Dr Damien Léger & Dr
Nicolas Hommey
![A cega Blue Ane - Anna Ancher, 1882 [Hirschsprung Collection, Copenhagen]](https://www.deficienciavisual.pt/Quadros/Blue_Ane-the%20blind%20woman-Anna_Ancher-1882.jpg)
A cega Blue Ane - quadro de Anna Ancher, 1882
Beaucoup de personnes
déficientes visuelles se
plaignent de mal dormir.
Seraient-elles, plus que
les autres, victimes
d'insomnies? Nous allons
tenter de répondre à
cette question, encore
mal élucidée, en
publiant tout d'abord de
larges extraits d'un
rapport rédigé par les
docteurs Damien Léger et
Nicolas Hommey de
l'Hôtel Dieu, de Paris,
que nous remercions ici
d'avoir bien voulu nous
autoriser à reproduire
leur communication.
Le sommeil
Alors que nous
dormons près d'un tiers
de nos vies, et que le
sommeil fascine depuis
toujours les grands
savants de toutes les
civilisations, la
connaissance sur le
sommeil n'a fait que
très peu de progrès
jusqu'aux dernières
décennies. Depuis les
années soixante, on sait
grâce à l'enregistrement
électro-encéphalographique,
qu'il n'existe pas un
seul mais deux types de
sommeil:
-
― le sommeil lent, qui
comprend 4 stades, du
sommeil lent léger (stade
I) au sommeil lent
profond (stade IV). On
pense qu'il sert à la
réparation de la fatigue
physique. Lorsqu'on fait
un
électro-encéphalogramme,
on enregistre la
présence de grandes
ondes lentes.
-
― le sommeil paradoxal
ou sommeil des rêves. Il
est encore appelé
sommeil aux mouvements
oculaires rapides. Ils
traduisent, en même
temps qu'une activité
électro-encéphalographique
rapide, que ce sommeil
est une phase très
active. On pense que le
sommeil paradoxal sert à
la réparation de la
fatigue psychique, du
stress, à la
mémorisation et au
classement des idées.
Au cours de la nuit,
sommeil lent et sommeil
paradoxal s'organisent
au cours de 'cycles de
sommeil'. Ces cycles
débutent par du sommeil
lent léger, se
poursuivent par du
sommeil lent profond et
se terminent par du
sommeil paradoxal.
Chaque cycle dure de 1 à
2 heures et se reproduit
4 à 6 fois par nuit.
Plus la nuit avance,
plus les cycles sont
riches en sommeil
paradoxal et pauvres en
sommeil lent profond (qui
est surtout présent au
cours des deux premiers
cycles).
L'insomnie
Cependant le sommeil
est un processus très
fragile et de nombreux
individus se plaignent
de leur sommeil. Ainsi,
lorsqu'on interroge un
groupe d'adultes au
sujet de leur sommeil,
moins de 10% d'entre eux
disent ne jamais avoir
eu de problèmes de
sommeil de leur vie. Les
troubles du sommeil sont
donc très fréquents dans
la population générale.
Cela devient plus
préoccupant lorsque ces
troubles surviennent
plusieurs fois par
semaine et ceci
régulièrement au cours
de l'année. Ils ont
alors un retentissement
sur la forme dans la
journée, rendant
l'activité quotidienne
difficile. On parle
alors d'insomnie. Ce
type d'insomnie touche
20 à 30% de la
population française
selon une enquête que
nous avons réalisée avec
la SOFRES en 1995. Les
français sont aussi de
grands consommateurs de
somnifères,
puisqu'environ 10% des
adultes en prennent
assez fréquemment ou
régulièrement.
Les causes
d'insomnie
-
Parmi les causes
les plus évidentes
d'insomnie, il y a
celles liées à
l'environnement. En
effet, de mauvaises
conditions de sommeil
telles que le froid, la
chaleur, l'altitude sont
nuisibles au sommeil.
-
Des maladies telles
que les troubles du
rythme cardiaque, les
troubles respiratoires
du ronflement, le
diabète, exemples parmi
d'autres, peuvent
troubler le sommeil.
Lors des bilans
d'insomnie que nous effectuons au laboratoire du sommeil de l'Hôtel Dieu de Paris, nous nous
attachons à dépister ces
causes dites
'organiques' d'insomnie.
Plus connues sont les
insomnies dites
'psycho-physiologiques'
liées au stress et au
mode de vie; elles
touchent un nombre
grandissant de nos
contemporains.
-
Enfin d'autres
insomnies sont dues à
l'absence d'adaptation
du sommeil et de l'éveil
au rythme de 24 heures,
défini par notre
calendrier.
Plusieurs études
préliminaires nous
faisaient penser que les
aveugles pouvaient être
particulièrement touchés
par ce type de trouble
du sommeil. C'est la
raison pour laquelle
nous avons contacté
l'Association Valentin
Haüy (ci-après AVH) pour
une étude sur le sommeil
des aveugles.
Etude du sommeil des
aveugles
1) La méthode
L'étude s'est
déroulée sur une période
de neuf mois durant
l'année 1995. Elle a pu
être réalisée grâce à
l'AVH qui a bien voulu
adresser de manière
anonyme un questionnaire
à ses adhérents. La
SOFRES a permis un
recrutement d'une
population de contrôle
au sein de la population
générale. Ce groupe
témoin a été construit
afin d'être
statistiquement
comparable à celui des
non-voyants, et ceci à
l'aide de critères tels
que: l'âge, le sexe,
l'existence d'une
activité professionnelle,
une répartition
géographique identique.
Bien sûr les
participants avaient la
garantie du caractère
strictement confidentiel
des informations qui
seraient fournies, ainsi
que l'accès à tout
renseignement
complémentaire. Nous avons pu ainsi
envoyer à tous les
participants un
questionnaire de 48
questions portant
successivement sur: les
habitudes de sommeil,
les troubles du sommeil,
la vigilance diurne. Par
ailleurs, des questions
spécifiques étaient
posées aux non-voyants.
Sur l'ensemble des
questionnaires envoyés
par l'intermédiaire de
l'AVH, 1073 ont pu être
exploités avec un taux
de participation de 80%,
ce qui montre bien le
grand intérêt que
l'étude a suscité. Ces questionnaires ont
été envoyés en braille
et en noir; les réponses
pouvaient être formulées
en braille, en noir ou
sur cassette audio.
2) Les résultats
Dans les deux groupes,
nous avons comparé les
habitudes de sommeil,
les plaintes vis-à-vis
du sommeil et la
présence de vraies
maladies du sommeil
comme l'insomnie. Parmi les non-voyants,
nous avons été amenés à
distinguer deux
sous-groupes: les
aveugles complets (82%, et ceux pouvant
percevoir un peu la
lumière (18%). En effet,
pour certains résultats,
il existe une différence
significative entre ces
deux catégories.
Les habitudes de
sommeil
On constate qu'il n'y
a pas de différence
véritable sur les heures
de coucher et de lever
entre les deux groupes,
chacun dormant un peu
plus le week-end. Par
contre, on constate que
la durée de sommeil est
réduite chez les
non-voyants, avec une
durée moyenne de sommeil
pendant la semaine de 6
heures 54 minutes pour
une durée de 7 heure 29
minutes dans le groupe
témoin; le week-end,
chacun des deux groupes
dort environ une
demi-heure de plus.
Souvent, les aveugles
notent qu'ils
préféreraient se coucher
plus tôt. Cette
information est
d'ailleurs confirmée par
le fait que, globalement,
les aveugles mettent
plus de temps pour se
préparer au sommeil (en
moyenne 10 minutes de
plus). De même, on
remarque qu'il existe
une fraction plus
importante d'aveugles
dormant moins de 5
heures par nuit que dans
le groupe témoin.
Pour les
plaintes du sommeil
L'ensemble des plaintes
étaient, dans le
questionnaire,
regroupées sous la forme
de cinq items:
difficulté à
l'endormissement, réveil
trop précoce, réveils
nocturnes avec
difficulté à se
rendormir, sommeil de
mauvaise qualité et
sensation de manque de
sommeil. Sur la base de ces
critères, des
différences notables
apparaissent: les
non-voyants expriment en
effet plus de plaintes
sur leur sommeil que le
groupe témoin. Les
chiffres en attestent
puisque: -> 82% des aveugles
décrivent au moins un
des cinq troubles
précités, contre 57%
dans le groupe témoin.
Pour chaque plainte
prise séparément, le
nombre des aveugles
exprimant ce trouble est
significativement plus
important que celui des
témoins. Ainsi, 54%
présentent des réveils
nocturnes, contre 34%
des témoins; 49% se
plaignent d'un manque de
sommeil avec difficulté à se rendormir, contre 25% des témoins; 45% avouent un réveil précoce, contre 23% des
témoins; 35% ont des difficultés pour s'endormir, contre 24% des témoins; enfin 34% trouvent leur sommeil de
mauvaise qualité, contre 19% des témoins. D'un point de vue subjectif (il s'agit d'estimations personnelles) les
aveugles se plaignent beaucoup plus de leur sommeil que les sujets d'une population contrôle.
On peut en outre
préciser qu'il faut en moyenne 20 minutes à un aveugle pour s'endormir et seulement 12 minutes en moyenne pour les
témoins. Sur une semaine de sommeil, un aveugle se sera réveillé en moyenne 14 fois, alors qu'un voyant en moyenne
'seulement' 7 fois. Enfin 25% des aveugles présentent des réveils nocturnes avec difficultés pour se rendormir au cours de
leur vie contre 11% des voyants. Il est à noter que les troubles du sommeil, quand il existent, sont plus
anciens chez les aveugles. Ainsi, les troubles datant de plus de 20 ans sont présents chez 23,6% des aveugles,
contre seulement 10% des voyants. En outre, il est remarquable de noter que le début des troubles remonte souvent
à la date d'apparition de la cécité.
Les maladies du sommeil
L'insomnie
Se plaindre de son sommeil ne signifie pas forcément que l'on soit insomniaque. L'insomnie correspond à certains
critères de durée et de sévérité.
Grâce aux réponses qui ont été fournies, il nous a été possible de
constater que:
-> 36% des aveugles présentaient les critères minimum d'une insomnie et 28% ceux
d'une insomnie sévère, alors que les pourcentages d'insomnie et d'insomnie sévère n'étaient que de 26% et
15% dans la population générale. Cette différence est statistiquement très significative. Il est
intéressant de noter que, par contre, le groupe des malvoyants (percevant un peu la lumière) ne
présente pas plus d'insomnie que le groupe contrôle.
Classiquement, on
constate que, dans la population générale, l'insomnie touche davantage les femmes et les personnes âgées.
Mais le groupe témoin que nous avons choisi (avec la SOFRES) ne diffère ni par le sexe, ni par
l'âge, ni par l'activité professionnelle du groupe des aveugles ayant répondu au questionnaire. La
différence observée entre les deux groupes ne peut donc pas être liée à un effet de structure.
Le ronflement
Il y a autant d'aveugles que de voyants qui disent ronfler pendant la nuit (ou dont l'entourage se
plaint de ronflements...). Par contre, si le ronflement est présent, il est plus ancien chez
les aveugles.
Autres troubles du sommeil
D'autres diagnostics ont été recherchés. Ce sont principalement le syndrome d'apnées du sommeil (réveils
provoqués par des apnées survenant lors du sommeil et perturbant sérieusement sa structure et sa qualité)
et le syndrome des jambes sans repos (présence de mouvements musculaires des jambes pendant la nuit,
altérant le sommeil et parfois celui du conjoint). Pour ces deux syndromes, la proportion des personnes atteintes
est sensiblement la même chez les aveugles et les voyants.
Les conséquences diurnes
Ces perturbations ne sont pas sans conséquences sur la vie quotidienne, ni d'ailleurs sur certains
aspects de santé publique. Nous avons fait évaluer leur somnolence par les participants, parfois
aidés par un proche. L'étude révèle que 14% des non-voyants avouent être somnolents durant
la journée, contre 5,5% chez les personnes du groupe témoin. De même, 67% des aveugles avouent
avoir eu parfois des endormissements involontaires, contre 53% du groupe témoin. On peut imaginer les
désagréments que de tels endormissements peuvent produire, ne serait-ce que lors d'un trajet
dans les transports en commun! Aussi chacun adopte des stratégies qui permettent de rester
vigilant. Par exemple, la sieste semble être un bon remède et, effectivement, les non-voyants font plus la
sieste que le reste de la population. D'une manière plus générale, les difficultés liées à un sommeil de mauvaise
qualité amènent tout naturellement à consulter des médecins, parfois spécialisés dans ce type de problème.
Aussi, logiquement, on constate que 36% des aveugles ont déjà consulté pour remédier à cet état des choses,
pour 20% des témoins. On constate également que la consommation de somnifères et d'anxiolytiques qui en
découle est aussi augmentée par rapport à la population générale.
3) Discussion
Comment expliquer cette plus grande importance des troubles du sommeil chez les non-voyants?
Certains diront qu'il s'agit d'un surcroît de stress lié aux difficultés de la vie quotidienne des
non-voyants. D'autres penseront que les non-voyants sont plus sensibles à l'environnement, et en
particulier au bruit, et que cela perturbe leur sommeil. Ces facteurs peuvent sans doute expliquer une partie des
troubles mais il nous paraît très probable qu'une autre cause soit en jeu: l'absence de régulation par la
lumière. La lumière du jour joue en effet un rôle régulateur dans les rythmes du sommeil et de
l'éveil. Dans les années cinquante, des chercheurs ont voulu connaître comment évoluaient les rythmes
biologiques lorsqu'on isolait des individus dans des grottes. Les expériences ont montré
que l'homme ne vit pas sur 24 heures mais plutôt sur 25 heures, car son horloge biologique n'a pas la
même période que celle de nos montres. Pour resynchroniser l'horloge interne sur 24 heures,
il y a
-
― l'horaires des repas,
-
― la lumière du jour qui
est un synchronisateur
puissant.
On peut alors imaginer
que les aveugles qui ne
voient pas ou peu la
lumière ont du mal à
garder un rythme de 24
heures. Il en résulte
des difficultés à
maintenir son sommeil et
son réveil en phase avec
les périodes habituelles;
d'où troubles du sommeil
et apparition de
somnolence dans la
journée. L'un des points très
remarquable pour nous
dans cette étude fut de
constater que les
aveugles fonctionnent
sur leur propre rythme
biologique de façon
spontanée, dans des
proportions bien plus
importantes que dans la
population générale. Ainsi, à partir des
réponses au
questionnaire, nous
avons pu estimer que 18%
des aveugles semblaient
fonctionner en 'libre
cours' (c'est-à-dire
selon leur propre rythme),
contre 8% seulement des
voyants. Cette
constatation confirme
l'effet synchronisateur
présumé de la lumière
sur nos rythmes
biologiques. Cette
hypothèse demande à être
vérifiée, c'est pourquoi
nous entreprenons
actuellement avec le
laboratoire du sommeil
de l'Hôtel Dieu une
nouvelle étude visant
précisément a estimer
l'effet de l'absence de
lumière sur le sommeil.
Cette étude fait appel à
des volontaires
non-voyants présentant
des difficultés de
sommeil chez lesquels
nous enregistrons le
sommeil et les rythmes
de la 'mélatonine'
interne (une hormone qui
semble être
l'organisatrice des
rythmes veille-sommeil.)
Cette nouvelle étude
nous permettra sans
doute d'en savoir plus à
la fois sur notre
horloge interne, mais
aussi, il faut l'espérer,
sur les moyens de
traiter naturellement
(par la lumière?) ces
insomnies si
pénalisantes.
ϟ
Δ
28.Dez.2012
publicado
por
MJA
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