
Il ne s'agit pas de psychologiser toute démarche rééducative, ni d'apprécier
les changements mis en oeuvre par une personne déficiente visuelle sous cet
angle unique, pas plus que de considérer les variations inter-individuelles de
comportement, comme étant une donnée irrationnelle négligeable. Dans ce dernier
cas bien souvent le qualificatif de "psychologique" est employé pour masquer une
incompréhension prudente, ou pour le moins signifier le point où s'arrêtent nos
explications logiques. Or, placée à côté des autres critères d'analyse et
d'évaluation, la dimension psychologique du déficient visuel est un élément
indispensable à prendre en compte, tant par les professionnels de la rééducation,
que par l'entourage socio-familial, pour comprendre une personne handicapée
visuelle dans sa globalité.
Le travail de deuil
Lors de la survenue d'une déficience visuelle, le sujet doit modifier son image
de soi pour y intégrer la baisse visuelle nouvelle et en retrancher les domaines
d'efficacité et d'autonomie atteints par la déficience. Ce mécanisme
psychologique est le travail de deuil, présent à chaque fois qu'une personne
subit une perte touchant soit ce qu'elle est (image de soi, de ses
possibilités), soit ce qu'elle aime (perte d'un proche). Il s'agit d'un
mécanisme en rien propre à la déficience visuelle et qui ne permet pas de ne
plus souffrir de ce que l'on vient de perdre, ni d'oublier ou de gommer une
réalité pénible. Ce n'est que le moyen, nous pourrions même dire la condition
nécessaire, à la compréhension de la perte par le sujet. Sans travail de deuil,
la perte reste extérieure à la réalité du sujet, comme un élément dont on parle
que l'on connaît mais pour lequel les implications affectives et pratiques
n'existent pas. Nous avons tous en tête ces illustrations d'un deuil non fait,
où par exemple, le sujet aimé disparu est considéré comme toujours présent. Sa
chambre est inchangée, sa place à table maintenue et l'ensemble de ce qu'il
faisait et disait, considéré comme toujours présent, toujours possible.
Ce travail, au sens où il suppose du temps, un investissement et où il
rapporte un bénéfice à terme, peut se décomposer schématiquement en trois phases
: dénégation, dépression et réaction.
-
La dénégation est la phase initiale de l'intégration de
la déficience nouvelle. Cette intégration intervient en creux, en négatif.
Le sujet va mobiliser son énergie pour repousser l'évidence, "Ce n'est pas
vrai", "Ca va revenir", ou l'atténuer à l'extrême "En fait, ça ne me gêne
presque pas."
Il s'agit dans la réalité d'un double mouvement, d'une part une irruption
brutale de la conscience de la perte et d'autre part, un rejet aussi brutal,
c'est à dire spontané et en bloc, de cette perte. On parle, dans le langage
courant de "prise de conscience" lorsqu'un sujet découvre ou réalise un fait.
La dénégation peut, elle, se définir comme étant une conscience que l'on
cherche non pas à prendre mais à rejeter. Cette phase initiale du travail de
deuil se caractérise donc par les formes de rejet de la réalité angoissante
que vont choisir les sujets. Certains chercheront, par la pratique
d'activités à risque (sports violents...), à prouver et à se prouver le peu
d'importance de l'atteinte visuelle. D'autres banaliseront la perte en se
gardant de se mettre en situation de l'éprouver. Ils limiteront en
conséquence leur autonomie, mais trouveront des raisons pour le faire, les
plus éloignées possibles de l'atteinte visuelle.
-
La phase dépressive survient généralement, non pas par
une rupture permettant de passer de la dénégation à la dépression de manière
brutale et définitive, mais par une suite d'alternances où, au fur et à
mesure, la part de la conscience de la perte l'emporte sur la dénégation (le
sujet peut conserver un espoir de guérison magique ténu, en contradiction
apparente avec l'humeur dépressive qui majore la gravité présente et à venir
de la baisse visuelle).
Alors que les formes et justifications logiques de la dénégation peuvent
être très variées, la phase dépressive reproduit généralement le tableau
classique de ce type d'état réactionnel. Soit une atteinte de l'humeur
(pessimisme, abattement, découragement...), une inhibition (perte ou
réduction de l'élan vital, ralentissement du cours de la pensée, passivité,
perte des initiatives, isolement social...), de l'anxiété (craintes diffuses
ou localisées, appréhensions, difficultés à se représenter l'avenir...), et
éventuellement des troubles somatiques (fatigue, troubles du sommeil, de
l'endormissement, céphalées, épisodes anorexiques, boulimiques, maux
divers...).
La conscience de la perte n'est plus rejetée, elle domine le sujet,
devient omniprésente. Les conséquences, minorées jusqu'alors, sont placées
en pleine lumière, poussées à l'extrême. L'atteinte visuelle était tout
d'abord mise à l'extérieur de soi comme un fait négligeable. Durant la phase
dépressive, le sujet intériorise ce qui lui est arrivé. Il comprend (prend
avec soi) cette perte totale ou partielle de sa vision. Ce n'est plus l'oeil
ou un domaine de son autonomie qui sont atteints mais son intégrité, son
image de soi, l'image qu'il se fait de ses capacités d'aimer et d'être aimé,
d'oser et d'agir avec cette déficience. L'atteinte n'est plus alors
matérielle mais narcissique. La déstabilisation psychologique est forte car
l'image de soi antérieure, sans atteinte visuelle, devient inopérante. Le
sujet ne dispose plus des moyens psychologiques et fonctionnels d'être ce
qu'il imaginait, sans avoir pour autant encore ceux de devenir ce qu'il
pourrait être, une fois la déficience connue, défini et compensé davantage.
La phase dépressive du travail de deuil met en évidence le poids des
maturations psychologiques dans l'adaptation à une déficience. Au plus fort
de la dépression, les symptômes dépressifs invalident sensiblement plus le
sujet que les limites fonctionnelles issues de la seule déficience
ophtalmique. Ce qui l'arrête ou le ralentit ne sont plus des gênes visuelles
mais des troubles de l'humeur.
Une des caractéristiques principales de cette phase est l'exagération
dépressive qui contamine l'ensemble de l'image de soi du sujet. Non
seulement celui-ci prend conscience de manière pénible de la perte ou de la
baisse de vision récente, mais en plus il va avoir tendance à penser qu'il a
aussi perdu toutes ses autres capacités personnelles. Il n'est plus capable
de travailler, de faire de la musique ou de l'informatique alors qu'il
possédait, par exemple, un très bon niveau dans ces deux domaines. Ce
processus d'exagération dépressive est ici le même que lors de la perte d'un
proche et à été fort bien illustré par la littérature : "un seul être vous
manque et tout est dépeuplé". Prendre conscience de cette perte qui
m'atteint est nécessairement, pendant une période donnée, penser avoir tout
perdu.
L'image de soi est en défaut. Or une image de soi est constituée
d'imaginaire. Ce que je pense être, est la somme d'expériences,
d'identifications et d'introjections réalisées dans mon passé et tout
particulièrement au moment de l'adolescence. Ce n'est pas une somme
d'éléments réels, prouvés, démontrés de manière rationnelle et mis bout à
bout. C'est ce que je pense être, ce n'est pas exactement ce que je suis, ce
n'est pas non plus parfaitement tel que mes proches me voient. L'image que
j'ai de moi-même est ce que j'imagine être. Ce qui fait qu'elle existe est
qu'elle fonctionne, qu'elle est fonctionnelle. Les caractéristiques qui
constituent ce que je pense être sont peut-être fausses mais elles me
permettent efficacement d'agir et donc elles possèdent une valeur dans la
définition que j'ai de ce que je suis.
Aussi pour le sujet, lors de cette phase du travail de deuil, tout
l'objet, toute l'urgence, est de parvenir à se constituer une nouvelle image
de soi, intégrant la déficience sans pourtant s'y réduire. Cette nouvelle
image de soi est la condition préalable, le support indispensable d'un
travail d'adaptation matériel à la déficience et par conséquent d'une
rééducation quand celle-ci s'avère utile. Cette nouvelle image de soi ne va
pas l'empêcher de souffrir de ce qu'il a perdu, mais lui permettre de
continuer à évoluer et rebondir malgré et avec ce qu'il vient de perdre.
En fin de période dépressive, le sujet est souvent en proie à des
variations importantes et sans transition de son humeur. A la dépression, se
mêlent des moments où le sujet se sent davantage d'énergie, recommence à
miser sur ses capacités, élabore des projets d'avenir. Ces variations
peuvent être brutales au point de le surprendre (passer du rire aux larmes,
attitude euphorique transitoire).
-
La réaction est l'aboutissement du travail de deuil.
Le sujet parvient à intégrer la déficience dans l'ensemble de ses capacités
et limites personnelles (image de soi). Il a perdu des possibilités
visuelles, mais est toujours ce qu'il était, retrouve son élan vital et
recherche à mettre en place des moyens pour compenser ssa déficience. Si
l'initiative et l'élan vital sont à nouveau présents, l'adaptation
fonctionnelle à la déficience visuelle va nécessiter du temps. Ce n'est que
progressivement que vont se dessiner les contours de l'autonomie du sujet et
ainsi se préciser le handicap.
Soit, en résumé :
-
dénégation : "Je n'ai rien perdu"
-
dépression : "J'ai tout perdu puisque j'ai perdu ça"
(remise en question de
l'image de soi avant déficience)
-
réaction : "Je n'ai perdu que ça
(définition de la portée fonctionnelle de
la déficience : les désavantages et incapacités) et, à part cela je suis le
même" (reconstruction d'une image de soi opérante.
Il est essentiel de savoir que ce mécanisme psychologique de deuil est, un
mécanisme normal d'adaptation à une perte. Nous l'avons tous vécu, dans des
circonstances parfois bénignes : (je perds ma montre, première réaction : "Ce
n'est pas vrai" et je la cherche dans mes poches ou autour de moi ; deuxième
réaction : "Ca n'arrive qu'à moi", "Je perds toujours tout", "Je suis un nul" ;
troisième réaction : demander l'heure à un passant, s'acheter une autre montre).
Le sujet ne peut en faire l'économie et sa résultante sera la portée
fonctionnelle du handicap, après ce travail d'intégration d'une perte nouvelle
(une déficience visuelle) aux éléments, passés et présents, constitutifs de
l'image de soi.
Ce travail devient pathologique (au sens normatif du terme, c'est-à-dire en
référence à une évolution moyenne), si se rencontrent un ou plusieurs de ces
trois facteurs :
A - L'allongement excessif du temps du deuil. Bien qu'il soit très difficile
de donner un temps type de travail de deuil, l'échelle de temps est ici
généralement le mois ou, éventuellement les semaines (et non un nombre
d'heures ou de jours). S'il dure plusieurs années c'est que se sont mis en
place, puis figés, des mécanismes de résistance aux changements (défenses,
régressions, bénéfices secondaires...), bloquant ce mécanisme d'adaptation
normal. La question est de savoir l'origine de ces résistances (le sujet,
son milieu), leur rôle (elles constituent un moindre mal, ou un "corner" où
le sujet se trouve bloqué dans une attitude paradoxale d'échec, de
dépendance, de souffrance...), ainsi que leur évolutivité face à une
rééducation.
B - La stagnation dans une phase de dénégation peut aller à l'extrême
jusqu'au déni de la réalité (chronique: psychose, ou aiguë mais
transitoire: bouffée délirante, confusion). Plus généralement se produit un
rétrécissement du champ d'activités, d'intérêts et de relations, permettant
au sujet de se cantonner dans les activités et enjeux qui restent à sa
portée malgré la déficience. Ce qui peut supposer : repli, isolement,
méfiance, attitude interprétative (les difficultés viennent des autres),
déni des limites personnelles, toute puissance...
C - Enfin l'arrêt du travail de deuil en sa phase dépressive peut conduire,
dans quelques cas rares et graves, à la mise en place d'une pathologie
lourde de type mélancolique (pathologie structurelle révélée par la
déficience). Le plus souvent se produit un simple enkystement dépressif,
avec un tableau clinique dépressif a minima (la vie continue mais avec une
réduction de l'élan vital, des attitudes régressives, une hypersensibilité
aux frustrations, une inhibition relative...). Ce dernier cas se rencontre
plus fréquemment chez la personne âgée ou très âgée.
La notion de deuil porte parfois à confusion. "Il n'a pas fait son deuil, on
ne peut pas l'aider, le prendre en charge en rééducation", "Il souffre beaucoup
de ne plus voir comme avant, il n'accepte pas son handicap et ne fait pas de
deuil", etc. Quelques clarifications s'imposent.
La souffrance n'est pas à confondre avec le travail de deuil. Perdre de la
vision est une cause de souffrance. La frustration de ne pas voir comme avant
est une réaction pénible et normale. Ce qui est anormal, au sens des évolutions
psychologiques, ce sont ces personnes qui nous disent se réjouir de ne plus bien
voir. Cette souffrance normale devant ce que l'on vient de perdre n'est pas
évitable. Elle ne pourra que décroître progressivement au cours du temps et des
évolutions positives du sujet. Aussi le travail de deuil peut contribuer à ce
que la souffrance diminue dans la mesure où il va permettre au sujet de
réinvestir une image de soi intégrant la perte de vision sans majorer cette
perte et à chaque fois que cela est possible en compensant les conséquences
négatives de la déficience. Mais le deuil ne peut rien contre le temps et son
lent travail d'usure de la souffrance. Le plus parfait des deuils n'effacera
jamais ce qui est perdu, pas plus qu'il ne gommera la souffrance aussi atténuée
soit-elle par le temps, ou ravivée par les aggravations progressives de
certaines pathologies visuelles évolutives.
Le travail de deuil est une période nécessaire pour que le sujet réalise ce
qu'il vient de perdre. C'est ce qui lui permet de passer du constat diagnostique
de la déficience visuelle à l'élaboration personnelle d'un handicap c'est à dire
à la compréhension de la nature et des conséquences que cette déficience va
avoir pour lui. C'est une démarche d'intégration d'une donnée en soi ("C'est une
rétinopathie pigmentaire", "Vous êtes atteint de Š", etc) à une réalité pour
soi, touchant un sujet unique et ayant des conséquences qui lui seront propres,
compte tenu de son histoire, de sa psychologie et de son entourage.
Notre action de psychologues spécialisés ou de soignants est possible mais
doit s'adapter à la période dans laquelle se situe de sujet en deuil.
-
Durant la phase de dénégation, le sujet mobilise son
énergie pour rejeter la conscience de la perte. S'il vient consulter un
spécialiste de la rééducation ou de la réadaptation des personnes
déficientes visuelles, il est vraisemblable que sa demande de prise en
charge soit ambivalente (désir de compenser la baisse visuelle tout en
rejetant la réalité ou la gravité de celle-ci) et/ou qu'il ait été plus ou
moins contraint d'effectuer cette démarche (pression de la médecine du
travail, des proches, du médecin de famille, etc).
Notre attitude doit, face à cette ambivalence, viser deux objectifs :
-
chercher à objectiver avec le sujet la nature de son atteinte, des
conséquences et évolutions probables, mais aussi les possibilités de
rééducation ou d'aides optiques,
-
donner au sujet le droit de ne pas commencer une prise en charge
immédiatement, le droit de prendre son temps pour que les évolutions
psychologiques se fassent.
Cette double attitude est bien souvent à l'opposé de celle adoptée par
l'entourage proche. Devant le constat de la baisse de vision, c'est une
réaction logique qui prime parmi les proches : se faire soigner, prendre une
canne pour se protéger, effectuer une rééducation appropriée, etc. Or, cette
réaction logique ne correspond pas à l'état psychologique du sujet devenu
malvoyant ou aveugle. Elle le met en défaut, non seulement il a une
déficience, mais en plus il ne se montre pas capable de prendre les moyens
nécessaires pour en réduire les effets.
Durant cette période du travail de deuil, le sujet a besoin que l'on
réintroduise du temps face au constat souvent brutal de ce qu'il vient de
perdre. Ce temps est indispensable. Ce n'est pas en tirant sur les tiges que
l'on fait pousser les fleurs. Pour aider l'évolution, le sujet a besoin
d'informations concernant son état venant de professionnels qualifiés pour
le faire et d'une proposition de prise en charge non culpabilisante et lui
permettant de s'approprier la rééducation proposée. "C'est à vous de
décider", "Quand vous le jugerez utile", "Prenez votre temps pour
réfléchir", etc.
-
Durant la phase dépressive, ce qui prime dans la relation
avec le sujet est la charge affective, triste, désespéré parfois. La
dépression est un état extrêmement pénible dont la souffrance est manifeste
et constamment reliée à l'aspect définitif et irréparable de la perte.
L'avenir semble arrêté, les projets impossibles et toutes batailles pour
rebondir jugées comme impossibles ou inutiles. Or, la tristesse qui se
dégage du sujet est un sentiment contagieux qui va atteindre son
interlocuteur. En dehors d'un cadre de prise en charge professionnelle, il
est naturel que l'entourage du déficient visuel se défende de cette
tristesse. Aussi, la défense la plus commune dans ce cas, est la négation de
la gravité de la perte. On ne souligne que les raisons d'espérer, ce qui
fonctionne toujours et l'on empêche ainsi toute émergence trop évidente de
la souffrance. Le sujet prend l'habitude de faire bonne figure ou Š de
disparaître quand il n'y parvient pas.
Notre attitude doit chercher au contraire à viser deux objectifs :
-
Le sujet a le droit d'exprimer sa tristesse, elle est normale car
attachée à une perte et son expression ne me détruit pas moi,
psychologue ou professionnel d'une équipe soignante. Pour aider le
patient à exprimer ce qu'il ressent, sans pour autant être agressé par
la violence de sa souffrance, il est nécessaire d'adopter une empathie à
son égard. C'est à dire montrer au patient que l'on a compris sa
souffrance et qu'il a la possibilité de l'exprimer librement sans que
cela nous déstabilise. Pour ce faire, il est souvent conseillé de
formuler au sujet les termes de l'empathie : "Je vois que vous être
triste", "Vous avez de quoi être triste", "Je comprends que vous
pleuriez, vous pouvez le faire ici", etc.
-
Une fois cette ouverture à la souffrance du sujet réalisée, il est
nécessaire d'effectuer avec lui un travail d'objectivation de sa perte.
Qu'a-t-il effectivement perdu et quels sont les domaines d'efficience et
d'image de soi qui ne sont pas concernés par la baisse ou la perte de
vision ? Pour que ce travail d'objectivation de la perte soit pertinent,
qu'il trouve écho chez le sujet, il est indispensable qu'il soit mené
avec franchise. Ce qui est perdu est perdu et chercher à le cacher au
sujet risque le plus souvent d'amener celui-ci à imaginer le pire. Faute
de lui avoir dit ce qu'il a perdu, il va entendre notre angoisse de le
voir devenir encore plus triste si on le lui disait. Il s'agit alors
d'une évolution fort perverse dans laquelle chacun va s'inquiéter de
façon croissante de l'anxiété de l'autre. Nous avons tous connu ces
expériences cliniques de patients qui nous expriment l'impression de
terreur qu'a provoqué en eux, l'angoisse non dite d'un soignant, à leur
égard.
Pour aider le sujet à commencer à critiquer son exagération dépressive il
faut donc être capable avec lui d'objectiver autant ce qui est perdu que ce
qui, peut-être, ne l'est pas. Plus l'état des lieux sera objectif et plus il
aura de portée pour le sujet. On peut considérer que, dans ce cas précis de
dépression réactionnelle vraie, le patient est trop fragile pour qu'on le
ménage. Notre capacité à miser sur sa force à entendre ce que l'on va lui
dire est, en partie, ce qui le renforce. Cette démarche d'objectivation
critique de ce qui est perdu ou non, n'est pas suivie d'effet immédiat dans
la plupart des cas. Cependant, ce qu'un professionnel, psychologue, médecin
ou rééducateur aura posé comme critique de l'exagération dépressive ne
pourra pas être effacé par le sujet. Au contraire, au fur et à mesure que le
temps passe, son envie de tester en situation ce qui lui à été dit va
croître. Le faire, sera pour lui, commencer à sortir de la dépression.
-
Durant la phase de réaction, l'enjeu pour le sujet est de
réinvestir le plus largement possible les champs de ses compétences
anciennes et d'explorer d'éventuelles autres compétences ou intérêts
jusque-là peu exploités. L'aide à apporter est donc davantage fonctionnelle
technique que psychologique et relève pleinement de la compétence des
équipes de professionnels spécialisés ; ergothérapeutes, orthoptistes,
psychomotriciens, opticiens, etc.
Toutefois, dans un certain nombre de cas, la sortie de la phase
dépressive est suivie d'un tel soulagement que le sujet peut exagérer les
progrès ou réinvestissements possibles. Ce court moment, qualifié de phase
euphorique transitoire, nécessite alors la pondération de tiers,
psychologues ou rééducateurs spécialisés qui, sans briser l'élan du sujet,
ramènent à de plus justes proportions les objectifs de réadaptation.
Lors de la survenue brutale d'une déficience visuelle (accident le plus
souvent), peut se produire un traumatisme psychique. L'angoisse qui est
habituellement un moyen de s'adapter par anticipation à un événement désadaptant
ou difficile (situation d'examen par exemple), survient dans ce cas de façon
massive au moment, ou juste après le traumatisme.
Au lieu d'adapter, elle
submerge le sujet et provoque dans un premier temps une attitude d'effroi puis,
par la suite, l'apparition de symptômes transitoires qui vont permettre au sujet
de se décharger progressivement de ce surcroît d'affects anxieux, de les
abréagir.
― Le premier d'entre eux est constitué par les terreurs nocturnes que
va présenter le sujet . Souvent séparés du moment traumatique par une période de
latence. Ces rêves stéréotypés permettent à la personne de revivre le
traumatisme et d'évacuer l'angoisse en lui redonnant son rôle anticipateur. Plus
le moment du traumatisme se rapproche et plus le sujet a peur, jusqu'au choc ou
au fait traumatique lui-même, qui provoque le réveil.
― La deuxième famille de
symptômes permettant au déficient visuel de se défendre de l'angoisse générée
par le traumatisme est celle des réactions phobiques. Les situations et le
contexte du traumatisme deviennent le lieu vers lequel le sujet va déplacer et
focaliser son angoisse. Dans les cas d'accidents de la voie publique, il
apparaît une angoisse massive et irraisonnée (une réaction phobique) en
entendant un bruit de freinage de voiture, de moteur ou de passage de camion,
par exemple. Mais, et ce point est essentiel, la personne n'aura plus peur que
dans ces situations précises. L'angoisse, jusqu'alors flottante, omniprésente,
se voit collée à des éléments ou à des objets bien définis, qu'il est donc
possible d'éviter.
Là encore nous avons tous vécu, même pour des raisons bien moins graves, ce
type de "peur après coup" normale et utile pour réduire l'aspect angoissant de
la situation déclenchante imprévue.
Courant lors de traumatismes matériellement objectivables (chocs, accidents),
ce même mécanisme peut avoir lieu lors de baisse visuelle progressive. En effet,
on sait que la conscience et les conséquences fonctionnelles ne sont pas
proportionnelles à la nature de la baisse visuelle. La conscience ne suit donc
pas linéairement la baisse. Elle survient généralement par bloc (prise de
conscience). On ne penche pas progressivement vers le handicap, on a conscience
de l'être à un moment donné (dans le langage courant on dit : "tomber malade" et
non pas le devenir petit à petit). De ce fait, des réactions traumatiques sont
possibles quand le sujet relie cette prise de conscience à une situation donnée
(de rue : bousculade, presse ; de traitement médical ; d'environnement :
éblouissement...)
Cette situation est perçue comme étant la cause du handicap,
cause extérieure au sujet. En effet, le support psychologique d'un traumatisme
psychique peut être réel ou imaginaire, c'est-à-dire qu'il peut concerner le
corps du sujet ou son image de soi. La différence à noter est que, dans les cas
de traumatismes objectifs graves (traumatisme crânien, accident, agression...),
les réactions traumatiques sont toujours présentes, alors que dans les cas où la
déficience visuelle est liée ou associée de manière plus lâche à un fait
matériel traumatique, ces réactions ne sont que probables. Elles peuvent ainsi
se développer chez un malvoyant, lors d'un décollement de rétine brutal et
parfois même, dans des cas de pathologies ophtalmiques à évolutions lentes, pour
lesquelles d'un coup, le sujet prend conscience se son état. Il associe cette
conscience à un événement ou au contexte dans lequel elle a eu lieu. La prise de
conscience brutale qui n'était qu'associée au contexte, devient causée par lui.
Etre bousculé, ébloui ou renversé, a provoqué chez le sujet la prise de
conscience de ses troubles visuels. Cette prise de conscience, trop pénible pour
être intégrée d'emblée, est alors immédiatement et inconsciemment renvoyée vers
l'extérieur. La bousculade, l'éblouissement ou la chute, deviennent la cause et
non plus le révélateur de la déficience visuelle nouvellement reconnue.
Les sujets qui ont vécu ces types de traumatisme ont besoin d'être rassurés
quant à la normalité des terreurs nocturnes itératives. Parfois ils expriment
l'impression qu'ils sont "en train de devenir fou" ne sachant pas si ses
terreurs vont s'interrompre un jour ni, à force de les retrouver régulièrement,
s'il s'agit de rêves ou d'une modification de leur réalité.
De même, le déconditionnement nécessaire pour ne plus avoir peur des situations rappelant
les circonstances du traumatisme est fort complexe à réaliser quand ce même
traumatisme a causé une baisse ou une perte de vision. Le sujet en effet, n'est
plus en mesure d'utiliser sa vision pour vérifier l'absence de dangerosité d'une
situation. Il est souvent utile de combiner une prise en charge psychologique et
un travail de réapprivoisement de la situation jugée dangereuse. Cela en aidant
le sujet à se déplacer et percevoir son environnement malgré la baisse ou
l'absence de vision, mais aussi en lui permettant de retrouver l'habitude de
côtoyer cette situation en vérifiant de la façon la plus concrète possible son
absence de danger objectif.
Il est possible d'aider les sujets qui ont à vivre une baisse ou une perte de
leur vision, à condition de moduler notre attitude en fonction de l'évolution
des mécanismes psychologiques d'adaptation que sont le travail de deuil et les
réactions traumatiques. Il faut pour cela être capable de parler vrai, de
réintroduire du temps dans les situations d'urgence et de donner le droit à
l'expression de la souffrance.
Il est des manques que l'on ne comble pas et des
objets à jamais perdus. La déficience visuelle, qu'elle soit initiale ou
secondaire, brutale ou évolutive, fait partie de ces manques ou pertes
inacceptables. Le travail de deuil n'efface rien, ne comble pas et n'atténue
qu'un peu la souffrance devant la perte. Il est cependant indispensable pour que
le sujet comprenne ce qu'il vient de perdre et l'intègre de façon dynamique à
une image de soi en modification, afin de rebondir et vivre sans se réduire à ce
qu'il vient de perdre.
"L'essence de l'être est le désir" disait Spinoza dans
son Ethique. L'intégration du manque ou de la perte de vision à l'image de soi
doit permettre l'émergence de ces désirs nouveaux, nombreux, et témoins, malgré
le manque, d'une nouvelle "expansion de l'être", pour conserver la terminologie
du philosophe.
ϟ
Δ
10.Jul.2010
publicado
por
MJA
|