fleurs blanches et rouges.
Institutrice a déchiré sa robe. Mildred pleure. Je soigne Nancy. Mère m’achètera
de beaux tabliers neufs et une robe pour aller à Boston. Je suis allée à
Knoxville avec père et tante. Bessie est faible et petite. Les poulets de
Mme Thompson ont tué les poulets de Leila. Eva couche dans mon lit. J’aime les
bonnes filles.
Au revoir,
HELEN KELLER.
Dans le récit suivant que fait Helen d’une visite à quelques amis, ses pensées
sont à peu près celles qu’on pourrait s’attendre à trouver chez une enfant
normale de huit ans, exception faite, peut-être, de sa naïve satisfaction de la
hardiesse de jeunes gentlemen.
À Madame Kate Adams Keller
S. O. Boston (Mass.), 24 septembre 1888.
Ma chère mère,
Je pense que vous serez heureuse d’avoir des détails sur ma visite à West
Newton. Institutrice et moi avons eu du bon temps avec beaucoup d’aimables amis.
West Newton n’est pas loin de Boston et nous y sommes arrivées très vite en
voitures à vapeur.
Mme Freeman et Carrie et Ethel et Frank et Helen sont venus nous prendre à la
gare dans une énorme voiture. J’étais charmée de voir mes chers petits amis et
je les ai serrés sur mon cœur et embrassés. Puis nous nous sommes promenés
longtemps en voiture pour voir toutes les belles choses de West Newton. Beaucoup
de belles maisons entourées de grandes pelouses d’un vert tendre et d’arbres et
de fleurs brillantes et de fontaines. Le cheval s’appelait Prince et il était
gentil et il aimait à trotter très vite.
En arrivant à la maison, nous vîmes huit lapins et deux petits chiens gras, et
un gentil petit poney blanc, et deux chatons et un joli petit chien frisé appelé
Don. Le poney s’appelait Mollie et j’ai fait une belle promenade sur son dos ;
je n’avais pas peur. J’espère que mon oncle m’achètera bientôt un cher petit
poney et une petite voiture.
Clifton ne m’a pas embrassée parce qu’il n’aime pas embrasser les petites
filles. Il a honte. Je suis très contente que Frank et Clarence et Robbie et
Eddie et Charles et George n’aient pas été si timides. J’ai joué avec beaucoup
de petites filles et nous nous sommes bien amusées. Je suis montée sur le
tricycle de Carrie et j’ai cueilli des fleurs et mangé des fruits. J’ai sauté et
dansé et je me suis promenée en voiture. Des dames et des gentlemen sont venus
nous voir. Lucy et Dora et Charles sont nés en Chine. Moi je suis née en
Amérique, et M. Anagnos est né en Grèce. M. Drew dit que les petites filles en
Chine ne savent pas causer avec leurs doigts mais je compte le leur apprendre
quand j’irai en Chine. Une bonne d’enfant chinoise est venue me voir, elle
s’appelle Asu. Une bonne d’enfant se dit en chinois Amah. Nous sommes revenues à
la maison en voiture à chevaux parce que c’était dimanche et les voitures à
vapeur ne marchent pas souvent le dimanche. Les conducteurs et les mécaniciens
sont très fatigués et ils vont se reposer chez eux. J’ai vu le petit Willie Swan
dans la voiture et il m’a donné une poire juteuse. Il avait six ans. Que
faisais-je quand j’avais six ans ? Voulez-vous, s’il vous plaît, demander à mon
père de venir au train à notre rencontre ? J’ai du chagrin qu’Eva et Bessie
soient malades. J’espère que j’aurai une belle compagnie pour mon anniversaire,
et je veux que Carrie et Ethel et Frank et Helen viennent me voir dans
l’Alabama. Est-ce que Mildred couchera avec moi quand je retournerai à la
maison ?
Avec beaucoup de tendresse et mille baisers de votre chère petite fille.
HELEN KELLER.
À Miss Della Bennett
Tuscumbia, 29 janvier 1889.
Ma chère Miss Bennett,
Je suis charmée de vous écrire ce matin. Nous venons de manger notre déjeuner.
Mildred descend les escaliers en courant. Je viens de lire dans mon livre des
choses sur les astronomes. Astronome vient du mot latin astra qui veut dire
étoiles ; et les astronomes sont des hommes qui étudient les étoiles et nous en
parlent. Tandis que nous dormons tranquillement dans nos lits ils observent le
ciel splendide à travers le télescope. Un télescope est comme un œil très
puissant. Les étoiles sont si loin que les gens ne pourraient en dire long à
leur sujet, sans de très excellents instruments. Aimez-vous à regarder par votre
fenêtre et à voir les petites étoiles ? maîtresse dit qu’elle peut voir Vénus de
notre fenêtre, et c’est une grande et belle étoile. Les étoiles sont appelées
les sœurs et les frères de la terre.
Il y a beaucoup de grands instruments en dehors de ceux employés par les
astronomes. Un couteau est un instrument qui sert à couper. Je crois que la
cloche est un instrument aussi. Je vais vous dire ce que je sais des cloches. Il
y a des cloches harmonieuses et d’autres sont inharmonieuses. Il y en a de
toutes petites et il y en a de très grandes. J’ai vu une très grande cloche à
Wellesley. Elle venait du Japon. Les cloches sont employées dans bien des cas.
Elles nous préviennent quand le déjeuner est prêt, quand il est temps d’aller à
l’école ou à l’église et quand il y a un incendie. Elles disent aux gens quand
il faut aller travailler et quand retourner à la maison pour se reposer. La
cloche de la machine prévient les voyageurs qu’ils arrivent à une station et
elle dit aux gens de se retirer du chemin. Quelquefois il arrive des accidents
terribles et beaucoup de gens sont brûlés et noyés et blessés. L’autre jour j’ai
cassé la tête de ma poupée ; mais ce n’était pas un grave accident, parce que
les poupées ne vivent pas et ne sentent pas comme les personnes. Mes petits
pigeons sont en bonne santé et mon petit oiseau aussi. Je voudrais bien avoir un
peu d’argile. maîtresse dit qu’il est temps que j’aille étudier maintenant.
Avec beaucoup de tendresse et de nombreux baisers.
HELEN A. KELLER.
La lettre suivante est adressée à Miss Sarah Fuller, qui donna à Helen sa
première leçon de langage articulé.
À Miss Sarah Fuller.
South Boston (Mass.), 3 avril 1890.
Ma chère Miss Fuller,
Mon cœur est pénétré de joie par cette belle matinée, parce que j’ai appris à
prononcer plusieurs mots nouveaux et que je puis faire quelques phrases. Hier
soir, je suis sortie dans la cour et j’ai parlé à la lune. Je lui ai dit : « O
lune ! viens à moi ! » Pensez-vous que la séduisante lune ait été heureuse de ce
que j’aie pu lui parler ? Combien ma mère sera heureuse. Je suis impatiente de
voir venir le mois de juin, car je brûle de lui parler ainsi qu’à ma précieuse
petite sœur. Mildred ne pouvait comprendre mon langage des doigts, mais
maintenant elle s’assoira sur mes genoux et je lui dirai beaucoup de choses pour
l’amuser, et nous serons si heureuses ensemble ! Êtes-vous très, très heureuse,
parce que vous pouvez donner du bonheur à tant de gens ? Je crois que vous êtes
très aimable et très patiente, et je vous aime tendrement. Maîtresse me disait,
mardi, que vous désiriez savoir comment j’en vins à désirer de m’exprimer avec
ma bouche. Je vais tout vous dire à cet égard, car je me rappelle parfaitement
mes pensées. Quand j’étais une petite enfant, j’avais coutume de rester tout le
temps sur les genoux de ma mère, parce que j’étais très timide et que je
n’aimais pas à être laissée seule. Et je tenais constamment ma petite main sur
son visage, parce que cela m’amusait de sentir le mouvement de ses traits et de
ses lèvres quand elle parlait à quelqu’un. Je ne savais pas alors ce qu’elle
faisait, car j’ignorais tout. Plus tard, quand je fus plus âgée, j’appris à
jouer avec ma bonne et les petits Nègres et je remarquai qu’ils faisaient
mouvoir leurs lèvres exactement comme ma mère. Je me mis donc aussi à faire
aller les miennes, mais quelquefois cela me faisait mettre en colère et je
serrais très fortement la bouche de mes camarades. Je ne savais pas alors que
c’était très méchant d’agir ainsi. Longtemps après, ma chère maîtresse arriva,
et elle m’apprit à communiquer par le moyen de mes doigts et, de ce jour, je fus
satisfaite et heureuse. Mais quand je vins à l’école, à Boston, je rencontrai
quelques muets qui parlaient « avec leur bouche » comme tout le monde » et un
jour, une dame qui avait été en Norvège vint me voir et me parla d’une jeune
fille aveugle et sourde [3] qu’elle avait vue dans cette contrée lointaine et à
qui on avait appris à parler et à comprendre les autres quand ils lui parlaient.
Cette bonne et heureuse nouvelle me causa une grande joie, car, dès lors, je me
convainquis que moi aussi j’apprendrais. J’essayai d’émettre des sons comme mes
petits camarades, mais maîtresse me dit que la voix était chose délicate et
sensible et que je lui nuirais en articulant d’une manière incorrecte, et elle
me promit de me conduire chez une dame aimable et sage qui m’instruirait. Cette
dame, c’était vous. Maintenant, je suis aussi heureuse que les petits oiseaux,
parce que je puis parler et peut-être chanterai-je aussi. Tous mes amis seront
si surpris et si heureux.
Votre petite élève qui vous aime,
HELEN A.KELLER.
La lettre qui suit a été reproduite en fac-similé dans le numéro de juin 1892 du
Saint-Nicholas. Elle ne porte pas de date, mais elle a dû être écrite deux ou
trois mois avant sa publication.
Au « Saint-Nicholas »
Cher Saint-Nicholas,
Je me fais un plaisir de vous envoyer mon autographe, parce que je désire que
les petits garçons et les petites filles qui lisent Saint-Nicholas sachent
comment écrivent les enfants aveugles. Sans doute, beaucoup de vos lecteurs se
demandent comment nous maintenons nos lignes si droites ; aussi vais-je essayer
de le leur expliquer. Nous nous servons d’une planche à rainures que nous
plaçons entre les pages quand nous voulons écrire. Les rainures sont parallèles
et correspondent aux lignes, et, quand on a pressé la feuille de papier dans ces
rainures avec la pointe émoussée d’un crayon, il devient très aisé de maintenir
les mots à la même hauteur. Les petites lettres sont entièrement inscrites dans
les rainures, tandis que les lettres longues s’étendent au-dessus et au-dessous.
Nous guidons le crayon de la main droite, tandis qu’avec l’index de la main
gauche, nous nous assurons que nous avons formé et espacé les lettres
régulièrement. Il est très difficile, au début, de les former correctement,
mais, pour peu que l’on persévère, la tâche se fait plus aisée, et, avec
beaucoup de pratique, nous arrivons à écrire des lettres lisibles pour tous nos
amis. Ce but atteint, nous sommes très, très heureuses. Il se peut qu’un jour
les petits lecteurs du Saint-Nicholas aillent visiter une école d’aveugles. Je
suis certaine qu’alors ils désireront voir les élèves écrire.
Très sincèrement votre petite amie,
HELEN KELLER.
Helen a raconté sa visite à l’Exposition universelle dans une lettre à M. John
P. Spaulding, que le Saint-Nicholas a publiée. La lettre à Miss Caroline Derby,
que nous donnons plus loin, traite du même sujet. Dans une préface écrite par
Miss Sullivan pour le Saint-Nicholas, elle rapporte ce propos qu’on lui tenait
souvent : « Helen voit plus avec ses doigts que nous avec nos yeux. »
À Miss Caroline Derby.
Hulton (Pennsylvannie), 17 août 1893.
… Tout le monde, à l’Exposition, a été très gentil pour moi… Presque tous les
exposants m’ont volontiers permis de toucher aux objets les plus fragiles, et
ils ont poussé l’amabilité jusqu’à me fournir des explications sur toutes
choses. Un gentleman français, dont je ne puis me rappeler le nom, m’a montré
les grands bronzes de son pays. Je crois qu’ils m’ont causé plus de plaisir que
tout autre chose à l’Exposition : ils étaient si parfaits que j’avais l’illusion
de les sentir vivre sous mes doigts. Le Dr Bell nous mena lui-même au Palais de
l’Électricité et nous montra quelques téléphones qui ont pris une valeur
historique, entre autres celui où Dom Pedro écouta le fameux : « Être ou ne pas
être », à la Centennale. Le Dr Gillett, de l’Illinois, nous conduisit aux Arts
libéraux et au Palais de la Femme. Aux Arts libéraux, je visitai l’exposition
Tiffany où j’ai tenu dans la main le beau diamant du même nom, que l’on estime à
cent mille dollars. J’y ai touché encore à bien d’autres objets rares et de
grand prix. Je me suis assise dans le fauteuil du roi Louis, et j’ai pu me
croire reine, un instant, quand M. Gillett a fait remarquer que j’avais beaucoup
de loyaux sujets. Au Palais de la Femme, nous avons rencontré la princesse Maria
Schaovskoy, de Russie, et une belle dame syrienne. Elles m’ont beaucoup plu
toutes deux. Je suis allée à la section japonaise avec le professeur Morse, le
conférencier bien connu. Je n’avais jamais imaginé le peuple merveilleux que
sont les Japonais, avant d’avoir vu leur très intéressante exposition. Leurs
instruments de musique bizarres, leurs beaux travaux d’art me captivèrent. Les
livres japonais sont très curieux. Leur alphabet comprend quarante-sept lettres.
Le professeur Morse est très érudit en tout ce qui touche au Japon. Il est aussi
très aimable et très savant. Il m’a invitée à visiter son musée de Salem, la
première fois que j’irai à Boston. Je crois que les voiles sur la lagune
tranquille et les scènes délicieuses, telles que mes amis me les ont décrites,
sont de toutes les choses de l’Exposition celles qui ont le plus provoqué mon
enthousiasme. Une fois, tandis que nous étions sur l’eau, le soleil se coucha à
l’horizon, enveloppant la ville blanche d’une lumière douce et rosée qui
l’identifiait, plus que jamais, au pays du merveilleux…
Au docteur Edward Everett Hale.
Hulton (Pennsylvannie), 14 janvier 1894.
Mon cher cousin,
Je me suis déjà plusieurs fois proposé de répondre à votre aimable lettre qui
m’a fait tant de plaisir, et de vous remercier du beau petit livre que vous
m’avez envoyé ; mais j’ai été trop affairée depuis le commencement de la
nouvelle année. La publication de ma petite histoire dans le Compagnon de la
Jeunesse m’a valu un grand nombre de lettres. La semaine dernière seulement,
j’en ai reçu soixante et une. J’ai dû répondre à quelques-unes, sans pouvoir,
pour cela, négliger mes études, et en particulier celles de l’arithmétique et du
latin. Or vous savez que pour qu’une petite fille comme moi puisse comprendre
César, ses guerres et ses conquêtes racontées dans cette belle langue latine, il
lui faut étudier et penser beaucoup, et cela prend du temps…
À Miss Caroline Derby.
Wright-Humason Schooî, New York, 15 mars 1895.
… Je crois avoir fait quelques progrès dans la lecture des lèvres, quoique
j’éprouve encore de grandes difficultés à suivre un discours rapide ; mais je
suis convaincue que j’y parviendrai, si seulement je persévère. Le Dr Humason
travaille toujours à me perfectionner. Oh ! Carrie, je serais si heureuse de
pouvoir parler comme tout le monde ! Pour y réussir je travaillerais volontiers
jour et nuit. Pensez à la joie de tous mes amis en m’entendant m’exprimer d’une
manière naturelle ! Je me demande pourquoi il est si difficile pour un sourd
d’apprendre à parler quand cela est si aisé pour les autres ; mais que je sois
patiente et je parlerai, un jour, d’une façon parfaite.
Quoique j’aie eu beaucoup à faire, j’ai trouvé le temps de lire quelque peu…
J’ai lu dernièrement Guillaume Tell de Schiller et La Vestale perdue… Je lis en
ce moment Nathan le Sage de Lessing et Le Roi Arthur de Miss Mullock.
À Madame Kate Adams Keller.
New York, 31 mars 1895.
… Maîtresse et moi avons passé chez M. Hutton un après-midi charmant… Nous y
avons rencontré M. Clemens et M. Howells. J’avais entendu parler de ces
écrivains depuis longtemps ; mais l’idée ne m’était pas venue que j’entrerais un
jour en commerce avec eux ; et cependant cette grande joie m’a été donnée. Je
suis quelquefois tout étonnée que moi, petite fille de quatorze ans, j’aie pu me
trouver en relations avec tant d’hommes éminents. J’en conclus que je suis
vraiment une enfant bien favorisée, et je suis bien reconnaissante de privilèges
si nombreux. Les deux auteurs célèbres se sont montrés charmants à mon égard, et
je serais embarrassée de dire lequel j’aime le mieux. M. Clemens nous a raconté
des histoires amusantes qui nous ont fait rire aux larmes. J’aurais voulu que
vous fussiez là pour l’entendre. Il nous a dit aussi qu’il partirait dans
quelques jours pour l’Europe, afin d’en ramener sa femme et sa fille Jeanne,
parce que cette dernière a tant appris là-bas, en trois ans et demi, qu’elle en
saurait bientôt plus que lui s’il ne la faisait revenir. Je trouve que Mark
Twain est un nom de plume [4] bien approprié à la personnalité de M. Clemens, à
cause de sa consonance bizarre et originale, qui s’harmonise bien avec ses
écrits pleins d’humour…
Le 1er octobre, miss Keller entra à l’école de Cambridge pour les jeunes filles
dont M. Arthur Gilman est principal. Les examens dont il est question dans la
lettre suivante, n’étaient que de simples compositions, données pour éprouver
les élèves.
À Madame Laurence Hutton.
37, Concorde-Avenue, Cambridge, (Mass.) 8 octobre 1896.
… Je me suis levée de bonne heure aujourd’hui, afin de pouvoir vous envoyer
quelques lignes. Je sais que vous désirez connaître mon sentiment sur mon école.
Je voudrais bien que vous puissiez venir ici et voir par vous-même quelle belle
école est la nôtre. Elle compte une centaine de jeunes filles, toutes pleines
d’entrain et de bonne humeur ; leur compagnie est une joie.
Vous apprendrez avec plaisir, j’en suis sûre, que j’ai passé mes examens avec
succès. J’ai subi les épreuves en anglais, en allemand, en français, en grec et
en histoire romaine. Toutes ces compositions avaient été données déjà pour les
examens d’entrée à Harvard. Je suis heureuse de penser que j’aurais pu m’y faire
recevoir. Cette année va être très chargée pour maîtresse et pour moi. J’étudie
l’arithmétique, la littérature anglaise, l’histoire de l’Angleterre, l’allemand,
le latin et la géographie supérieure. Il faut se livrer à beaucoup de lectures
pour préparer les leçons, et comme il y a peu de livres, parmi ceux dont j’ai
besoin, qui soient à l’usage des aveugles, il faut que cette pauvre maîtresse me
les lise ; et c’est une rude besogne…
(Ces quelques lettres ont été extraites de l’ouvrage « Sourde, muette,
aveugle »,
Histoire de ma vie, par Helen Keller, publié en 1954 par les Éditions
Payot, Paris.)
[1] Deux chiens de Miss Keller
[2] Poney de Miss Keller
[3] Ragnhild Kaata
[4]
En français dans le texte
FIN
ϟ
L’Histoire d’Helen Keller
Lorena A. Hicock, 1958
Titre original: The Story of Helen Keller
Traduit de l’américain par Renée Rosenthal
Éditions Robert Laffont, 1968
Éd. Folio (2012)
2.Dez.2023
Publicado por
MJA
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