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Blind Man with Yellow Piano in Analog Time - Charles Riley (2017)
Cour de récréation
J’ai cinq ans. Je suis à l’école, dans la cour de récréation, les autres jouent.
Je suis seule, assise sur un banc, et je ne comprends pas. C’est exactement
comme ça que ça me revient. Un sale goût dans la bouche, aussi. Ce sentiment
d’incompréhension, assez… total. Des mots qui tournent dans ma tête et me
reviennent, les mêmes, aujourd’hui. « Pourquoi dans ma famille ? », « On était
bien », « Pourquoi ça m’arrive, à moi ? », « Un frère aveugle ? » Bizarre comme
réaction, déjà, parce que, le moins que l’on puisse dire, c’est que ça n’est pas
à moi que ça arrive, mais à lui, mon frère. Mais c’est comme ça que je m’en
souviens.
Je me souviens aussi que je retourne sans arrêt dans ma tête la seule scène que
mes parents m’ont racontée. « Tu sais qu’on s’est rendu compte que Jean-Philippe
ne suivait pas des yeux les mouvements comme tout bébé de trois mois le fait
normalement. Alors on est allés voir LE MEILLEUR SPÉCIALISTE des yeux, il a
examiné Jean-Philippe pendant DES HEURES ET DES HEURES, et puis il a LAISSÉ
TOMBER PAR TERRE TOUS SES INSTRUMENTS, ça a fait UN BRUIT TERRIBLE, et il a dit
que ton petit frère NE VERRA JAMAIS. »
Je me souviens du bruit terrible que je n’ai jamais entendu, le bruit terrible
qu’ont fait les instruments en tombant par terre, ce bruit terrible qui veut
dire quoi ? Que c’est un gentil médecin, qu’il a de l’empathie, qu’il a fait
tout ce qu’il peut, ou qu’il ne peut rien faire et qu’il est désolé ? Désolé et
gentil au point de casser tous ses instruments, sûrement des instruments très
chers, très utiles, dans les circonstances, très inutiles aussi ? Un grand
spécialiste, sûrement le meilleur, le meilleur de tous à n’en pas douter.
Qu’est-ce que ça peut me faire qu’il ait jeté ses instruments inutiles par
terre ? Est-ce que ça va changer quelque chose ? Est-ce que c’est censé adoucir
la catastrophe ? Pourquoi m’ont-ils dit qu’il a jeté ses instruments par terre ?
Et le bruit que ça a fait ? Ce que j’aurais préféré savoir, tant qu’à faire,
c’est s’il portait une blouse blanche quand il l’a examiné. Mais je n’ai pas
posé la question. Parce que moi, j’ai toujours imaginé la scène comme ça : cet
homme en blouse blanche examine mon petit frère blotti dans les bras de ma mère.
Mon père est assis sur une chaise à côté, mais légèrement en retrait, le haut du
corps tendu vers l’avant, toute sa cérébralité à l’affût, prête à comprendre,
analyser, disséquer le diagnostic, et tout le bas du corps à partir du cœur,
l’endroit des émotions, en arrière, courbé, se protégeant, anticipant déjà…
Je déteste les couveuses. C’est dans ces petits coffres transparents que l’on
garde les bébés au chaud et protégés de l’extérieur lorsqu’ils naissent avant
terme et ne sont pas tout à fait finis. In-fini, mon frère est infini, né après
sept mois de grossesse, on le met donc bien au chaud dans cette boîte à peine
sorti du ventre de ma mère. Et puis, comme ma mère a accouché dans une clinique,
on le transporte en ambulance (bien protégé dans sa couveuse) dans un service
hospitalier pour grands prématurés. Mon père l’accompagne, pin-pon pin-pon,
j’entends le bruit.
C’est le premier garçon, ma mère est fière d’avoir réussi cela. Dans la famille,
il n’y a que des filles. Elle, l’aînée, ses quatre sœurs, puis moi, la première
petite-fille, puis ma cousine Patricia, puis quatre fausses couches pour ma mère
(un peu ma faute peut-être, j’ai mis quarante-huit heures à me sortir d’elle).
Alors, elle est restée sept mois allongée pour cette sixième grossesse, on lui a
ligaturé les trompes, elle ne doit pas bouger, il n’est pas question qu’elle
perde cet enfant-là. Quand mon frère infini est né, un fils, ils l’appellent
Jean-Philippe, Alexandre, Stéphane, Marc, les prénoms de mes oncles, et puis
trois mois après, le meilleur spécialiste dit qu’il ne verra jamais, parce qu’on
a mal dosé l’oxygène dans la couveuse, et que ça lui a brûlé les yeux…
Je déteste les hochets. Il y a des trucs visuels dans les hochets et puis aussi
des trucs sonores pour amuser les bébés. Sauf que mon frère, les trucs visuels,
ça n’est pas trop pour lui, alors les hochets il les agite constamment, vraiment
sans cesse, jour et nuit, pour faire le plus de bruit possible. Ça me rend
dingue, parce qu’on partage la même chambre et que je n’ai qu’une envie, lui
enlever son foutu hochet pour pouvoir dormir. Mais c’est nul de ma part, je le
sens bien, alors je ne le fais pas.
Maman décrète, et toute la famille suit, que Jean-Philippe est le Petit Prince.
Il a des boucles blondes, il est mince, très mignon et c’est bien le minimum.
Papa décide qu’il faut l’élever comme les autres. Jean-Philippe nage, skie, fait
du patin à glace, du cheval, poursuit ses études dans un lycée de voyants. Mon
père nage-skie-patine-monte à cheval et lit le braille. Il teste avant lui et
rend tout possible, surtout ce qui ne l’est a priori pas. Très tôt, mon frère se
révèle brillant musicien. Dès qu’ils arrivent quelque part, chez des amis, à
l’hôtel, n’importe où, mon père s’inquiète de savoir s’il y a un piano. Dans ce
cas, il encourage Jean-Philippe, l’installe, si petit devant l’énorme
instrument, et invite tous ceux qui sont présents à venir écouter son fils. Le
grand homme brun, barbu, intellectuel et charismatique et le Petit Prince blond,
bouclé, si doué et qui ne voit pas, fascinent tous les auditoires. Ma mère,
rousse, est plus que belle, elle a une allure incroyable. Elle porte les
tailleurs de jersey (noirs) tout près du corps qu’elle vient juste d’inventer et
beaucoup de bracelets qui tintent comme des hochets dès qu’elle bouge.
Jean-Philippe se balance tout le temps d’avant en arrière, probablement un tic
lié à une recherche d’équilibre. Il est assez nerveux. Nous nous entendons bien,
je le chatouille, lui raconte mes histoires d’aînée, il m’admire et je le
protège, comme il se doit.
Ma mère est brisée mais se tient droite. Mon père fait l’admiration de tous. Il
est fou de ma mère qui, très vite, ne l’aime plus que comme un ami.
Beaucoup de choses se jouent à ce moment-là, dans leur couple qui ne va plus.
Quand ils divorcent finalement, mon père est néanmoins tous les jours à la
maison pour surveiller les devoirs de Jean-Philippe, il reste souvent dîner là,
le soir. Il m’aime certainement mais il y a peu de place pour moi, dans ce
triangle-là.
Je n’étais pas malheureuse, pas heureuse non plus, il n’y a pas de mot…
Noyau
On passait les mois de juillet à Combs-La-Ville. C’était à trente kilomètres de
Paris, la campagne à l’époque. La maison de mon enfance, qui appartenait à mes
grands-parents maternels, était entièrement recouverte de vigne vierge.
Confiés à la garde de tatie Janine, la deuxième sœur de ma mère, seule adulte de
la famille qui ne travaillait pas en juillet, nous étions « forcés » de jouer
avec nos cousins, ses trois enfants. Je pouvais facilement commander Patricia,
ma cadette de deux ans. Un de mes plus grands plaisirs était de la chatouiller
jusqu’à ce qu’elle s’étouffe de rire, et attendre ensuite jusqu’à l’extrême, la
limite, pour qu’elle ne suffoque pas vraiment. Il fallait qu’elle me supplie
plusieurs fois, pouce, pour que je renonce. On jouait à la marchande, ou bien à
s’élancer à tour de rôle le plus haut possible (moi plus qu’elle) sur l’unique
balançoire au fond du jardin. On ramassait aussi les petites fraises des bois
sauvages, les groseilles à maquereau, on comptait les points noirs sur les
coccinelles, on courait après les papillons, on dénichait des trèfles à quatre
feuilles et, le soir, à la fraîche, on aidait à arroser les massifs où mamie
Fanny avait planté ses pétunias. Quelques fatidiques devoirs de vacances, et
c’était tout. Isabelle, la petite, était un peu seule, personne ne jouait
vraiment avec elle. Il y avait seulement une année de différence entre
Jean-Philippe et Frédéric, le frère de Patricia et d’Isabelle, et une complicité
tranquille liait mon frère et son cousin.
Tout était assez joyeux, enfantin, familial, et ressemblait certainement à une
jolie image. Pourtant, je me sentais abandonnée.
Mes parents téléphonaient tous les jours et venaient nous voir aussi souvent
qu’ils le pouvaient, je savais bien que cette béance de juillet serait suivie
d’août, où nous ne les quitterions pas.
Environ un jour sur trois, ils abandonnaient Paris pour venir passer la soirée à
la campagne avec nous. Ces jours-là, j’attendais toute la journée le coup de
téléphone de ma mère vers 19 heures. C’était le moment où je me sentais enfin
vivre. « Nous partons maintenant, dans moins d’une heure ce sera bon. Surtout,
fais bien attention. » Alors, le délicieux compte à rebours commençait et je
courais prévenir mon frère : « On part dans vingt minutes ! »
Je devais avoir onze ans et j’avais obtenu de mes parents l’autorisation
exceptionnelle de venir à leur rencontre avec Jean-Philippe. C’était assez loin,
plusieurs kilomètres, il fallait traverser tout le village puis la grande route
et ils m’avaient fixé quelques règles.
Prévenir tatie Janine avant de partir, marcher toujours face aux voitures en
gardant Jean-Philippe à ma gauche. Et nous partions, sa petite main solidement
accrochée à la mienne, juste tous les deux. Jamais mes cousins n’ont demandé à
nous accompagner et, de toute façon, je n’aurais pas accepté.
Ces moments n’appartenaient qu’à nous deux…
J’étais fière et lui tenais la main, sans la lâcher jamais. Quand enfin nous
arrivions après le grand virage au bord de la route nationale, là où les champs
de blé et les anémones se mélangeaient, nous cueillions des bouquets pour maman
en attendant le signal.
Le signal c’était les onze coups de Klaxon joyeux, rythmés sur l’air de Let’s go
des Routers, qui annonçait en même temps pour Jean-Philippe et moi, avant que je
ne l’aperçoive, la petite Austin noire…
Récupérer mes parents, sentir leur odeur, retrouver leurs gestes et leurs
bruits. M’imbiber d’eux, recréer le petit noyau serré à quatre, dans la voiture
pendant quelques kilomètres, quelques minutes. Leur résumer la journée, entendre
la leur, puis se répandre dans la maison, dans la famille. Les laisser repartir
le lendemain matin…
Sam, mon père
Un dimanche, c’était une fin d’après-midi, dans la DS blanche, tous les quatre,
nous revenions de la campagne. Il faisait beau. Sur la route, des
embouteillages. Léger accrochage.
Le type, immense, agressif, menaçant, sort de sa voiture, se dirige vers toi, ta
fenêtre est grande ouverte, ton bras dépasse. Je hurle : « Laissez mon père, mon
frère est aveugle ! »
Tu te retournes et me décroches la tête d’une énorme gifle.
« Jamais, ne te sers jamais de la cécité de ton frère. »
Dans la voiture, ni maman ni Jean-Philippe ne bougent.
Le type s’en va…
Autre dimanche, un matin, nous allons à la fête de l’Huma.
Impossible de se garer à moins de plusieurs kilomètres. Je demande au gardien du
parking complet : « Vous n’auriez pas une place pour nous, mon frère ne voit
pas ? » Autre claque.
Après, j’ai compris.
Maman était partie. Créer ses pull-overs à Venise, ou avec son amant ? Nous, on
restait à la maison avec toi.
Je me rappelle très bien, c’était la rentrée des classes. J’entrais en
cinquième. J’avais la liste des fournitures réclamées par l’école et c’était
Muriel, la plus jeune sœur de ma mère, qui devait m’accompagner. Nous avons
passé la journée aux Galeries Lafayette, je crois, à tout acheter, tout cocher
soigneusement. Pour le cours de chimie, on demandait une blouse en coton blanc.
Impossible à dénicher. Finalement, celle qui a échoué dans le sac était en Nylon
rose.
Retour à la maison. Le soir, je te montre mes achats. Quand tu découvres la
blouse non conforme, tu deviens fou de colère, me gifles, me prives de dessert,
m’envoies dans ma chambre.
Je ne savais pas que j’avais un papa malheureux…
Ah, Papa, où es-tu ?
Est-ce que tu n’es plus rien, rien que ce que tu m’as laissé ?
Est-ce que tu es tout, tout ce que tu m’as laissé ?
Quand tu es tombé d’un rocher à la Croix-Valmer, tu t’es cassé le bras, j’étais
petite, j’avais quatre ans.
Quand tu t’es affaissé un matin sous la douche, maman affolée a appelé les
urgences, c’était grave, on a fait des examens, cette ponc tion lombaire et puis
cette opération… Trépané, ça s’appelle trépané. J’ai eu la permission de venir
te voir après. J’avais neuf ou dix ans, tu étais entièrement rasé, un énorme
bandage sur la tête. Après, on t’a interdit les cigarettes, l’alcool, la
plongée, le soleil.
Tu as continué à fumer. Tu t’en foutais peut-être un peu, maman t’avait quitté…
Et ces vacances en Camargue, tu nous emmenais Jean-Philippe et moi à la
Toussaint monter à cheval, écouter les gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer,
Tous ces mercredis, nous allions déjeuner rue du Docteur-Blanche, chez papi
Bernard et mamie Marie, tu m’achetais un magazine,
Ces parties d’échecs, tu insistais pour que j’utilise le pendule,
Ces soirées cinéma, nous retournions voir le même film quand nous l’aimions,
Ce restaurant chinois, la Paillotte d’Or, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève,
Et le festival de Tabarka, tu draguais des filles, les hommes commençaient à me
regarder,
Didier, Marc, vingt ans de moins que toi, tes amis,
Cette femme, Jacqueline, ton amie, je crois,
Ce jour où, rentrant de l’école, je t’ai demandé ce que signifiait « tupain »,
tu m’as forcée à chercher dans le dictionnaire, pour me suggérer enfin, au bout
de dix minutes, de regarder à « putain »,
Ton chien Prof, pour « professeur de mathématiques »,
Tes djellabas blanches, tes lunettes,
Ta montre dans mon tiroir,
Tes photos que j’ai classées,
Ton Leica que je regarde,
Ton portrait que j’ai fait peindre,
Ella Fitzgerald que j’écoute toujours avec toi,
Et tes petites-filles que tu n’as pas connues, ni mes amours, ni ma maison, ni
mes amis, ni qui je suis maintenant, non plus qui j’étais il y a dix ans, il y a
vingt ans, il y a trente ans…
Maman
Maman, toi.
Je t’ai vue faire tellement de choses.
Je t’ai vue faire un tas de choses dont la plus dégoûtante était de plonger ton
doigt dans un gâteau au chocolat pour le goûter. Je t’ai vue aussi manger la
croûte du pain dans les plus grands restaurants et laisser la mie. Je t’ai vue
mentir avec un aplomb incroyable !
Je t’ai vue saluer des gens qui te parlaient et me demander ensuite : « C’est
qui, celle-là ? »
Je t’ai vue trouver géniaux des gens qui n’étaient que puissants et détester des
gens parce qu’ils ne te plaisaient pas.
Je t’ai vue avancer coûte que coûte et laisser loin derrière ceux qui ne te
suivaient pas.
Je t’ai vue séduire tellement d’hommes et j’en ai connu qui ne s’en sont pas
remis.
Je t’ai vue si comblée d’être grand-mère !
Je t’ai vue n’écouter que ton instinct et protéger envers et contre tout ta
famille.
Je t’ai vue généreuse, toujours.
Je t’ai vue provoquer et surveiller les dégâts…
Je t’ai vue excentrique, et cultiver cela.
Je t’ai vue rire, jamais assez souvent.
Je t’ai vue te regarder.
Je t’ai vue draguer mes amies pour les faire tiennes et même leur proposer des
« cours de mystère » !
Je t’ai vue quand tu es fausse et je vois que tu es vraie.
Je t’ai vue me faire croire que j’étais la personne qui compte le plus au monde…
et faire exactement pareil avec Jean-Philippe.
Je t’ai vue prendre des gens ce qu’il te fallait, et laisser le reste.
Je t’ai vue refuser des conseils et accepter des bêtises.
Je t’ai vue reine du monde et pourtant insécure, comme une enfant fragile,
douter de tout et surtout de toi.
Je t’ai vue inventer un tas de choses mais surtout ta vie. Je t’ai vue la vivre
sans jamais rien sacrifier.
Je t’ai vue vieillir et haïr cela.
Je t’ai vue trembler sans jamais vaciller.
Je te vois m’aimer et être là, pour moi…
Jean-Philippe
Tu refuses les intrigues, les accommodements bourgeois, les ambitions. Ta pureté
parfois naïve s’accommode difficilement de compromis. Tu n’es jamais seul. Des
amis, des grands musiciens, des musiciens de passage, des relations de musiciens
de passage, échouent chez toi. Tu offres ce que tu as, un lit, de l’argent, un
accompagnement à ceux qui le demandent. Si, parfois, des importuns gravitent
autour de toi, tu ne voudras pas fâcher. Tu es fidèle, à ta famille, à tes
convictions, mais tu t’es affranchi de toute dépendance, pas de chien, plus de
chats. Depuis peu, tu habites cet ancien garage dont tu as insonorisé le
rez-de-chaussée, transformé l’étage en maison, fonctionnelle et confortable.
C’était ta deuxième tentative, dans le XIVe arrondissement de Paris, ce quartier
de notre enfance redevenu nôtre aujourd’hui à tous deux, pour t’installer un peu
à l’écart de notre mère. Cette impasse étroite qui t’abrite, tu l’as apprivoisée
en un clin d’œil. Je t’y dépose parfois, tu ouvres la portière de ma voiture :
« Salut sœur ! » Et tu fonces, sans me laisser le temps de t’accompagner,
sachant exactement où tu vas, au pavé près.
Tu passes le plus clair de ton temps en voyage. On te sollicite, tu ne déclines
jamais. Youssou N’Dour, Salif Keita, Lama Gyourmé, Brigitte Fontaine, Areski,
Didier Malherbe, Yakuba, Vangelis, Catherine Lara, Steve Hillage, Leonard Cohen,
Mamadou Diallo, des conteurs, des griots, des moines tibétains, des joueurs de
kora, d’accordéon, des jazzmen, des chanteurs te réclament, et te voilà parti.
Si je te téléphone, tu réponds de Dakar, du Zimbabwé, de New York, de
La Rochelle. Souvent, j’entends la musique, tu es en répétition. Au Sénégal, tu
es un dieu, on t’arrête dans la rue, on implore des autographes. Au Mali, on t’a
construit et offert une maison dans un village. Les Africains t’ont baptisé Le
Lion, Le Diable rouge, en hommage à ta crinière, à tes dons, à tes pouvoirs. Tu
es le Blanc qui partage leurs coutumes et les féconde de ta culture. Leur
tradition orale rejoint tes impossibilités écrites, tes partitions sonores.
L’héritage ancré dans leur mémoire rencontre la tienne, exercée comme un
solfège, fiable comme un disque dur.
Les Occidentaux invoquent la richesse de ton éclectisme. À tous, tu offres la
qualité de ton écoute, le respect de leur talent, l’humilité de tes
accompagnements, la diversité de tes inspirations, la rigueur de tes partis
pris, le génie de tes compositions. Tu es le passeur qui réunit les musiques et
les continents, le prophète qui tisse le lien des Noirs aux Blancs, l’arrangeur
de la world, du jazz, des poètes, du contemporain. Tu es l’un des leurs, tous le
proclament. Tu manipules tes instruments, tu trafiques tes synthéti seurs, tu
bidouilles les branchements, tu modules les balances. Tes mains de musicien
réparent, un interrupteur, une chaîne hi-fi, une machine à laver. Qu’y a-t-il au
bout de tes doigts ? Tu te débrouilles de tout, les valises, les gares, les
aéroports, les instruments lourds, encombrants, défaillants parfois, les
chambres d’hôtel inconnues, les baguettes, les couteaux et fourchettes, les
vêtements à assortir, les billets de banque, les cartes de crédit. Rien
d’impossible, excepté ces témoins visuels, ces nouvelles technologies cruelles
qui brident ton indépendance et que tu maudis. Tu as l’oreille absolue, ce qui
signifie que tu entends tout.
Entendre tout. J’ai fermé les yeux, souvent, pour entendre tout, et comprendre
qui tu étais. Je n’ai rien compris.
Tu es un mystère, mon frère.
FIN

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Tu Seras Une Femme, Ma Fille
Nathalie Rykiel
extrait
Calmann-Lévy, 2010
27.Nov.2023
Publicado por
MJA
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