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Nous disions « acuité » et non « sensibilité » tactile pour marquer
l'analogie entre le sujet qui nous occupe et 1' « acuité visuelle » étudiée
précédemment. En effet, la lecture des caractères en points saillants, à l'usage
des aveugles, repose sur la faculté de percevoir le nombre et les positions des
points et non pas sur la sensibilité, qui permet de reconnaître leur existence.
On trouve dans tous les traités de physiologie la description du procédé qui
consiste à explorer la tactilité des différentes parties de la peau à l'aide
d'un compas à pointes mousses. La personne soumise à l'expérience doit
reconnaître si l'expérimentateur applique une pointe ou en applique deux sur sa
peau; ainsi que cela était facile à prévoir, l'ouverture du compas employé
diffère considérablement suivant la région explorée. Les réponses diffèrent
aussi suivant que la pression exercée par l'expérimentateur est plus ou moins
forte. Sans entrer dans plus de détails, il suffit de dire ici que l'extrémité
du doigt perçoit généralement la simultanéité de deux pointes écartées d'environ
deux millimètres. Nous ne serons donc pas surpris de voir employer, suivant les
pays, pour l'écriture en points saillants, des rayages variant de 2 millimètres
(Belgique) à 2 millimètres et demi (France).
Mais où notre surprise commence, c'est quand nous constatons que l'acuité
tactile est moindre chez les aveugles que chez les clairvoyants, et cela dans
une assez forte mesure. On trouvera, par exemple, que, si l'on examine l'index
d'un aveugle grand lecteur, pour que les pointes du compas donnent nettement
deux sensations, il faut les écarter de 3 millimètres au lieu de 2 qui suffisent
au clairvoyant pour reconnaître la double sensation.
Ce sujet comporterait une série d'expériences dont le programme est facile à
tracer et dont les résultats seraient de nature à donner une assez grande
étendue au présent chapitre dans le cas d'une seconde édition. Dès maintenant,
je puis affirmer que l'acuité tactile de mon index droit est devenue très
inférieure à celle de mon index gauche, depuis que je pratique la lecture du
Braille, et ce n'est pas une affaire d'augmentation d'épaisseur de l'épidémie.
Bien plus, et je ne suis pas le seul aveugle dans ce cas, après quelques heures
de lecture, la sensibilité de mon index diminue au point de devenir
insuffisante. Si, alors, je pose sur les caractères l'extrémité d'un doigt
inemployé pour lire, les points semblent beaucoup plus nets. Cette diminution de
sensibilité est comparable à l'éblouissement visuel. La pratique de la lecture
émousse l'acuité tactile, et il me semble subjectivement qu'il y a diminution
d'acuité par diminution de sensibilité.
Paradoxe apparent : les doigts dont l'aveugle ne fait pas usage habituellement
pour lire, et dont la sensibilité est notablement plus forte, sont incapables de
lire aussi bien que l'index, présentant un phénomène analogue à celui de tant de
clairvoyants, familiers avec le Braille, et qui sont incapables de lire par le
toucher.
L'explication de ce dernier fait me paraît résider en ce que la lecture de notre
écriture en relief ne se fait pas par contact immobile, mais en tâtant ou
frôlant les caractères, ce qui exige une adresse spéciale, que la pratique
développe inconsciemment.
Pour étudier les mouvements que doit faire l'aveugle pour lire le Braille, il
faudrait mettre en œuvre un des ingénieux procédés d'enregistrement créés par
Marey. Par exemple, après avoir noirci l'index d'un lecteur habile et fixé sur
son ongle une perle brillante, on lui ferait lire du Braille tracé sur papier
noir. On mettrait ainsi en évidence les variations de vitesse dans le sens
horizontal, les arrêts, les petits mouvements verticaux. Dans un livre qui me
parvient au moment de corriger la présente épreuve. M. Th. Heller (1) dit que
les aveugles grands lecteurs exécutent constamment avec la pointe du doigt de
petits mouvements presque imperceptible, dans le sens vertical. Cette sorte de
trépidation rapide aurait son siège dans les pointures des phalanges. Cette
manière d'agir me paraît reposer sur un phénomène tout à fait analogue à celui
qui oblige nos yeux à être constamment en mouvement pour empêcher la vision de
s'émousser par la production d'images accidentelles.
L'étude de la performance de lecteurs habiles donnerait des indications pour
l'éducation des novices.
De cette étude on pourrait déduire aussi des indications pour le
perfectionnement des signes en relief. Par exemple, en ce qui me concerne, le b
du Braille est plus lisible que le c, car, lorsque mon doigt se promène
horizontalement, il m'arrive de n'éprouver qu'une sensation pour les deux points
juxtaposés qui constituent le c, tandis que cela n'a pas lieu pour les deux
points superposés verticalement qui forment le Z).Pour cette raison et pour
d'autres analogues, reposant sur la direction horizontale suivie par le doigt,
il me semble donc qu'il y aurait intérêt à diminuer la hauteur des lettres et à
augmenter leur largeur ainsi que celle des intervalles qui les séparent.
M. Kunz, Directeur de l'institution d'aveugles d'Illzach près de Mulhouse, a
étudié avec détails la comparaison entre la sensibilité tactile chez les voyants
et les aveugles ; clans une brochure in-8° de 34 pages intitulée Zur
Blindenphysio-logie (Das Sinnenvicariat) Edit. Moritz Perles, Vienne, 1902, il a
analysé longuement les expériences de sensibilité faites par M.Griesbach à
Illzach et plus récemment, en 1902, à l'institution des sourds et des aveugles
de Weimar.
M. Kunz a examiné un autre aspect de la question, et il a trouvé avantageux,
pour les adultes qui apprennent le Braille de se départir d'un des principes
fondamentaux de Barbier, et de remplacer, peut-être plus souvent qu'il ne
conviendrait, la figure formée de deux points par un petit trait de même
longueur ; il a imprimé des livres d'après ce système.
La diminution de sensibilité pendant la lecture, dont j'ai parlé plus haut, ne
me paraît être un fait ni anormal, ni isolé. En effet, chez un aveugle dont le
front jouissait de ce qu'on nomme « le sens des obstacles », (Voir, dans mon
livre : "Entre aveugles", le chapitre intitulé : Le sixième sens.)je crois avoir
constaté que la finesse de ce sens s'émoussait très rapidement. D'ailleurs sans
chercher aussi loin, à qui n'est-il pas arrivé de continuer à marcher presque
sans douleur, malgré la présence, sous le pied, d'un petit caillou ou d'une
pointe de clou, dont le contact avait commencé par être très pénible.
Quelqu'incomplet que soit malheureusement l'état actuel de nos connaissances sur
l'acuité tactile, ce qui vient d'en être exposé trouvera son application dans le
chap. XXV consacré à l'accélération de la lecture des aveugles.
Braille: De toutes les écritures, c'est la moins rapide, surtout pour qui s'y
met sur le tard. J'écris quatre mots par minute. L'aveugle le plus exercé ne
dépasse guère huit mots ; à l'aide de l'abrégé, bien peu arrivent à dépasser
dix, et encore, aux dépens de la lisibilité, car en se pressant trop, on fait
des fautes et on écrit mal en points saillants. Cependant M. Villey, agrégé des
lettres, m'affirme qu'il dépasse 20 mots par minute.
La lenteur du Braille est encore plus marquée quand il s'agit de la lecture.
J'arrive à lire vingt-cinq mots ; beaucoup d'aveugles-nés en lisent soixante, un
petit nombre arrive à cent, quelques-uns arrivent à cent vingt. M. Deménieux, le
bibliothécaire de l'Association Valentin Haûy, a lu en ma présence à haute voix,
tout près de deux cents mots à la minute. Au moment où son index droit atteint
la fin d'une ligne, l'index de sa main gauche a déjà parcouru la moitié environ
de la ligne suivante; si bien que presque tout le temps, la lecture mentale de
la main gauche précède d'une quantité variable la lecture de la main droite,
laquelle précède probablement plus ou moins la parole.
Dans les écoles spéciales d'aveugles, l'écriture en points, connue sous le
nom d'écriture Braille, est la pierre angulaire de l'instruction.
La lecture du Braille n'est qu'un pis aller à cause de son excessive lenteur.
Très restreint est le nombre des aveugles capables de lire à haute voix un texte
en Braille avec une rapidité suffisante pour que l'audition de cette lecture
soit tolérable.
Tous mes correspondants instruits, sauf ceux qui ont perdu la vue de très bonne
heure, sont unanimes à réduire au minimum, à cause de leur lenteur, l'emploi de
l'écriture et surtout de la lecture en points. Pour n'en citer qu'un seul,
j'extrais ce qui suit d'une lettre de M. Riggenbach :
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« J'ai appris à lire et à écrire le Braille presque aussitôt après avoir perdu
la vue, mais je m'en suis très peu servi. La lecture et l'écriture en points
demandent trop de temps et sont trop énervantes pour être d'un emploi fréquent
quand on a la possibilité de se faire faire la lecture et de dicter. Devenu
aveugle à l'âge de quinze ans, je n'avais pas, pour écrire en noir, la rapidité
dont jouissent les personnes plus âgées. Aussi suis-je resté vingt-six ans sans
écrire. Il y a quelques mois, j'ai fait l'acquisition d'une machine à écrire...
»
La lenteur de lecture du Braille se fait sentir encore plus péniblement quand il
s'agit de lectures d'agrément, pour les livres qu'on voudrait se borner à
parcourir ou à feuilleter.
Elle provient de ce que le doigt ne peut jamais toucher qu'une seule lettre à la
fois tandis que le voyant perçoit au moins dix lettres à chacun des mouvements
que font les yeux quand le regard se déplace le long des lignes imprimées. La
lecture par le doigt est donc, pour des raisons physiologiques, au moins dix
fois plus lente que la lecture par les yeux (Voy. Chapitres XI, XII et XIV).
Mais, vous dira-t-on, il existe, dans chaque langue, un abrégé orthographique du
Braille. Pour ne parler que de l'abrégé français, le gain est tout au plus d'un
tiers pour la rapidité de l'écriture. Pour la lecture, l'expérience énseigne que
l'augmentation de vitesse est nulle.
Si l'écriture Braille est critiquable, elle partage ce sort avec l'écriture
usuelle, avec les caractères typographiques et avec la portée musicale. Cela
n'est pas douteux, mais ces diverses notations employées par les clairvoyants
sont protégées par une routine séculaire, routine si invétérée qu'il serait
téméraire de s'y attaquer.
Pour l'écriture des aveugles, la situation est tout autre, car le nombre des
livres imprimés en Braille est extrêmement petit. Si donc l'on adoptait une
écriture plus rationnelle, le sacrifice des livres existants devrait peser d'un
poids bien léger dans la balance.
C'est principalement pour les langues dont l'orthographe est bizarre, telles que
l'anglais et le français, que la plupart des indications qui vont suivre
présentent de l'utilité.
Rendre la lecture plus rapide, tel est le but principal de mes remarques. On
verra, chemin faisant, que les moyens propres à accélérer la lecture auraient
pour conséquence accessoire de diminuer la grosseur de nos livres, et d'abréger
le premier enseignement de la lecture et de l'écriture.
Il est clair que, pour que nous puissions lire avec moins de lenteur, il
faudrait, d'une part, nous offrir des caractères plus faciles à reconnaître, et,
d'autre part, diminuer le nombre des caractères dont les mots sont composés. La
première de ces deux améliorations est surtout du ressort de la typographie et
ne comporte que de brèves indications, tandis que la seconde est un problème
très compliqué, dont l'étude exige la connaissance préalable des divers systèmes
de sténographie.
I. — Réforme typographique.
Les parvenus de la cécité sont peut-être mieux en état de connaître les
difficultés que présente la lecture des caractères en points. Ceux qui lisent du
Braille depuis leur enfance ne se rendent plus compte, par exemple, de la
difficulté de lecture occasionnée par l'entassement de caractères formés de cinq
ou six points, ni de la confusion résultant, dans la lecture de l'abrégé, de
l'accumulation de signes formés d'un très petit nombre de points. Ils ont oublié
l'embarras que peut causer le signe majuscule, signe que les étrangers et les
espérantistes ont raison de supprimer.
Le signe italique, et le signe analogue à ce dernier, qui se trouve au milieu de
certaines locutions abrégées, sont également une cause d'indécision. Si, comme à
l'imprimerie de Y Institution de Paris, on fait usage de caractères mobiles,
rien n'empêche d'en avoir qui soient formés de points plus gros et plus
saillants pour les majuscules, et qu'on emploierait également pour les mots qui,
en noir, sont imprimés en italique.
D'autres difficultés de lecture seraient évitées en remplaçant certains groupes
de points par des assemblages de petits traits formant la même figure (1). Par
exemple, le b serait un petit trait vertical, le c un trait horizontal, le d une
figure angulaire, e un trait oblique, etc. Au premier abord, pour le
toucher, des caractères ainsi constitués sont à peine différents des assemblages
de points ; mais, pour les cas douteux, la lisibilité est meilleure.
Autre exemple : les intervalles entre les lettres étant un peu plus grands que
la largeur des lettres, une série de lettres c prend l'aspect (Fig. 87) • • • •
* • • • . Sous le doigt, la différence de distance entre ces divers points n'est
pas très sensible, et l'hésitation du lecteur serait moindre si l'on remplaçait
les deux points de chaque c par un petit trait continu. Alors le mot acacia
s'imprimerait comme suit (Fig. 88) * • et continuerait encore à s'écrire comme
suit (Fig. 89) •••
De même, la confusion que le doigt établit trop facilement entre Y s et le t se
produirait moins si, dans cette dernière lettre, les points 2 et 5 étaient
remplacés par un petit trait horizontal, etc..
En procédant comme il vient d'être indiqué, ceux qui impriment nos livres ne
manqueraient pas de respect à la mémoire de Barbier et de Braille, car, si ces
hommes ont employé exclusivement des points, c'était pour ne pas compliquer
l'écriture à la main, et non par des raisons de lisibilité.
Il est tout naturel que, pendant des années, notre typographie soit restée
identique à notre écriture manuscrite : la même chose s'était produite à
l'origine de la typographie en noir. Gutenberg copia servilement les caractères
usités de son temps, si bien que les premiers volumes sortis de ses presses se
vendirent pour des manuscrits.
Puisqu'un caractère de forme plus compliquée n'occasionne aucun surcroît de
travail pour l'imprimeur, le moment n'est pas éloigné où les caractères en
relief servant à imprimer nos livres subiront d'utiles modifications.
Il va sans dire qu'en tout pays on s'applique à donner aux caractères ponctués
la dimension la plus petite qui soit compatible avec une facile lisibilité.
Cette diminution est surtout opportune pour les livres imprimés, dont
l'exécution est plus régulière que celle des meilleurs manuscrits. La dimension
la plus favorable n'est évidemment pas la même pour tous les aveugles : pour
chaque lecteur, il existe une dimension préférable. Trop grands, les signes
excèdent la dimension de la surface la plus sensible du doigt ; trop petits, ils
sont difficilement perçus. Comme l'abrégé prête plus à confusion que le toutes
lettres, il serait logique d'écrire le toutes lettres plus fin que l'abrégé.
Il me semble que la lisibilité est à peu près la même pour le toutes lettres
écrit sur un rayage haut de 2 mm , usuel en Belgique, que pour l'abrégé
orthographique écrit sur le rayage de 2 mm 5, employé en France.
L'économie de superficie, obtenue en substituant du rayage de 2 mm à celui de 2
mm 1/2, est supérieure à un quart parce qu'on gagne également sur la largeur des
lettres. Si donc mon appréciation est exacte, la possibilité d'écrire plus fin
quand on emploie le toutes lettres procure une économie de surface au moins
égale à celle produite par Y abrégé. Le seul avantage de Y abrégé serait de
rendre plus rapide l'écriture des personnes qui en font un usage quotidien.
Il faut donc méconseiller fortement aux personnes charitables, qui consacrent
leurs loisirs à enrichir notre bibliothèque, l'emploi de l'abrégé, plus
difficile à bien connaître et donnant lieu à beaucoup plus d'erreurs d'écriture.
Ce qui vient d'être dit ne s'applique peut-être pas aux abrégés des langues
autres que la française, car je ne connais les abrégés étrangers que trop
superficiellement pour me permettre de les apprécier sainement ; mais, en ce qui
concerne le français, la diminution d'espace résultant, pour le toutes lettres,
de la diminution de grandeur des caractères, présente cet avantage de se
répartir sur tout, y compris les noms propres et les espaces entre les mots,
tandis que Y abrégé orthographique raccourcit principalement les mots courts.
Donc, la diminution que je préconise fait économiser un peu sur les blancs qui
finissent les lignes et diminue le nombre des mots coupés.
Enfin, un caractère plus petit comporte des points moins saillants, ce qui
produit un effet considérable sur l'épaisseur des livres.
II. — Diminution du nombre des signes.
C'est surtout à la diminution du nombre des signes qu'on doit s'appliquer
pour rendre la lecture plus rapide, car on a vu(Chap. XII, page 129) que, tandis
que l'œil du clairvoyant procède par saccades et lit, en moyenne, dix lettres à
chaque coup, notre doigt ne possède rien d'analogue à la vision indirecte,
laquelle donne au champ de vision une étendue dont on profite pour lire
rapidement. Quelque exercé que soit le lecteur aveugle, il y a, pour la rapidité
de mouvement de son index, une limite au delà de laquelle tout se brouille, de
même que pour les yeux il est impossible de discerner des objets dont la
succession est trop rapide (rayons de roues de voiture, etc.).
La diminution du nombre des caractères peut s'obtenir, d'une part, par la
suppression de ceux qui représentent soit des lettres muettes, soit des lettres
faciles à deviner, d'autre part, par l'emploi de signes qui représentent des
groupes de sons. Nous sommes donc conduits à employer des procédés analogues à
ceux de la sténographie.
Examinons d'abord, en y intercalant un peu d'historique, l'état actuel des
écritures en points saillants.
Barbier et Braille. — Tout comme Minerve sortit tout armée du cerveau de
Jupiter, notre écriture en points saillants, avec ses procédés d'exécution, a
jailli du cerveau de Charles Barbier. Pour plus de détails, je renvoie aux deux
ouvrages de cet auteur déjà cités au Chap. VI de ce volume. Ces courtes
brochures sont à lire et à méditer ; et quand on voit qu'à lui seul, Barbier a
trouvé le principe, admis universellement, de la sensibilité plus grande du
doigt pour les points que pour les lignes, qu'il a compris la nécessité de
grouper les points régulièrement, qu'il a créé l'outillage dont on se sert
encore aujourd'hui : poinçon, rayure et tablettes perforées, on aurait dû se
demander s'il n'aurait pas mieux valu respecter aussi les idées de Barbier sur
la phonographie qui ont été exposées plus haut (Chap. XIV).
Je crois que la raison commande de reprendre l'écriture ponctuée au moment où
fut adoptée la cellule de six points, et de marcher droit dans le chemin que
Barbier avait tracé, et dont se sont écartés successivement Braille avec son
écriture orthographique, et Ballu avec sa sténographie.
C'est peut-être plutôt au milieu ambiant qu'à Braille lui-même qu'il faut
imputer l'abandon de la phonographie, tandis que c'est bien à lui qu'il faut
attribuer le mérite d'avoir pris, pour les chiffres et pour l'alphabet, sa ligne
type de dix signes, tels que chacun, y compris les trois premiers, reste lisible
isolément, puisque les trois signes flottants qu'il a choisis ne peuvent pas se
confondre entre eux. C'est une très heureuse combinaison, surtout pour la
représentation des nombres, celle qui a permis d'inscrire dans le carré
supérieur dix caractères impossibles à confondre. C'est probablement la joie de
cette trouvaille qui a conduit Braille à ne mettre que dix colonnes dans son
tableau alphabétique, d'où l'inconvénient de laisser treize signes en dehors de
ce tableau, gaspillage que Barbier n'aurait pas commis.
Une autre erreur de Braille fut, par respect de l'ordre alphabétique
traditionnel, de ne pas conserver les dérivations logiques de Barbier, lequel a
bien soin, par exemple, de placer de sous te, an sous a, etc. Ces dérivations
logiques ont le petit avantage de faciliter l'étude du système et le grand
mérite d'être extrêmement profitables à la lisibilité. Comme le fait justement
remarquer M. Dechaux, il est très avantageux que des signes peu différents
représentent des sons analogues; c'est ce que M. de la Sizeranne a eu le grand
mérite de faire pour l'abrégé orthographique, où an et ar rappellent à, où in
procède d'i, etc. Au contraire, dans l'alphabet de Braille, il n'y a aucune
parenté réelle entre les sons exprimés par la ligne type et ceux qui en
dérivent. La manière de procéder de Braille, en réduisant la ligne type à dix
signes au lieu de quinze et un blanc, et en introduisant une masse de lettres
accentuées sans grande utilité pour le français et au détriment de l'application
aux autres langues, a encombré son tableau en noir. Il est arrivé ainsi que la
réduction du nombre des signes à cinquante et l'accumulation des lettres
accentuées ont fermé la porte aux dérivations dont on verra plus loin la grande
utilité.
On ne me fera jamais croire que, dans notre indigence de signes, il fallait en
affecter un à la représentation del'ù, qui sert uniquement dans le mot où,
lequel se prononce exactement comme ou, etc.
Abrégé orthographique. — La lenteur d'exécution de l'écriture orthographique de
Braille fit surgir divers abrégés, tous illogiques, puisqu'ils entamaient
l'orthographe. Pour être conséquents avec eux-mêmes, les aveugles devaient créer
un abrégé orthographique, et cette création récente, puisqu'elle ne remonte qu'à
1882, fut, en grande partie, l'œuvre de M. Maurice de la Sizeranne et du Dr
Armitage. Ces abrégés remplissent le but modeste qu'on s'était proposé, qui est
d'écrire en économisant du temps et du papier, mais sans entamer l'orthographe.
Notons ce dernier point. Voilà donc une écriture passablement rapide, qui traîne
avec elle un bagage de lettres muettes.
Tout cet immense effort d'ingéniosité réussit, nous l'avons déjà dit, à abréger
l'écriture d'un quart ou d'un tiers, mais sans aucun profit pour la rapidité de
la lecture.
Ce système est jugé sévèrement par M. Ballu, qui dit que « c'est une misère
greffée sur une iniquité, notre bizarre orthographe », jugement dont l'amertume
s'explique puisqu'il émane de l'auteur d'une sténographie.
Si l'abrégé orthographique paraît rentrer dans notre programme, en diminuant le
nombre des caractères, il n'atteint cependant pas le but que nous nous sommes
proposé puisque, de l'avis presque unanime des intéressés, la lecture de
l'abrégé n'est pas plus rapide que celle du toutes lettres.
Utilité de la sténographie pour les aveugles.
Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de bien définir la nature des
services que les aveugles peuvent attendre de la sténographie. Il est présumable
qu'ils ne deviendront pas aisément des sténographes professionnels, car il leur
est difficile de percevoir les circonstances extérieures qui constituent une
partie importante des discussions que le sténographe recueille sur le papier.
D'autre part, l'aveugle ne peut pas transcrire rapidement en dactylographie des
notes prises en sténographie ponctuée, cette transcription exigeant, au minimum,
l'emploi de trois mains. Il est vrai que le plus souvent les sténographes
professionnels dictent la transcription à un dactylographe, et rien
n'empêcherait un sténographe aveugle de procéder de même. On conçoit donc
parfaitement l'association de deux aveugles pour faire de la sténographie et
pour la transcrire.
Pour les aveugles, la principale utilité de la sténographie serait, peut-être,
de rendre plus rapides les correspondances entre aveugles sachant une même
sténographie, ainsi que cela se pratique entre M. de la Sizeranne et quelques
autres adeptes de la sténographie Ballu, et aussi, de permettre à quelques
étudiants de prendre des notes en suivant des cours. Or, si l'étudiant est
astreint à copier ces notes après coup, pour les conserver plus lisibles qu'en
sténographie, le but est complètement manqué, car ce serait un travail
supplémentaire excessif que celui qui consisterait à transcrire la sténographie.
Pour l'étudiant, il suffit d'avoir une sténographie dont la vitesse soit au
moins égale à celle de l'écriture ordinaire des clairvoyants, et qui soit
facilement lisible. D'ailleurs, comme rien n'empêche d'employer la machine pour
écrire en abrégé ou en sténographie, on voit que le problème d'une écriture en
relief suffisamment rapide est amplement résolu.
En 1902, au Congrès de Bruxelles, M. Monnier a demandé qu'on mît à l'étude une
sténographie internationale à l'usage des aveugles. Cette proposition porte en
elle-même la preuve que la sténographie désirée par les intellectuels devrait
être facilement lisible, non seulement pour celui qui l'a tracée, mais pour tous
les aveugles doués d'une instruction étendue.
J'espère que ce desideratum sera pris en considération par l'homme de France qui
est le plus au courant des choses de la sténographie ponctuée, j'ai nommé M.
Deschaux, de Montluçon, qui, avant de perdre la vue, connaissait la sténographie
Duployé, et qui, depuis, après avoir étudié à fond la sténographie et l'écriture
rapide de Ballu, la sténographie Flageul, dérivée du Duployé, la sténographie
pratiquée en Belgique par le frère Isidore Clé et la sténographie
Prévost-Delaunay, consacre toute son ingéniosité à la construction d'une
sténographie qu'il a la sagesse de perfectionner patiemment avant de la proposer
au jugement des personnes compétentes.
A mon avis, dans le choix des caractères sténographiques, il convient de tenir
le plus grand compte des besoins de la phonographie'; il me semble que,
rqciproquement, l'adoption d'un système phonogi;aphique doit être subordonnée,
dans une certaine mesure, à la transformation de ce système en sténographie. Je
dis « dans une certaine mesure », car il serait fâcheux que la considération
d'une sténographie rapide, dont les adeptes seront toujours en nombre infime,
nuisît à la bonne ordonnance d'une phonographie destinée à l'immense majorité
des aveugles.
Il s'intéresse également à la physiologie de la lecture, qu'une commission
ministérielle le charge d'étudier en 1884.
À la fin de sa vie, rendu aveugle par un glaucome, il s'intéresse à la condition
des aveugles, écrivant un livre de conseils pratiques, Entre aveugles, et
faisant construire un appareil lui permettant d'écrire en déplaçant
automatiquement la feuille de papier à la fin de chaque ligne, et un tandem
tricycle qui, piloté par un voyant, lui permet d'entretenir sa condition
physique.
fin
Émile
Javal membre de l'Académie de Médecine, Directeur du laboratoire
d'ophtalmologie à la Sorbonne, Député de l'Yonne. Louis Émile Javal est un médecin, ophtalmologue et homme politique français
né le 5 mai 1839 à Paris et mort le 20 janvier 1907 à Paris, considéré comme le
père de l'orthoptie. Il invente l'ophtalmomètre et l'iconoscope et dirige jusqu'en 1898 le
laboratoire d'ophtalmoloscopie de la Sorbonne, qu'il crée en 1879. Ses travaux
sur le strabisme montrent la possibilité de rééduquer certains patients à
l'aides d'exercices. Cette méthode lui permet de guérir effectivement sa sœur.
En 1885, il est élu à l'Académie de médecine. Il est chevalier puis officier de
la Légion d'honneur. Un laboratoire d'ophtalmologie fut créé pour lui à la Sorbonne. Il invente
l'ophtalmomètre pour mesurer les anomalies de strabisme. Lorsqu'il devient à son
tour aveugle vers 1895, il invente un appareil qui lui permet d'écrire, la
feuille de papier se relevant à la fin de chaque ligne écrite. Les recherches d'Emile Javal se groupent, grosso modo, en quatre chapitres :
verres sphériques, ophtalmométrie, strabisme concomitant, hygiène de la vue.
Mais la partie essentielle de son oeuvre scientifique est constituée par ses
travaux sur l'ophtalmométrie. Il construit l'ophtalmomètre qui porte son nom,
étudie à fond l'astigmatisme, propose une graduation des montures d'essai pour
la notation des axes des verres cylindriques et contribue à généraliser l'emploi
des verres toriques. Influencé par les idées de son époque sur le strabisme, il
est amené à en rechercher une cause optique. Il bâtit des théories qui le
conduisent au traitement orthopédique. Il a le mérite de pousser très loin son
étude, ce qui l'oblige à conclure avec une rare loyauté que les indications de
son traitement, dépassées par les progrès de la chirurgie, se trouvent, en
réalité, bien réduites. Ses travaux sur l'hygiène des écoles, sur la lecture et l'écriture ont été
suivis de nombreuses applications pratiques dont les architectes, les pédagogues
et les typographes ont largement profité.
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in
Physiologie de la Lecture et de l'Écriture Émile Javal Paris, 1905
Δ
8.Dez.2017 publicado
por
MJA
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