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 Sobre a Deficiência Visual


La Lumière Assassinée

Hugues de Montalembert

extrait

Blind Minotaur Guided by a Little Girl in the Night - Picasso, 1934
Minotauro cego conduzido por uma rapariguinha na noite - Picasso, 1934


«Hugues de Montalembert est un jeune peintre de trente-cinq ans qui vit dans le quartier de Greenwich Village, à New York. Un soir, deux Noirs drogués pénètrent chez lui, l’agressent et lui lancent un jet d’acide en pleine face. Dès lors, la vie d’Hugues de Montalembert a basculé. L’hôpital. La souffrance. L’angoisse. Des interventions chirurgicales. Des chutes, des espoirs et des chutes. Et la nuit toujours, qu’il faut bien finir par apprivoiser puisqu’on est là, vivant, avec toute sa force. La rééducation, une nouvelle découverte de l’espace, des choses et des êtres, du bout de la canne, du bout des doigts».


J’habite une petite maison, au fond de l’étroite impasse de Mac Dougal Alley, très exactement au n° 13.

En rentrant, alors que j'introduis la clef dans la porte sur la rue, deux mains me saisissent aux épaules et, violemment, me projettent à l'intérieur. La porte se referme et j’entends des voix typiques du ghetto qui me donnent des ordres. Ils sont derrière moi, dans la confusion je ne saurais dire combien. Il y a un couteau. On me force à monter les escaliers jusqu'au premier étage, jusqu'au salon.

Je peux distinguer ceux qui m’attaquent, deux noirs. L’un grand, large, qui tient le couteau. L'autre efféminé, malingre, pourrait être jamaïcain, avec une boucle d’oreille.

Dans un langage syncopé ils me demandent l’argent. J’ai trente dollars sur moi. Je les pose sur la table, ils ne les regardent même pas. Le costaud presse le couteau contre ma gorge, m’insulte et demande le reste de l’argent. Je n’ai pas d’autre argent sur moi. Je lui explique que tout est à la banque. Il jure, presse le couteau et m’ordonne d'enlever mes vêtements. Je retourne mes poches, je me déshabille. J’ai peur. Je me sens très fatigué.

Je sais que je n'arriverai pas à trouver les mots qui calmeraient. Je me souviens d'autres situations dangereuses, en Asie, au Viêt-nam, en Afrique, dont je m’étais tiré en désamorçant la haine, grâce à une force que je sens ce soir absente.

Le noir efféminé a disparu. Il est monté dans l'atelier de peinture, à l’étage au-dessus. Il redescend en portant une radio qu'il met à plein volume. Il s’asseoit sur le sofa, allume une cigarette de marijuana et la passe à l’homme au couteau.

Maintenant je suis entièrement nu. Le costaud me crie des choses dont je ne comprends pas la moitié, des insultes, des demandes. Il joue avec le couteau sur mon corps.

Le gringalet se relève et disparaît à l’étage au-dessous. J'entends des bruits de meubles qu’on bouge, de tiroirs qu’on ouvre. Il semble pris de rage. Je découvrirai plus tard qu’ira renversé tous les tiroirs au milieu de la chambre. Il remonte. A la manière dont ils parlent entre eux, je sais qu’ils sont drogués, speed. Je ne peux me rappeler leurs paroles, mais ils semblent désappointés. Il n’y a pas d’argent dans cette maison, ni bijoux, ni objets de valeur.

En pointant le couteau contre ma gorge, le costaud commence à me donner des coups sur la tête, dans les côtes. Le couteau court sur mon corps et j’ai peur qu’il me tue, qu’il me châtre. Je vois dans ses yeux comme une folie, comme un amusement, le sadisme. Et soudain, je sais que l’argent ne l’intéresse plus mais que c'est moi.

Le danger est palpable. Je sais que si je ne fais quelque chose, je vais mourir. Un instant, ses yeux se détournent de moi. A quelques pas, accroché au manteau de la cheminée, il y a un gros tisonnier de fer, crochu. Rapidement je m’en empare et lui en assène un coup, de toutes mes forces, mais je n'ai pas visé la tête. Il y a lutte, confusion, des meubles se renversent, le tisonnier m’est arraché des mains.

Au rez-de-chaussée, je sais trouver le même tisonnier, accroché à la cheminée. Je saute dans l’escalier, le dévale en courant, arrive dans la chambre et m'en empare. Le couteau est derrière moi. J’assène des coups. Il semble ne rien sentir. Nous tournons autour d'une table. Je remonte l’escalier avec l'homme derrière moi. Arrivé en haut, je vois le malingre mais n’y fais guère attention. Il ne compte pas. D’un seul coup, je pourrais le tuer. Je gagne le milieu de la pièce, fais face à mon poursuivant. Cette fois, je suis prêt à viser la tête. Je suis prêt à tuer. Nous nous regardons. Je le fixe dans les yeux pour essayer de devancer son prochain mouvement et c’est à ce moment-là que je reçois un liquide chaud en pleine figure. Je tombe.

J’ai juste eu le temps de réaliser que c'était le Jamaïcain qui me l’avait lancé. Je pense, bêtement, que c'est du café qu'il s’est fait à mon insu. Je crie. Aveuglé par le liquide brûlant, je porte les mains à mon visage pour m'essuyer les yeux et sens quelque chose de gluant. Je hurle à pleins poumons. Non pas parce que j'ai mal, mais parce que j’ai peur.

J'ai peur du couteau, j'ai peur qu’ils me tuent. Je hurle si fort qu'eux-mêmes prennent peur et je les entends qui déboulent l'escalier.

Je me rue dans la kitchenette, au-dessus de l'évier, et m'asperge d'eau froide. Ça brûle.

Je lave... je lave... je lave.

La police, appeler la police. Aller le plus vite possible dans un hôpital. Je me dirige vers là où je sais qu'il y a un téléphone. Je me déplace dans un aquarium. Tout est glauque. Je forme le zéro. Je ne me souviens plus du numéro de police secours. J'obtiens l'opératrice, une noire, je le sais à la voix. Le plus calmement que je peux, je lui demande d'appeler la police tout de suite. Je lui donne mon adresse. Elle répond : « Où c'est? » Je lui dis : « Près de Washington Square. » Elle me demande : « Où est Washington Square ?» Je suis désespéré.

Je sens que tout cela est trop pour elle, que peut- être elle ne fera rien, que peut-être elle pense que c'est une blague. New York est tellement immense et tant de choses s'y passent. Elle me jure qu'elle va contacter la police. Cela me rassure à peine.

Je raccroche, descends et m’aperçois qu'ils ont laissé la porte sur la rue ouverte. Je suis nu. Je ferme la porte.

Je me mets sous la douche pour laver cet acide qui continue à me brûler le visage et qui a coulé sur certaines parties de mon corps.

Je lave... je lave... je lave. Mais je sens que c'est toujours là !

J’y vois déjà moins. La vision est plus floue, plus opaque.

Tout à coup, je réalise que, sous la douche, je n'entendrai pas la police arriver. Je sors de la douche et m’habille à tâtons. Je cherche des vêtements. Je n'y vois pratiquement plus rien. Je bute dans les tiroirs que l’efféminé a renversés au milieu de la pièce. J'enfile n'importe quoi. Je ne trouve pas mes chaussures. Je remonte à l’étage mais ne les trouve toujours pas.

Je redescends, rouvre la porte qui donne sur la rue. J'entends des gens passer et les arrête de la voix :

— Please ! call the police, appelez la police, j'ai été attaqué. J'ai de l'acide dans les yeux, appelez la police, allez chercher la police !

Les pas se sont arrêtés. L'impasse est un lieu historique ; de nombreux peintres, comme Pollock, y ont habité, des écrivains aussi. Le soir, les gens de New York viennent visiter. Les pas se sont arrêtés, mais on ne me répond pas :

— Please, j’ai été attaqué, j’ai de l’acide dans les yeux, allez chercher la police !

Les pas s'éloignent. On ne me répond pas.

Finalement, quelqu’un me dira : « O.K., don't worry, I’m going. » Je referme la porte. Maintenant, je sais que la police va venir. Je vais prendre des cigarettes sur la table de nuit et m'assois sur les marches, face à la porte, pour attendre. Une demi-heure se passe et rien ne vient. Je retourne dans la chambre et réussis à former le numéro d’un ami peintre qui n’habite pas trop loin. Je lui explique ce qui est arrivé et lui demande d’appeler la police. Je regagne l’escalier et m’oblige à fumer pour garder mon calme en faisant un geste normal, un geste quotidien.

Quand j’ai compris que c’était de l’acide, il y a eu une seconde où l’animal en moi a réagi avec une telle violence, un tel cri, qu’à ce moment-là j’ai vraiment failli basculer dans la folie. Il a fallu une contraction de tout l'instinct vital de toute ma volonté, pour arrêter la panique, renverser le processus. Depuis ce moment-là, j'agis. Je ne pense pas.

La fatigue a disparu. Il y a cette sensation d’irrémédiable qui me tord l'estomac. Je sais que quelque chose de très grave est arrivé, mais ne sais quoi exactement et je ne veux pas y penser.

Je suis là, assis sur ces marches en fumant. J’attends. Je ne pense pas. Une impression d'irréalité paralyse mon cerveau. Des coups dans la porte. C'est la police qui arrive enfin, en même temps que mon ami peintre sur son vélo. J’écrase la cigarette. Des bras me saisissent et me poussent. Je descends les marches en titubant. Je n'ai pas mes chaussures. On me met dans la voiture de police qui démarre immédiatement. Nous arrivons rapidement à l’hôpital, dans la salle d'urgence.

*

On m'allonge dans une gouttière, sorte de table en fer, et des infirmiers commencent à m'asperger d’eau.

Je suis nu. On m’a enlevé tous mes vêtements, on m’a même enlevé ma chaîne en or de baptême que je ne reverrai plus, volée dans cette salle d'urgence. New York et ses charognards.

L’eau est glaciale. L'acide brûle. Je hurle. Je tremble. Mon corps n’est plus qu'un tremblement affolé qui me fait battre contre la tôle. Je sens que ma vue diminue et n’arrive pas à distinguer les gens autour de moi. Je ne vois que des silhouettes, comme si j'étais plongé dans un aquarium. La tôle de la gouttière résonne de la panique de mon corps. Je demande :

— Où est le docteur ?

— Dites-moi si c’est grave. Je veux savoir. Est-ce que c’est grave? Je suis peintre, c'est très important pour moi de savoir si c'est grave !

La voix me répond :

— C'est très grave.

Je reste sur cette gouttière longtemps. Autour de moi, dans cette salle d’urgence, il y a toute une agitation. Des gens qui gémissent, des enfants qui pleurent. Quelqu'un continue de m'arroser.

Puis on me prend et on me transporte dans une salle fortement illuminée. On m’assied sur une chaise de fer, sous une douche, en me demandant d’ouvrir le plus possible les yeux et de maintenir les paupières ouvertes avec mes doigts. Je tends mon visage vers la pomme de la douche qui m’asperge d’eau froide. Je suis gelé.

Il y a une nurse. Je peux encore voir sa silhouette. Elle est très grosse. La voix me dit que c’est une noire et je reste là, sous la douche, peut-être pendant une heure. Puis mes souvenirs deviennent troubles et vagues.

Je me retrouve couché dans une chambre et, toute la nuit, une infirmière très douce me baignera les yeux chaque demi-heure. Je ne vois plus rien. Je ne souffre pas et mon cerveau continue à s'anesthésier. Je ne pense pas. Le matin vient.

Déjà je me sais sur le chemin de l’irrémédiable.


Cela fait maintenant plus d'un mois que je suis à l'hôpital, mais ici le temps n'a pas le même rythme.

J'arrose mes yeux avec des larmes artificielles en flacon que je porte accroché comme une amulette au cordon de ma veste de pyjama. J'ai fini par obtenir qu’on me les confie puisque les infirmières oublient continuellement ce simple soin. Soin pourtant essentiel qui peut empêcher la déshydratation des yeux brûlés et leur totale dévitalisation, ce qui annulerait toute chance future. Je sonne, réclame les soins. « Plus tard » me répond-on, mais déjà il y a une heure que mes yeux auraient dû être humidifiés. Plus tard., personne ne vient. Je sonne à nouveau : «Oh I’m sorry. I forgot», elle repart et ne revient pas. Il y a eu changement d’équipe. Une nouvelle infirmière arrive. Je recommence ma demande. La rage me ronge, la fatigue d’avoir à lutter pour l’obtention de ces soins. Je crois que c'est dû à l’indifférence, ce qui est probablement faux, mais les conséquences de cette négligence peuvent être si graves que ma colère se justifie. Les infirmières qui sont plutôt habituées à ma bonne humeur s'étonnent.

Je me sens curieusement high, une sorte de somnolence s’empare de moi au milieu de la matinée. Somnolence, je me sens stupide, mon cerveau ne fonctionne pas. Réaction psychique? Peut-être, mais j'ai un doute et un matin où l’on m’apporte, comme tous les jours, des pilules dans un gobelet de carton, « pilules pour faciliter la digestion, pour stimuler l’estomac», mes doigts fouillent : deux longues capsules et deux petits cachets ronds avec une fente au milieu. La taille, la fente me donnent quelques doutes.

— Et ça, qu'est-ce que c’est ?

— Valium.

— Je n'ai jamais demandé de Valium.

— C’est le docteur qui l’a prescrit.

Je prends les deux pilules et les dépose dans le cendrier.

— A partir d'aujourd’hui, c’est inutile de me donner le Valium, je le jetterai.

— Vous avez tort, cela vous aiderait à rester calme et à supporter le choc psychologique.

— Si j’en ai besoin, j’en réclamerai.

De quel droit le docteur introduit-il dans mon corps une drogue telle que le Valium sans m’avertir! Le résultat est que je m’angoissais de cette somnolence que je prenais pour une réaction de mon cerveau. Et cette fuite de ma tête, de ma pensée me semblait comme une lâcheté de mon subconscient. J’acceptais cette faiblesse d'une part de moi-même que je ne contrôlais pas, comme nécessaire et momentanée.

Je me sens évidemment beaucoup mieux depuis que j'ai arrêté le Valium et c'est sans doute ce qui aujourd'hui me permet d'écrire.

*

Ce matin, comme d'habitude, on me roule vers la salle de soins. L'infirmier, un nouveau, me tend un magazine en disant :

— Prenez patience... Il y a beaucoup de monde.

Je prends la revue, pour ne pas le gêner, et l'odeur d'encre d’imprimerie, cette odeur de cuisine des mots, ouvre un formidable appétit de lecture.

Deux doigts sur mon épaule et la voix du Dr T.

— Je dois vous parler.

Je m’étonne de l'intensité chaleureuse qu’il me communique par la pression de ses doigts, bien que sa voix reste toujours froide. Ce langage des doigts s’est établi, peu à peu, entre nous.

Idanna, qui arrive, demande à m'accompagner. Il acquiesce, avec soulagement me semble-t-il, et roule le fauteuil jusqu’à son bureau.

Je sais déjà que quelque chose ne va pas. Tout l'animal en moi le renifle. La voix monocorde m’informe :

— Vos yeux évoluent très mal. Les tissus se dissolvent et je crains la perforation. Je dois pratiquer l'ablation de l'oeil gauche.

Je reçois un formidable coup de poing dans l’estomac, nausée. Sans en comprendre tout le sens, je sais que cette phrase annonce l’horreur. Cette même horreur qui me fait vomir, je l’entends dans la voix d'Idanna :

— Puis-je donner l'un de mes yeux pour qu’il revoie ?

— Ce serait inutile, Madame, on ne peut greffer l'oeil d'une personne sur une autre personne.

— Mais peut-être plus tard ?

— Non, c’est impossible.

Il a même l’air choqué d'une telle proposition.

Heureusement, ce genre de choix nous est épargné. Difficilement acceptable, une telle mutilation ! Je sens qu'elle en serait capable et cela me trouble.

J'essaie de ne pas confondre courage et orgueil. Ne pas se tenir comme une cathédrale dont les portes fermées cachent la voûte effondrée. Je me méfie aussi de l’indulgence qui, obligatoirement, entoure quelqu'un dans ma condition.

*

Je continue donc à arroser moi-même mes yeux mais, depuis que le Dr T. m’a annoncé la nouvelle, je me sens comme un jardinier qui arroserait des fleurs mortes.

Depuis deux jours que je sais que l’on doit me retirer l'oeil gauche, j’ai cette peur au fond de l'estomac, le dégoût de mon corps irrémédiablement amputé. J’ai cette image qui revient continuellement, d’une petite cuiller qui décolle l’huître de sa coquille et d’une bouche qui la gobe. Cet arrachement me semble un enfoncement dans le noir, un épaississement dans le cauchemar, un processus de dégradation que l’on n’arrive pas à enrayer. La chance, ma fameuse chance qui toujours au bord de la catastrophe m’a rattrapé, m’a bel et bien, cette fois, abandonné.

Je me sens comme un kamikase abattu. Peut-être le pyjama, en quelque sorte japonais, et le bandeau noir que je porte pour cacher mes yeux de poisson cuit y sont-ils pour quelque chose. Derrière ce bandeau noir, je cache la blessure qui me semble trop intime pour être exposée au regard de tout un chacun. Pudeur et sentiment de vulnérabilité m'obligent à m'abriter, à me cacher derrière ce bandeau qui me fait ressembler aussi à un condamné au poteau d'exécution. Masqué, il me semble rétablir un peu d'égalité avec mon interlocuteur. Je ne puis le regarder dans les yeux, mais lui non plus ne peut me scruter à mon insu.

Une image obsessionnelle revient continuellement : la tête d'un homme, une tête en plâtre ou peut- être en albâtre. La tête se détache sur un ciel intensément bleu, bleu comme le ciel lorsqu'on vole au-dessus des nuages. La tête de l'homme est blanche, avec une certaine transparence. Les yeux sont grands ouverts, également blancs et sur ces deux globes blancs, il y a le dessin très noir d’un labyrinthe. Ces lignes noires sont les craquelures que je vois au fond de mon oeil, sur la rétine, lorsque je regarde le soleil ou que les médecins m'examinent avec leur petite lampe de poche. Mais c'est aussi le dessin du labyrinthe d'ombre dans lequel maintenant je me sens emprisonné. Ce labyrinthe avec ses détours, ses impasses et ses murs contre lesquels je me cogne dès que je veux me croire libre. Dès que je laisse la claustrophobie et le désespoir du noir m’envahir, j'entends résonner dans les galeries, comme dans les circonvolutions de mon cerveau, les grondements d’une bête monstrueuse, d'un Minotaure aveugle.

Je rêve également d’un chevalier sans regard dont la visière du heaume serait coincée. Le chevalier chevauche, son épée tendue devant lui. Il est plein de méfiance et de crainte car il n'a plus de regard. Une jeune fille s’avance sur le chemin, une jeune fille très douce, aux cheveux d’or et de lumière, qui saisit l’épée entre ses doigts effilés. L’homme tressaille mais l’acier meurtrier conduit jusqu’à son coeur le message d'amour. Il se penche par-dessus l'encolure de son cheval et, la saisissant à la taille, la fait asseoir devant lui. Ainsi ils chevauchent pendant de longues journées. Elle, pâmée d’amour contre le fer qui le renferme. Lui, silencieux, hermétique. Ils atteignent une grande forêt qui est le domaine du chevalier sans regard. Les animaux viennent à leur rencontre. Toujours silencieux, le chevalier tire de sous sa cotte de mailles un long poignard finement aiguisé et lentement perce le coeur de la jeune fille qui, par amour, s'offre totalement à cet accomplissement. Elle glisse de la selle et, mourante, s’affaisse sur le bas-côté du chemin. Elle voit le chevalier s'en aller, entouré d’un halo de lumière, tandis que l’ombre descend en elle.

Par moments, j'ai peur que la mémoire que j’ai du monde visible s’efface peu à peu, pour être remplacée par un univers abstrait de sons, d’odeur et de toucher. Je me force à visualiser la chambre avec ses meubles de fer, sa fenêtre, les rideaux. Je fais surgir des tableaux, le cavalier polonais de Rembrandt, les portraits de Jules II par Francis Bacon.

Il faut absolument que mon imagination de l'image ne s atrophie pas. Je dois conserver le pouvoir de faire surgir le monde que j'ai regardé intensément pendant trente-cinq ans. A contempler dans ma mémoire le volcan de Lombok, ou le parfait équilibre d une architecture de Michel-Ange, je continue à en recevoir enseignement et connaissance. C’est là l’immense privilège des aveugles qui ont vu.

Ce matin, sous la douche froide qui me détend de la nuit, je me dis tout à coup :

What the hell! Quelle différence cela fait? Du moment qu ils en sauvent un., le droit. Du moment qu'il me reste l'espoir de revoir au moins d'un oeil. Quelle importance que l'oeil gauche soit mort, là au fond de mon orbite ou dans la poubelle! De toute façon, je n'ai pas le choix.

Je ne veux plus m'occuper de mes yeux. Je ne veux plus qu'on m'en parle. Je laisse aux autres le soin de les enduire de baume. Je ne veux plus être le jardinier de ces fleurs mortes. Les autres n’en voient que les pétales fermés mais moi, j’en sens bien le pistil mort.

Je suis entre la mort et la naissance. Je suis mort à ma vie passée et pas encore né à celle-ci. Toute cette période, au fond, n’est qu’un accouchement hallucinant où je m’accouche moi-même.


Je mange comme un soldat, non pas pour me nourrir mais pour l’endurance. En deux mois, je prends dix kilos. Mon corps change déjà. Un corps d’aveugle lourd, lent, peu flexible. La métamorphose me fait horreur. Seules les mains se sont amincies, déliées. «Tes mains ont changé», me dit un docteur.

Je casse peu, renverse rarement. J’apprends l'usage du dos de mes doigts, l’analyse instantanée du message reçu, la discrétion dans mes affleurements afin qu’ils deviennent imperceptibles. Même travail qu à cheval, la main et la jambe semblent immobiles. Vanité? Non! Refus de l’avilissement, simple respect pour l'homme. Ma dignité est celle des autres, dont une part m’est confiée. [...]

Je me sens beaucoup plus aveugle qu'il y a quelques jours. Je perçois de moins en moins de lumière. Mon obscurité est plus opaque. Les yeux font mal. Élancements, apoplexie, ils sont comme deux sacs de plastique pleins d'eau et prêts à tomber sur le sol lorsque je me penche. La brûlure est si profonde, m'a dit le Dr T., qu'il craint une perforation d'un instant à l'autre.

Avant même que le docteur m'apprenne la nouvelle nauséabonde, j’avais remarqué un changement chez les infirmières. Une nuance sérieuse dans la voix, une nuance grave qui se cache derrière des propos qui se veulent insouciants. Les infirmières des autres services viennent également me voir et cette attention soudaine a alerté l'animal en moi. Il a flairé la menace, le danger. Maintenant qu'elles savent que je suis au courant et qu’elles voient que mon comportement ne change pas, elles se décontractent et je n'entends plus dans leur voix la gravité du secret.

Nous attendons que le week-end du 4 juillet, fête nationale, passe. C’est l'un des week-ends les plus meurtriers de l’année et la Banque des Yeux aura surabondance de matériel. Le Dr T. attend afin de pouvoir choisir les tissus les mieux adaptés pour faire les greffes-rustines qui empêcheront, on l'espère, l'oeil droit d’éclater.

Aho est mort et je ne le savais pas. C’est le coup de téléphone d'un ami africain qui m'a prévenu. Il est mort il y a quelques semaines, nous ne savons pas la date exacte. Aho est pourtant là durant ces jours d’attente, installé au pied de mon lit. Je l’interroge:

— Tu es mort ?

Il fait un geste de la main, comme pour chasser une mouche.

— Ça n'a pas d'importance. Le monde des morts est pareil au monde des vivants.

— On va m’opérer et me retirer l’oeil gauche.

— Tu as besoin de force et de courage. (Aho regarde avec mépris la nourriture de l’hôpital.) On dirait un poulet albinos. Ce qu’il te faudrait, c'est du coeur et du pénis de lion, comme en vendent les chasseurs Nagos du marché d’Abomey, mais dans cette ville d'esclaves ils ne savent rien. Le pénis, c’est le chemin de Dieu.

J’écoute cet homme dont on a dit en Afrique qu’il m’avait envoûté. C’est vrai, Aho m’a envoûté d’amour. Sa voix me calme, me rassure et m'ouvre le monde invisible. Je prends une cigarette et renverse mon cendrier pour la troisième fois de la journée. Mon moral en est atteint. J'ai envie de lancer la carafe d’eau contre le mur ou de pleurer, mais son rire qui vient de l'estomac, non de la gorge, m'apaise et me gagne.

*

L’interne est venu me chercher comme chaque matin et me pousse dans un fauteuil roulant vers la salle de soins. Une petite fille qui vient également chaque jour soigner une infection de la cornée, crie au docteur :

— Pourquoi tu me mets du poivre dans l'oeil ?

Cette fois-ci ce n’est pas le Dr T. qui m'examine. J' entends la voix masculine d’une femme qui se dirige vers moi. Puis une main me relève la tête en poussant sous le menton, une lumière s’allume dans mon oeil gauche, puis le droit.

— Pouvez-vous nettoyer ces ordures ! dit la femme docteur d’un air dégoûté. L'interne, sans mot dire, me dirige vers la table sur laquelle est posé cet appareil dur, que je connais bien maintenant. J’introduis ma tête lentement, avec précaution et pose mon menton sur la mentonnière, et de nouveau la lumière jaillit. A l’aide d’un fin instrument d’acier, l’interne coupe les filaments de chair, bourgeons qui chaque nuit poussent, reliant l'oeil à la paupière. Travail de patience pour lui et pour moi. Il verse un liquide dans l’oeil, essuie avec ce qui me semble être un cotex, puis continue à couper. Au début, je supportais difficilement ces séances quotidiennes, et puis j'ai mis au point un système de respiration qui endort mon cerveau. Je m’absente en quelque sorte.

Quand enfin le nettoyage des ordures est terminé, interne me ramène vers la femme docteur, la petite lampe se rallume.

Voyez-vous de la lumière?

— Oui.

Elle déplace la lampe.

— Et maintenant ?

Oui, et maintenant, oui. Il me semble que c'est la centième fois que je passe l'examen. Mêmes questions, mêmes réponses. Ou peut-être est-ce là la même séance qui ne s'est jamais arrêtée, qui se prolonge indéfiniment. Je ne m'y intéresse même plus. Je réponds mécaniquement. Elle me cache l'oeil gauche. « Et maintenant ? — Oui. » Elle me cache l’oeil droit. « Et maintenant? — Oui.» Elle s’adresse à l’interne, et explique d'une voix péremptoire que je m’abuse, qu’en fait je ne vois rien de l’oeil gauche mais que j’imagine voir la lumière. Je l’interromps :

— Non ! Je vois la lumière avec l'oeil gauche, réellement.

— You believe you see the light, mais c'est faux. C'est d’ailleurs une réaction normale.

Je sens la moutarde me monter au nez. Tous les jours dans ma chambre, je fais subir à mes deux yeux des tests pour me rendre compte si la sensibilité à la lumière a tendance à baisser ou non. Je sais que je vois de la lumière avec l'oeil gauche.

Tout en continuant de parler, elle pousse sous mon menton pour me faire lever la tête et me fourre, par inadvertance, son doigt dans l'oeil. Je me mets la tête dans les mains en poussant un gémissement de douleur.

— Hold on ! dit l’autoritaire.

Mon quart de sang irlandais ne fait qu'un tour.

— Hold on ?

Je me dresse brusquement du fauteuil.

— Dites donc, quand vous rentrez les doigts dans l’oeil de quelqu'un, vous ne dites pas « Hold on ! ». Je ne sais même pas qui vous êtes, vous ne vous présentez pas, vous m’examinez comme un bestiau de foire. Vous traitez mes yeux de poubelles et quand vous me foutez finalement le doigt dans l’oeil, vous ne vous excusez pas. Alors, vous me fichez la paix. Qu'on me ramène dans ma chambre !

Je me rassois dans le fauteuil roulant. Il y a un moment de silence, puis j'entends ses pas qui s'éloignent, une porte claquer et des rires étouffés. L'interne qui me roule rapidement vers la chambre me confie que la femme docteur est chef des internes du département d'ophtalmologie. J'entends à sa voix qu’il est ravi, mais je ne décolère pas. «The bitch, the fucking bitch... », je me répète pour me soulager.

*

Le Dr Muller est un homme jeune, sportif très dynamique. La communication est facile. Il est Venu des le lendemain matin. Il n’y a pas de temps à perdre.

De nouveau la petite lumière. « Et maintenant ? — Oui. Et maintenant? — Non... Oui... oui... non», etc. On cache un oeil, puis l'autre. Finalement j'entends le déclic qui signifie qu'il éteint définitivement la torche électrique.

— Vous avez parfaitement raison. Vous voyez de la lumière avec vos deux yeux. C'est bon signe pour le nerf optique et de plus, même si c'est peu de chose, c'est important d'essayer de préserver au moins cela. Votre oeil gauche est effectivement en très mauvais état et risque de se perforer à tout instant et de se vider. Dans ce cas, il n'y aura rien d'autre à faire qu'à le retirer. Je recommanderai dans mon rapport que l'on essaye, dans la mesure du possible, de conserver l’oeil gauche puisqu'il voit parfaitement bien la lumière.

Soleil ! Soleil ! le cauchemar de l’orbite vide, de l'amputation, de l’huître gobée, d’une partie de moi jetée dans une poubelle sur Greenwich Avenue et emmenée au petit matin vers les décharges gigantesques de New York, s’éloigne. Stupide! Qu’est-ce que cela change réellement? Rien et beaucoup. Ce n’est pas logique, c’est animal. Même morts, je veux garder mes yeux. Je veux mourir au complet.

*

Hier soir, l'interne est venu me voir. Je somnolais, if touche mon bras. Je sursaute violemment et découvre ainsi que j'ai peur. Il est venu me prévenir que Ton m’opère demain matin, dix heures. Il me fait signer un papier dégageant la responsabilité du chirurgien en cas d’accident.

Dès le réveil, c’est l’attente. Dix heures et demie. Ils sont en retard. Onze heures. Le roulement du chariot dans le couloir m’avertit, la chambre est envahie. Bruits de fer. Je me hisse sur la couchette étroite et dure. Ils referment une toile épaisse sur mon corps. Dans le corridor les infirmières me souhaitent bonne chance.


Un peu plus tard, un interne viendra me porter le compte rendu de l'opération. Un ami qui est là me lit le document. De nouveau la vérité se cache derrière un vocabulaire scientifique incompréhensible. Mais il y a cette dernière phrase. « Les chances de recouvrer la vue sont bonnes.»

Des trompettes éclatent dans le ciel, mon coeur se gonfle d'actions de grâce « The prognosis for restoring the vision is fair».

Pair! Je m'attache à ce mot. Dans sa précision et sa prudence, le Dr T. ne l'aurait pas employé sans fondement. Et même, vu le pessimisme de ce chirurgien, le mot se dépouille de toute incertitude. Je reverrai, c'est sûr! c'est une question de temps et de mener à bien la lutte.

Quand Idanna repasse, je lui annonce la bonne nouvelle et lui fais lire la phrase. Elle ne semble pas partager mon enthousiasme, ni mon espoir. Elle essaie même de me faire croire que fair, en anglais, n’a pas du tout ce sens optimiste que je lui prête. Je suis étonné, énervé de cette réaction. Je ne sais pas encore que Michael m’a menti et que ce n’est pas fair qu’Idanna lit avec embarras, mais poor. Les chances de recouvrer la vue sont minimes.

*

Pour la vie, aveugle pour la vie. Quelle vie ? Je suis là, jeté sur ce lit comme un poisson échoué. Par la fenêtre, j’entends la rivière de la vie, la rumeur de New York. Je sens mon corps alourdi par deux mois de lit, de gestes prudents, freinés. Ma nuque est raide et mes épaules nouées.

Pour la vie., quelle vie? J’ai peur du pourrissement, pourrissement moral, pourrissement physique. L'abandon.

Un aveugle rentre chez lui, un soir d'hiver, avec un gros accordéon noir et sa canne blanche. Son logement est pauvre et solitaire. Pas de famille, de tendre femme et d'enfants roses. Il n’allume pas l'électricité et, dans le noir, ouvre une boîte de conserve. Puis il va se coucher et se masturbe sous la couverture pour se donner un peu de tendresse.

Cliché hérité du misérabilisme du siècle précédent. L’argent, la famille, l’amour, la solitude! Ces visions, ces craintes, ces angoisses sont les mugissements de ce monstre qui habite là-bas, dans les ténèbres.

Sur ce lit où j’ai peur, je ne sais pas encore qu’un instinct vital intact allait me donner la force de le combattre.

« On vous retirera les agrafes dans une quinzaine de jours. »

*

Trois semaines ont passé mais les paupières trop brûlées de Toeil gauche refusant de se souder, il m'a fallu repasser sur la table d'opération.

C'est une femme, le Dr Rowland, qui m’a opéré. Elle a mis au point des agrafes qui me font moins souffrir. De petites éponges y sont fixées, et je me retrouve à nouveau la face enfermée dans un masque de pansements, avec les pis de vache.

Le Dr T. vient me voir et, toujours aux aguets des mots, je lui demande si le Dr Rowland a pu observer l'évolution du travail qu’il avait fait, lors de la première opération.

Ça a l'air d'aller, it’s healing, ça se cicatrise.

Abusivement j’en déduis aussitôt que les deux yeux se cicatrisent, ce qui est beaucoup plus réconfortant que ce qu’avait répondu son assistant à la même question, une heure auparavant :

— Il semble que l'oeil droit aille bien et que le gauche is just holding, se maintienne.

Healing... Holding... voilà le genre de sémantique pathologique à laquelle se livre tout malade traqué par le langage médical.

*

« Demain, si vous voulez, vous pourrez quitter l’hôpital. »

Cela fait plusieurs jours que j’attends cette autorisation et maintenant qu’elle est là devant moi, je ne sais trop qu’en faire. Sortir ! sortir vers quoi ? vers quel futur? J’ai beau envisager toutes les possibilités, dans ces conditions, aucun futur ne m’attire. Je vois une sorte de route longue, terne, sur laquelle j’arriverai à avancer si j’en ai le courage, mais je ne vois pas la possibilité de joie, je ne vois pas la possibilité d'aventure de ma vie, principale source auparavant de ma joie J'ai des images qui me traversent l'esprit, je me vois dans une rue tâtonnant un mur, traînant les pieds, marcher lentement.

Horreur! J'avais trente-cinq ans, la pleine force de mon âge d'homme, un corps maigre et jeune, et je me vois, je vois cette boursouflure, le paquet d’obscurité, le locuste rampant. J’ai peur. J’ai peur de sortir et de rassembler mes courages pour, au bout du compte, devenir cela.

Entré le 25 mai, l’hôpital me recrache deux mois plus tard, six agrafes à chaque paupière, infirme, aveugle, handicapé, avec la nausée de la vie, pour la vie. En disant cela, je n'essaie pas de noircir le tableau pour faire pleurer Margot, j’essaie d’expliquer le plus clairement possible la peur et la souffrance morale de ceux qui, comme moi, se font poignarder en plein coeur de leur vie.

*

Chaque jour, j'essaie de grignoter le temps avant de m'effondrer sur le lit. Il me faut trouver des occupations : faire un carnet de téléphone sur cassette car Désirée ne sait pas lire, elle ne sait qu'épeler lentement ; écrire mon courrier mais je m'épuise vite ; enregistrer des cassettes pour ma famille en France.

Chaque après-midi, à l'heure de l'écroulement, je ne peux constater que le peu de choses accomplies, le peu de progrès faits. Pourtant le matin, je me réveille entre quatre et cinq heures tellement empli d'énergie, d'optimisme et d'appétit pour la journée qui s’ouvre mais chaque soir, il y a ce sentiment de défaite ; je me sens vaincu, jour après jour. Allongé, désoeuvré sur mon lit, je fais télévision. Mon cerveau produit des images, des films, des histoires qu’il va chercher je ne sais où. C’est une drogue, une fuite nécessaire. Il faut que je continue à créer des images, à visualiser ce qui m’entoure. Le Dr T. me l'a bien dit. « Les cellules du cerveau dévolues à la vision risquent de s'atrophier. »

*

Grâce à mes insomnies je découvre la radio, une radio très particulière qui ne se pratique que tard la nuit. Dans un studio, un téléphone, parfois un thème d'émission et, tout autour, New York et sa grande banlieue, le New Jersey, et le Connecticut. Qui veut appeler appelle... C est l'anonymat, la possibilité de se confier sans être vu. Un soir, le thème est cruising, la drague. A la question «Quel est votre meilleur atout?», aussi bien les femmes que les hommes répondent « le regard ». Ce que j'entends, c’est aussi leur solitude qui, dans les yeux de l'autre, peut se briser. « Au hasard des regards qui se croisent, je te connais. » Cette communication, presque accidentelle, m’est désormais interdite. Ces rencontres ne se feront jamais, mais je sais déjà que, pour cette même raison, d’autres ont eu lieu.

*

Fifth floor... Nous tournons à droite et pénétrons dans une petite pièce enfumée. On m’indique un fauteuil. Nous sommes huit aveugles autour d'une table, cinq hommes et trois femmes. Un moniteur nous demande de nous présenter les uns aux autres, brièvement. Un homme refuse de parler, de dire son nom ou quoi que ce soit. Par contre, à quatre- vingt-deux ans, une vraie Marna noire, sur un rythme cadencé, se lance dans un récit circonstancié et plein d’humour de sa récente vie d’aveugle et termine en disant « qu'au fond, ça lui est bien égal car tous ses enfants sont en bonne santé et gagnent suffisamment d’argent pour l’aider ».

Quand vient mon tour, je dis simplement : « Je m’appelle Hugues, je suis français et aveugle depuis cinq mois. Accident. »

Le directeur du département de rééducation fait un exposé sur les possibilités offertes. Un avocat aveugle nous dévoile ensuite les droits des aveugles : réduction dans les bus, sur les tarifs postaux, pour certains cas tickets alimentaires, droit de conserver le fidèle toutou dans les lieux publics. Je sens une sébile me pousser dans la main. Puis viennent des explications de droit fiscal, de caisse de secours qui ne me concernent pas, n’étant pas américain. Je sens bien que la pièce n’a pas de fenêtre et cela me dérange un peu. Me dérange un peu tout ce nouveau monde sans fenêtre.

Droit aveugle, building aveugle, compagnons aveugles, je veux un monde avec des fenêtres.

*

Après le déjeuner, je suis reçu par le responsable de mon emploi du temps. C’est un brave homme qui cache son incapacité à discerner qui je suis, par un ton paternaliste. Né, marié, vivant depuis quarante-huit ans dans la communauté juive de Brooklyn, il m’observe dans son bureau, comme si j’étais un Indien de Patagonie.

Donc, Monsieur de Montalembert, ayant lu dans votre dossier que vous peigniez, je vous ai inscrit à l'atelier de poterie et de sculpture.

Cela va de soi, et moi, j’en reste éberlué.

Mr. Miller a fait des études de psychologie qui lui ont permis d'accéder à ce poste et je découvrirai qu'en tait, il a raison. Ça marche dans presque tous les cas :

vous faisiez de la photo, donc je vous ai inscrit à la poterie.

— Vous connaissez beaucoup de grands sculpteurs aveugles ?

— Pardon ? Il n’y a pas de grands sculpteurs aveugles. Ça n’existe pas. On peut tripoter la terre et se faire plaisir, mais c’est tout.

— La peinture était beaucoup plus pour moi que de me faire plaisir.

— Vous vous trompez. Il vient de s'ouvrir une exposition des artistes aveugles très, très bonne au Metropolitan Muséum.

— Oui je sais, probablement au troisième sous-sol. Ils feraient mieux d’exposer dans un cirque, ce serait plus franc. Inscrivez-moi en piano.

— Ah bon ! je ne savais pas que vous faisiez de la musique.

— Je n’en ai jamais fait mais j'ai envie de commencer. J’y vois plus de possibilités que dans les arts visuels. En musique, au moins, je peux entendre mes fausses notes. Pour moi la peinture, la sculpture c’est trop sérieux pour me contenter de tripoter et cela ne développerait que des frustrations. La musique c'est nouveau, ça ne me rappellera rien.

— C'est intéressant! Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle, donc je vous inscris en piano, une leçon et trois heures de pratique par semaine. Et comme autre activité ?

— Le braille, la dactylo, je ne sais pas taper sans regarder mon clavier, le cours de cuisine et d art ménager. Je veux simplement pouvoir être capable de vivre seul et indépendant, s'il en est besoin. Par exemple, coudre un bouton.

Mr. Miller sent la sueur.

— C'est très bien, vous savez ce que vous voulez et c'est très encourageant.

Je tends presque la main pour recevoir les bons points.

— Laissez-moi pourtant vous conseiller les cours de communication. Vous apprendrez à vous servir de la bibliothèque ; les publications sont en braille et certaines sur disques souples. Ah! il y a également Mlle Wallenstein qui, après vous avoir parlé à l’hôpital, vous a fait admettre ici. Elle aimerait vous voir une fois par semaine. Et puis il y a notre département récréation...

— Non, je prendrai mes récréations dehors, mais d’accord pour communication et Mlle Wallenstein.

— Nous avons un bowling...

— C’est pire encore que la sculpture !

Il prend le parti de rire. Je suis l'Indien de Patagonie. J'entretiendrai d'ailleurs de très bonnes relations avec ce type au fond très bon mais totalement dénué d’humour. Il me passera toutes mes fantaisies et surtout mes absences prolongées et répétées, lorsque je n'en pourrai plus de la routine et des naufrages de l'espoir.

*

Je n’aime pas la Lighthouse, mais ces gens-là ont tout ce dont j'ai besoin et, si je les utilise à fond, j'en serai vite libéré. Mes yeux me font mal. Comment se fait-il que l’on ne m'ait pas encore retiré les agrafes ? Chaque semaine pourtant, je me fais examiner par le Dr T. Apparemment, mes paupières ne se soudent pas. Je vais avoir besoin de patience. La question que je tourne et retourne dans ma tête, c’est cette rééducation... combien de temps? Je l’ai posée à Mr. Miller.

— Oh, cela dépend de chaque cas particulier. On ne peut rien dire à l’avance.

— Je comprends, mais enfin pour l’aveugle moyen, il faut compter combien de temps ?

— Voyez-vous, cela dépend de ses aspirations, ou disons de ses ambitions.

Blablabla, j’ai compris, ils ne veulent pas me donner de réponse. Page 36 du manuel du bon instructeur : « Ne pas donner de limite de temps aux clients afin qu’en cas de difficulté, ils ne se découragent pas. » C’est ainsi que je vais mener cette rééducation tambour battant, avec l’impression d’être lent et peu doué. N’ayant aucun critère de références, et de naturel impatient et orgueilleux, j'en arriverai à l’épuisement de mes nerfs. Des picotements à l’extrémité des doigts m’empêcheront de lire le braille : je suis sûr que c’est la goutte ou quelque maladie du coeur, de la circulation. « Vous y allez trop fort, il faut ralentir. Vos nerfs sont fatigués. Take it easy, slow down, relax... » répètent les moniteurs.

Mais une force vitale m’entraîne jusqu’à l’écroulement. Rejet irraisonné de la Lighthouse. Ecole buissonnière qui durera parfois une semaine. Si je compte les interruptions, j’ai utilisé le Centre de rééducation pendant une dizaine de mois.

*

Le plus passionnant, parfois le plus déprimant, mais un vrai challenge, ce fut la mobility. Je n'ai pas le sens inné de la ligne droite, ce dont je m'étais aperçu dans la conduite de ma vie, mais pas encore dans mes déplacements. La première fois que j’expérimente ce phénomène à l'extérieur, c'est un matin à la campagne, chez mon amie Claire.

Réveillé comme à l'habitude vers cinq heures, j’écoute les oiseaux par la fenêtre grande ouverte. J’avais oublié... Peut-être ne les ai-je jamais écoutés aussi intensément. Peut-être n’ai-je jamais demandé autant d’espoir aux oiseaux. A travers les paupières, le soleil du matin me dore la cervelle. Je me sens plein de joie et de confiance.

Rassuré par cette campagne qui m’entoure, l’élément naturel dans lequel je suis né, j'ose sortir seul pour la première fois. Et je décide d’aller au bord de la piscine, écouter les nouvelles sur mon transistor. Je m'intéresse à l’élection du pape et observe avec admiration ce système politique, ni démocratie ni dictature, qui encaisse sans grincer la mort successive de deux papes en l'espace de quelques jours.

La maison dort. J'ouvre la porte. Un buisson effleure ma main. Il est tout mouillé. Sous mes doigts je reconnais la petite feuille dure et ronde, je l'écrase entre le pouce et l’index et l’odeur s'exhale: c’est du buis. Je contourne les massifs à l’aide de cette canne que Mrs. Rosenblat m’a donnée. Il y a un contraste entre l'air sec de la maison de bois et l’atmosphère mouillée de rosée du dehors. Le moteur du filtre ronronne et, mettant le cap sur ce bruit, j’arrive à la piscine. Je la contourne, jusqu’au fauteuil que je voulais atteindre. Je pose la radio sur une table, tire le fauteuil... et tombe dans la piscine. Oh! Charlie Chaplin!

Trempé, je décide de rentrer me changer. La maison est à cent mètres. Avec ma canne, j’imprime dans ma tête le rebord de la piscine, pour prendre la perpendiculaire qui bute sur la maison. Je ne trouve pas la maison. Cent mètres, c’est pourtant court, mais une simple déviation de dix degrés, au bout de cent mètres, donne une erreur plus longue qu'une maison. Le petit côté de l'angle droit est égal, etc.

Je recommence dix fois et, dix fois, je rate la maison. Mon moral qui n'avait pas été atteint par la chute dans la piscine, au contraire cela m'avait fait rire, commence à s'effriter. Le soleil est plus chaud et, malgré les vêtements mouillés, je transpire. Je ne transpire pas uniquement à cause du soleil. Au début je me suis dit : « Louper une maison, vraiment ! » Heureusement le moteur de la piscine ronronne calmement et il m'est facile de revenir au point de départ. Je recommence sur la même perpendiculaire, avance régulièrement. Eh bien non ! La maison a disparu. J'écoute pour entendre sa masse. Rien. Je recommence. Ce n'est plus un jeu et il y a quelque chose qui monte de mon estomac. Maintenant je suis si enragé que je ne retourne même plus au bord de la piscine pour me resituer. Je tape dans les buissons, bute dans des arbres, me perds et me désoriente tout à fait. Je m'assois par terre et m'oblige à calmer les battements de mon coeur et à réfléchir.

Les oiseaux chantent toujours et les feuilles chauffées par le soleil odorifèrent. Un plan germe dans ma tête. De nouveau, je me dirige vers le moteur. J’ai la surprise d’aborder la piscine par un tout autre côté que celui prévu arbitrairement.

Je me réaligne sur la margelle que je sais faire face à la maison, compte cent pas et respire lentement par le nez. Douceâtre, un peu amère, une odeur de buis filtre dans mes narines. Le soleil a transformé les feuilles du buis mouillées de rosée en un buisson d’encens. Le parfum vient de la droite. Je me laisse mener par le nez et atteins, sans encombre, la porte.

Je remonte l’escalier vers ma chambre, retire les vêtements déjà presque séchés par le soleil et m'allonge sur le lit. Mes membres tremblent d'énervement.

Un peu plus tard, lorsque la maison s'est éveillée, je descends à la cuisine m’asseoir à la table du petit déjeuner. « Un pape polonais a été élu », dis-je. La nouvelle est de taille mais pendant qu’elle est commentée, je pense à autre chose. Une vie secrète parce qu’incommunicable.

FIN
 

La Lumière assassinée par Montalembert - capa

«Ce que dit ici Hugues de Montalembert — ce chemin de nuit, cette reconquête du monde, cette quête ardente de l’invisible — nul, ne peut l’entendre, non seulement sans être bouleversé, mais sans s’interroger soi-même du plus profond de sa chair et de son esprit. Ce que dit ici Hugues de Montalembert remet tout en question».
«Le témoignage de cet homme, qui se trouve brusquement propulsé dans le monde des bêtes d’hôpital et de rééducation est bouleversant. Et d’autant plus fraternel qu’il rejette les lamentos de la charité et de la bienfaisance. »
Gilles Costaz, le Matin.

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LA LUMIÈRE ASSASSINÉE
HUGUES DE MONTALEMBERT
FRANCE LOISIRS, 1984
-extrait- 

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2.Mai.2025
Publicado por MJA