

L’élève totalement aveugle, et de naissance, n’est :
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ni un élève voyant qui fermerait les yeux
-
ni un élève aveugle qui a déjà vu auparavant, même mal
-
ni un élève malvoyant, même brailliste
Il connaît, comprend, apprend, communique différemment.
On estime que 80% à 90% de ce que l’on connait de la vie s’apprend fortuitement,
juste en regardant.
L’élève aveugle, lui, dépend beaucoup de ce qu’on lui apprend.
Son imaginaire n’est pas nourri de multiples expériences visuelles répétées.
En braille, lecture et écriture ne peuvent être que
séquentielles, pas globale.
Sans voir ses interlocuteurs, on passe à côté des indices liés à la physionomie,
à la gestuelle, à l’apparence physique et vestimentaire.
L’image de soi est flou et le comportement social ne peut pas être assimilé
fortuitement, juste par imitation.
L’élève aveugle mobilise beaucoup d’aide autour de lui. Il
doit demander, être redevable, être à la hauteur d’exigences plus fortes. Tout
lui prend plus de temps, d’énergie, de volonté.
1. MODE COGNITIF
La lecture
Une lettre Braille est l’équivalent tactile d’une lettre ordinaire. Elle est
composé de 6 ou 8 points (une cellule), pouvant chacun comporter ou non une
bosse.
Découverte du texte
Le doigt lit et découvre lettre par lettre, sans pouvoir anticiper sur la suite
ni garder en vue ce qu’il a déjà lu. Comme si le texte défilait sur un panneau
lumineux mais lettre par lettre !

Ce qui se serait l’équivalent de :

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L’impossibilité d’anticipation visuelle rend ardue une première lecture à haute
voix avec le ton juste
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En grammaire, les marques du pluriel, les accords sujet/verbe, nom/adjectif,
etc... (celles qu’on indique parfois avec des flèches ou des couleurs,) ne sont
pas visibles en même temps.
Navigation dans un document
La lecture lettre à lettre (en réalité quelques lettres par quelques lettres)
empêche :
-
d’avoir d’emblée conscience de la structure du document
-
de lire en diagonale, de lire sélectivement, de repérer directement ce que l’on
cherche
-
de photographier un endroit du texte pour y revenir facilement ensuite Le
braille transcrit tout en linéaire : tableaux, formules mathématiques avec
fractions... Il est uniforme et d’une seule taille.
-
Les informations écrites se retrouvent toutes à égalité d’importance.
-
Les éléments graphiques qui facilitent la lecture disparaissent:
-
couleurs, encadrés, italique, gras, surlignage...
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organisation en éléments (pavés) variés (tableaux, illustrations, encadrés...
dans l’espace de la feuille.
La plupart des documents scolaires sont incompréhensibles en l’état pour un
brailliste. Transcrire en braille, c’est aussi adapter, épurer les documents, n’en
garder que l’essentiel, présenter les difficultés les unes après les autres...
Seuls les textes déjà linéaires, comme les romans, peuvent se transcrire
simplement, à partir d’un logiciel automatique.
Schémas en relief
Dans un schéma en relief, ce que l’élève découvre ne dépasse pas le champ de ses
doigts. Il voit détail par détail, comme autant de pièces d’un puzzle qu’il doit
mentalement reconstituer alors que :
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les pièces disparaissent au fur et à mesure, il n’en voit qu’une à la fois
-
le tout qu’il doit imaginer, il ne l’a jamais vu, ni vu l’équivalent.
L’effort de reconstitution mentale réclame une concentration et une énergie
cognitive considérables.
Lire en relief, c’est aller du détail au global, alors qu’apprendre une leçon
consiste à appréhender d’abord la structure d’ensemble, le plan, avant d’entrer
dans le détail.
L’écriture
On écrit avec les mains, et on lit avec les yeux, en même temps qu’on écrit. En
braille, on lit et on écrit avec les doigts. Impossible de lire au fur et à
mesure qu’on écrit, l’opération se fait en étapes séquentielles.
-
L’ajustement en temps réel, le feed-back immédiat qui agit comme un correcteur
automatique en nous empêchant d’écrire des fautes qui "saute aux yeux", ne
fonctionne pas
-
On peut commettre des fautes de frappe
Au début, les élèves braillistes, peu sûrs d’eux et travaillant sur machine à
écrire mécanique (ne permettant pas les corrections), ont tendance à écrire une
lettre, la lire, écrire la suivante, la lire, etc... Même plus tard, même en
travaillant sur ordinateur, ils sont contraints à ces mouvements de va-et-vient
lecture/écriture.
Le vécu
Les connaissances et l’expérience d’un jeune aveugle sont moindres, sa
perception du monde différente
-
Un avion = Un long couloir rempli de fauteuils en haut d’un escalier en plein
vent [rapporté par F. Martinez-Sarochi, psychologue-chercheur au
CNRS]. Et rien d’autre (pas l’image visuelle qui s’impose inévitablement à
ceux qui en ont déjà vu un, même en photo ou dessiné).
-
L’enfant aveugle-né reste souvent en marge des loisirs communautaires ou de
quartier et même de plusieurs activités familiales. Le nombre et la variété de
ses expériences de vie sont moindres.
-
Sans voir, comment savoir qu’un moustique marche au plafond les pattes en l’air
? Qu’un cochon est plus petit qu’une vache ? Qu’au foot l’arbitre est sur le
terrain alors qu’au tennis il est en dehors, sur une chaise haute ? Qu’il y a de
fausses personnes appelées "mannequins", dans les vitrines de vêtements ?…
Pour inciter l’élève à participer oralement sans craindre les moqueries, on peut
expliquer ses "maladresses de compréhension" aux camarades.
La compréhension
Face au manuel scolaire ou au polycopié, l’élève aveugle a 2 handicaps par
rapport au reste de la classe :
-
il lui manque les images et éléments graphiques (ou il n’en a qu’une version
tactile, sommaire et complexe à décoder)
-
il lui manque les images mentales, les évocations personnelles
Comprendre (cum-prehendere=prendre avec soi), c’est évoquer, faire exister
mentalement les mots, les situations, en faisant des associations avec ce que l’on
connait déjà.
Connaître déjà, pour celui qui n’a jamais vu, c’est avoir touché ou expérimenté,
et s’en souvenir même s’il n’a fait l’expérience qu’une seule fois (et pas
forcément, au moment de cette expérience, avec l’objectif de se souvenir !).
Le fait que l’élève aveugle utilise des mots et des concepts dans son langage
courant ne signifie pas pour autant qu’il en a une représentation conforme à la
réalité. Il est utile de vérifier sa compréhension juste.
L’imaginaire
L’accès à l’imaginaire est difficile, voire impossible Quand on ne voit pas, c’est
avant tout sur la parole (ou les écrits) des voyants que repose la connaissance.
-
Spontanément, dans ses lectures, l’élève peut s’attacher à ces détails, qui lui
expliquent le monde, plus qu’à l’histoire elle-même. Quand on ne voit pas, on
doit faire confiance, sans toujours pouvoir trier seul le vrai du faux.
-
Cette soif impérieuse de compréhension du réel retarde l’accès à l’imaginaire,
voire entraîne son rejet. Privés des déclencheurs que constituent les stimulis
visuels, les élèves aveugles de naissance ont une grande difficulté à se créer
un monde imaginaire
Le mode d’apprentissage
Chacun a un mode de prédilection pour apprendre : visuel, auditif, ou
kinesthésique.
Même si, par la force des choses, un élève aveugle doit apprendre à s’appuyer au
maximum sur ce qu’il entend et à mémoriser sans autre support, il peut rester
plutôt kinesthésique, ou visuel ! Quand il lit en braille, c’est son cortex
visuel qui s’active [voir neurosciences].
L’équivalent d’un élève voyant qui mémorise mieux en photographiant mentalement
un texte sur son livre ou au tableau n’est pas un élève aveugle entendant une
voix le lui lire, mais un élève aveugle lisant tactilement.
attention !
La lecture audio ne peut pas remplacer la lecture en braille.
Par ailleurs, le braille embossé sur papier fournit des repères spatiaux dans
l’espace de la feuille ou du livre ; il est plus riche en informations "visuelles"
que le braille informatique, qui se lit sur une seule ligne déroulante.
2. CAMARADERIE
La cécité complique les interactions sociales.
Les comportements sociaux sont des conventions apprises par imitation auxquelles
les élèves aveugles n’ont pas accès.
Dans certains pays (au Canada par ex., mais pas en France) les élèves aveugles
ont des cours d’"habilité sociale".
Image des autres
-
Impossible de s’appuyer sur les mimiques, le langage corporel, la gestuelle ou
autres indices non verbaux pour décoder un message, en interpréter le sens,
préciser l’intention de l’émetteur, savoir que quelqu’un a fini de parler, qu’un
autre s’apprête à prendre la parole…
-
Difficile d’aborder une personne avec un "Tiens ! T’as changé de coiffure ? Ça
te va bien !", "Oh ! il est top, ton sac !", ou "Tu lis quoi, là ?", ni de
savoir très vite qui participe à une conversation de groupe. Le temps de réussir
à capter qui est dans le cercle, qui parle de quoi, et la situation a déjà
changé, les enfants courant souvent d’un groupe à un autre.
Image de soi
Avoir une juste image de soi, comprendre et accepter le principe du jugement sur
les apparences, est difficile.
On peut signaler, gentiment, ce qui gêne dans l’apparence (vêtements à l’envers,
tâches, propreté des mains…)
Tout en expliquant ses difficultés à ses camarades, on peut l’aider à comprendre
que les comportements socialement dérangeants sont à remplacer par d’autres,
plus conformes. En particulier, il doit apprendre :
-
qu’il y a une distance de communication entre les personnes implicitement admise.
On ne touche pas les autres (ce qu’il fait pour s’assurer de leur présence ou
par inadvertance).
-
qu’on tourne le visage vers la personne qui nous parle ou à qui l’on parle, même
si on ne la voit pas.
-
qu’il existe un langage codé des gestes et des attitudes corporelles. Voir :
rubrique "gestuelle sociale"
-
que même s’il n’en a pas conscience, parce que lui ne le fait évidemment pas, il
est sans cesse observé [1] : quand il baille, quand il s’ennuie, quand quelqu’un
l’énerve, etc... il doit contrôler, cacher ses réactions pour ne pas être trahi
par ce qu’il montre
[1] La curiosité pousse à observer celui qui est handicapé mais on est
extrêmement gêné de le faire, jusqu’à détourner le regard, à fuir, ignorer la
personne handicapée pour ne pas paraître voyeur et la vexer. Avec la cécité, le
problème ne se pose pas, c’est une grande chance !
Autonomie
-
Une manière facile d’aller vers autrui pour engager la conversation est de
demander de l’aide, entretenant une relation de dépendance
-
L’élève aveugle suscite généralement beaucoup d’empathie chez les autres, qui
ont tendance à faire à sa place.
-
Quand quelqu’un propose son aide, il est difficile de refuser sans le vexer.
Cette bienveillance risque d’entraîner un ralentissement dans le développement
des élèves pour qui l’acquisition de l’autonomie demande un gros effort. Pour
inciter l’élève aveugle à l’autonomie et à affirmer sa personnalité, il faut lui
donner les moyens de participer activement.
3. PRESSION
L’élève aveugle qui est intégré dans une classe ordinaire doit faire face à de
très fortes pressions pour répondre aux attentes de son entourage.
On attend notamment de lui qu’il soit :
Très diplomate
Souvent, il est le seul à connaître et expliquer ses besoins.
La cécité est un handicap "technique", auquel tout le monde ne peut pas être
formé. Les gens se "forment" au contact de l’élève, qui doit faire preuve de
beaucoup de tact pour expliquer, demander, répéter, réclamer, redemander... car
les réflexes de voyants reviennent et on oublie (de lire ce qu’on écrit au
tableau, de décrire le film, de donner à l’avance à la transcription, de guider,
d’aider sans faire à la place, etc...).
Or, sa situation est d’être toujours inférieur dans la relation : élève/maître,
enfant/adulte, aveugle/voyant.
Pas facile non plus pour lui de refuser de l’aide qu’il n’a pas demandée sans
vexer les autres, bien intentionnés ! Or, quand il apprend (à faire un trajet, à
trouver des repères, à accomplir une tâche motrice...), il doit aussi le faire
sans aide, quitte à se tromper. Il a l’air parfois perdu, craintif, il est lent,
alors les autres voient dans son attitude une demande d’aide et s’empressent d’y
répondre. S’il proteste, même gentiment, il est souvent considéré comme ingrat
ou insolent.
Meilleur que les autres
Pour être intégré en milieu scolaire ordinaire, pour avoir des copains, pour
être bon élève... sa cécité est un lourd obstacle et il ne peut être y arriver
que si ses qualités et compétences personnelles sont assez fortes pour compenser.
Infaillible
Sa réussite devient la récompense des efforts de tous, et son échec est celui de
tous.
Chacun est prêt à perdre confiance, à se dire qu’il n’a pas assez bien su s’y
prendre, ou qu’il n’était pas assez formé, aidé, pour assumer la lourde charge
d’avoir un élève aveugle.
L’exigence vis-à-vis de lui est d’autant plus importante qu’on a passé du temps
pour adapter les cours ou l’environnement à son attention. Au final, il n’a ni
plus ni moins que les mêmes conditions de travail que ses camarades voyants,
mais il se doit d’être performant à la hauteur des efforts faits pour lui (qu’on
ne pense jamais à comparer aux efforts considérables qu’il fait, lui, pour s’adapter).
Rater, c’est gâcher ce travail fait pour lui, c’est un peu trahir les gens qui
se sont donné du mal.
L’élève aveugle n’a pas tellement droit à l’erreur.
Reconnaissant
Il est souvent en situation de dépendance, de demande d’aide. Et donc en
position de dire merci, et de mériter cette aide. D’autant plus qu’il est
rarement en mesure de rendre service en retour ou sollicité pour le faire. L’aide
qu’on lui apporte est un don, pas un dû. Comme il est obligé de demander, il l’est
aussi d’être redevable.
Travailleur
Tout est plus long quand on ne voit pas : lire, écrire, se déplacer, faire les
gestes quotidiens.
Tout demande plus de concentration, pour se souvenir de l’environnement, de l’endroit
où on a mis ses affaires, pour décoder les indices et comprendre les situations.
En cours, on a moins d’éléments et pas toujours assez de temps pour suivre, pour
capter, pour comprendre... que les camarades voyants. Alors on comprend après, à
la maison, ce qui alourdit encore le temps consacré aux devoirs.
L’élève aveugle a un emploi du temps plus chargé, il cumule programme scolaire
et programme de techniques de compensation : psychomotricité, locomotion, AVJ (aide
à la vie journalière), cartographie tactile, informatique adaptée, ...
Bien souvent, l’élève aveugle n’a que très peu de temps de loisirs.
Responsable
Comme toute éducation, celle d’un enfant aveugle a pour but son autonomie. La
cécité rend cet objectif beaucoup plus compliqué, crucial, angoissant. Tout le
monde a peur de l’avenir : l’enfant et son entourage.
L’entourage voudrait être rassuré au plus vite : qu’il marche, qu’il parle, qu’il
sache lire, qu’il ait le brevet, le bac, un diplôme, un travail, un appartement
seul, une famille...
Difficile pour lui de n’avoir que des envies, des perspectives d’enfant !
7.Jan.2015
publicado
por
MJA
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