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extrait

Minotauro cego conduzido por uma rapariguinha na noite - Picasso, 1934
-
«Hugues de Montalembert est un jeune peintre de trente-cinq ans qui vit dans le quartier de Greenwich Village, à New York. Un soir, deux Noirs drogués
pénètrent chez lui, l’agressent et lui lancent un jet d’acide en pleine face. Dès lors, la vie d’Hugues de Montalembert a basculé. L’hôpital. La souffrance.
L’angoisse. Des interventions chirurgicales. Des chutes, des espoirs et des chutes. Et la nuit toujours, qu’il faut bien finir par apprivoiser puisqu’on est
là, vivant, avec toute sa force. La rééducation, une nouvelle découverte de l’espace, des choses et des êtres, du bout de la canne, du bout des doigts».
J’habite une petite maison, au fond de l’étroite impasse de Mac Dougal Alley,
très exactement au n° 13.
En rentrant, alors que j'introduis la clef dans la porte sur la rue, deux mains
me saisissent aux épaules et, violemment, me projettent à l'intérieur. La porte
se referme et j’entends des voix typiques du ghetto qui me donnent des ordres.
Ils sont derrière moi, dans la confusion je ne saurais dire combien. Il y a
un couteau. On me force à monter les escaliers jusqu'au premier étage,
jusqu'au salon.
Je peux distinguer ceux qui m’attaquent, deux noirs. L’un grand, large, qui
tient le couteau. L'autre efféminé, malingre, pourrait être jamaïcain, avec une
boucle d’oreille.
Dans un langage syncopé ils me demandent l’argent. J’ai trente dollars sur moi.
Je les pose sur la table, ils ne les regardent même pas. Le costaud presse le
couteau contre ma gorge, m’insulte et demande le reste de l’argent. Je n’ai pas
d’autre argent sur moi. Je lui explique que tout est à la banque. Il jure,
presse le couteau et m’ordonne d'enlever mes vêtements. Je retourne mes poches,
je me déshabille. J’ai peur. Je me sens très fatigué.
Je sais que je n'arriverai pas à trouver les mots qui calmeraient. Je me
souviens d'autres situations dangereuses, en Asie, au Viêt-nam, en Afrique,
dont je m’étais tiré en désamorçant la haine, grâce à une force que je sens ce
soir absente.
Le noir efféminé a disparu. Il est monté dans l'atelier de peinture, à l’étage
au-dessus. Il redescend en portant une radio qu'il met à plein volume. Il
s’asseoit sur le sofa, allume une cigarette de marijuana et la passe à l’homme
au couteau.
Maintenant je suis entièrement nu. Le costaud me crie des choses dont je ne
comprends pas la moitié, des insultes, des demandes. Il joue avec le couteau sur
mon corps.
Le gringalet se relève et disparaît à l’étage au-dessous. J'entends des bruits
de meubles qu’on bouge, de tiroirs qu’on ouvre. Il semble pris de rage. Je
découvrirai plus tard qu’ira renversé tous les tiroirs au milieu de la
chambre. Il remonte. A la manière dont ils parlent entre eux, je sais qu’ils
sont drogués, speed. Je ne peux me rappeler leurs paroles, mais ils semblent
désappointés. Il n’y a pas d’argent dans cette maison, ni bijoux, ni objets de
valeur.
En pointant le couteau contre ma gorge, le costaud commence à me donner des
coups sur la tête, dans les côtes. Le couteau court sur mon corps et j’ai
peur qu’il me tue, qu’il me châtre. Je vois dans ses yeux comme une folie, comme
un amusement, le sadisme. Et soudain, je sais que l’argent ne l’intéresse plus
mais que c'est moi.
Le danger est palpable. Je sais que si je ne fais quelque chose, je vais mourir.
Un instant, ses yeux se détournent de moi. A quelques pas, accroché au manteau
de la cheminée, il y a un gros tisonnier de fer, crochu. Rapidement je m’en
empare et lui en assène un coup, de toutes mes forces, mais je n'ai pas visé la
tête. Il y a lutte, confusion, des meubles se renversent, le tisonnier m’est
arraché des mains.
Au rez-de-chaussée, je sais trouver le même tisonnier, accroché à la cheminée.
Je saute dans l’escalier, le dévale en courant, arrive dans la chambre et m'en
empare. Le couteau est derrière moi. J’assène des coups. Il semble ne rien
sentir. Nous tournons autour d'une table. Je remonte l’escalier avec l'homme
derrière moi. Arrivé en haut, je vois le malingre mais n’y fais guère
attention. Il ne compte pas. D’un seul coup, je pourrais le tuer. Je gagne le
milieu de la pièce, fais face à mon poursuivant. Cette fois, je suis prêt à
viser la tête. Je suis prêt à tuer. Nous nous regardons. Je le fixe dans les
yeux pour essayer de devancer son prochain mouvement et c’est à ce moment-là que
je reçois un liquide chaud en pleine figure. Je tombe.
J’ai juste eu le temps de réaliser que c'était le Jamaïcain qui me l’avait
lancé. Je pense, bêtement, que c'est du café qu'il s’est fait à mon insu. Je
crie. Aveuglé par le liquide brûlant, je porte les mains à mon visage pour
m'essuyer les yeux et sens quelque chose de gluant. Je hurle à pleins poumons.
Non pas parce que j'ai mal, mais parce que j’ai peur.
J'ai peur du couteau, j'ai peur qu’ils me tuent. Je
hurle si fort qu'eux-mêmes prennent peur et je les entends qui déboulent
l'escalier.
Je me rue dans la kitchenette, au-dessus de l'évier, et m'asperge d'eau froide.
Ça brûle.
Je lave... je lave... je lave.
La police, appeler la police. Aller le plus vite possible dans un hôpital. Je
me dirige vers là où je sais qu'il y a un téléphone. Je me déplace dans un
aquarium. Tout est glauque. Je forme le zéro. Je ne me souviens plus du numéro
de police secours. J'obtiens l'opératrice, une noire, je le sais à la voix. Le
plus calmement que je peux, je lui demande d'appeler la police tout de suite. Je
lui donne mon adresse. Elle répond : « Où c'est? » Je lui dis : « Près de
Washington Square. » Elle me demande : « Où est Washington Square ?» Je suis
désespéré.
Je sens que tout cela est trop pour elle, que peut- être elle ne fera rien, que
peut-être elle pense que c'est une blague. New York est tellement immense et
tant de choses s'y passent. Elle me jure qu'elle va contacter la police. Cela me
rassure à peine.
Je raccroche, descends et m’aperçois qu'ils ont laissé la porte sur la rue
ouverte. Je suis nu. Je ferme la porte.
Je me mets sous la douche pour laver cet acide qui continue à me brûler le
visage et qui a coulé sur certaines parties de mon corps.
Je lave... je lave... je lave. Mais je sens que c'est toujours là !
J’y vois déjà moins. La vision est plus floue, plus opaque.
Tout à coup, je réalise que, sous la douche, je n'entendrai pas la police
arriver. Je sors de la douche et m’habille à tâtons. Je cherche des vêtements.
Je n'y vois pratiquement plus rien. Je bute dans les tiroirs
que l’efféminé a renversés au milieu de la pièce. J'enfile n'importe quoi. Je ne
trouve pas mes chaussures. Je remonte à l’étage mais ne les trouve toujours pas.
Je redescends, rouvre la porte qui donne sur la rue. J'entends des gens passer
et les arrête de la voix :
— Please ! call the police, appelez la police, j'ai été attaqué. J'ai de l'acide
dans les yeux, appelez la police, allez chercher la police !
Les pas se sont arrêtés. L'impasse est un lieu historique ; de nombreux
peintres, comme Pollock, y ont habité, des écrivains aussi. Le soir, les gens de
New York viennent visiter. Les pas se sont arrêtés, mais on ne me répond pas :
— Please, j’ai été attaqué, j’ai de l’acide dans les yeux, allez chercher la
police !
Les pas s'éloignent. On ne me répond pas.
Finalement, quelqu’un me dira : « O.K., don't worry, I’m going. » Je referme la
porte. Maintenant, je sais que la police va venir. Je vais prendre des cigarettes sur la table de nuit et m'assois sur les marches, face à la porte, pour
attendre. Une demi-heure se passe et rien ne vient. Je retourne dans la chambre
et réussis à former le numéro d’un ami peintre qui n’habite pas trop loin. Je
lui explique ce qui est arrivé et lui demande d’appeler la police. Je regagne
l’escalier et m’oblige à fumer pour garder mon calme en faisant un geste normal,
un geste quotidien.
Quand j’ai compris que c’était de l’acide, il y a eu une seconde où l’animal en
moi a réagi avec une telle violence, un tel cri, qu’à ce moment-là j’ai vraiment
failli basculer dans la folie. Il a fallu une contraction de tout l'instinct
vital de toute ma volonté, pour arrêter la panique, renverser le processus.
Depuis ce
moment-là, j'agis. Je ne pense pas.
La fatigue a disparu. Il y a cette sensation d’irrémédiable qui me tord l'estomac. Je sais que quelque chose de très grave est
arrivé, mais ne sais quoi exactement et je ne veux pas y penser.
Je suis là, assis sur ces marches en fumant. J’attends. Je ne pense pas. Une
impression d'irréalité paralyse mon cerveau. Des coups dans la porte. C'est la
police qui arrive enfin, en même temps que mon ami peintre sur son vélo.
J’écrase la cigarette. Des bras me saisissent et me poussent. Je descends les
marches en titubant. Je n'ai pas mes chaussures. On me met dans la voiture de
police qui démarre immédiatement. Nous arrivons rapidement à l’hôpital, dans la
salle d'urgence.
*
On m'allonge dans une gouttière, sorte de table en fer, et des infirmiers
commencent à m'asperger d’eau.
Je suis nu. On m’a enlevé tous mes vêtements, on m’a même enlevé ma chaîne en or
de baptême que je ne reverrai plus, volée dans cette salle d'urgence. New York
et ses charognards.
L’eau est glaciale. L'acide brûle. Je hurle. Je tremble. Mon corps n’est plus
qu'un tremblement affolé qui me fait battre contre la tôle. Je sens que ma vue
diminue et n’arrive pas à distinguer les gens autour de moi. Je ne vois que
des silhouettes, comme si j'étais plongé dans un aquarium. La tôle de la
gouttière résonne de la panique de mon corps. Je demande :
— Où est le docteur ?
— Dites-moi si c’est grave. Je veux savoir. Est-ce que c’est grave? Je suis
peintre, c'est très important pour moi de savoir si c'est grave !
La voix me répond :
— C'est très grave.
Je reste sur cette gouttière longtemps. Autour de
moi, dans cette salle d’urgence, il y a toute une agitation. Des gens qui
gémissent, des enfants qui pleurent. Quelqu'un continue de m'arroser.
Puis on me prend et on me transporte dans une salle fortement illuminée. On
m’assied sur une chaise de fer, sous une douche, en me demandant d’ouvrir le
plus possible les yeux et de maintenir les paupières ouvertes avec mes doigts.
Je tends mon visage vers la pomme de la douche qui m’asperge d’eau froide. Je
suis gelé.
Il y a une nurse. Je peux encore voir sa silhouette. Elle est très grosse. La
voix me dit que c’est une noire et je reste là, sous la douche, peut-être
pendant une heure. Puis mes souvenirs deviennent troubles et vagues.
Je me retrouve couché dans une chambre et, toute la nuit, une infirmière très
douce me baignera les yeux chaque demi-heure. Je ne vois plus rien. Je ne
souffre pas et mon cerveau continue à s'anesthésier. Je ne pense pas. Le matin
vient.
Déjà je me sais sur le chemin de l’irrémédiable.
Cela fait maintenant plus d'un mois que je suis à l'hôpital, mais ici le temps
n'a pas le même rythme.
J'arrose mes yeux avec des larmes artificielles en flacon que je porte accroché
comme une amulette au cordon de ma veste de pyjama. J'ai fini par obtenir qu’on
me les confie puisque les infirmières oublient continuellement ce simple soin.
Soin pourtant essentiel qui peut empêcher la déshydratation des yeux brûlés
et leur totale dévitalisation, ce qui annulerait toute chance future. Je sonne,
réclame les soins. « Plus tard » me répond-on, mais déjà il y a une heure que
mes yeux auraient dû être humidifiés. Plus tard., personne ne vient. Je sonne à
nouveau : «Oh I’m sorry. I forgot», elle repart et ne revient pas. Il y a eu
changement d’équipe. Une nouvelle infirmière arrive. Je recommence ma demande.
La rage me ronge, la fatigue d’avoir à lutter pour l’obtention de ces soins. Je
crois que c'est dû à l’indifférence, ce qui est probablement faux, mais les
conséquences de cette négligence peuvent être si graves que ma colère se justifie. Les infirmières qui sont plutôt
habituées à ma bonne humeur s'étonnent.
Je me sens curieusement high, une sorte de somnolence s’empare de moi au
milieu de la matinée. Somnolence, je me sens stupide, mon cerveau ne fonctionne pas. Réaction psychique? Peut-être, mais j'ai un doute et un matin où
l’on m’apporte, comme tous les jours, des pilules dans un gobelet de carton, «
pilules pour faciliter la digestion, pour stimuler l’estomac», mes doigts
fouillent : deux longues capsules et deux petits cachets ronds avec une fente au
milieu. La taille, la fente me donnent quelques doutes.
— Et ça, qu'est-ce que c’est ?
— Valium.
— Je n'ai jamais demandé de Valium.
— C’est le docteur qui l’a prescrit.
Je prends les deux pilules et les dépose dans le cendrier.
— A partir d'aujourd’hui, c’est inutile de me donner le Valium, je le
jetterai.
— Vous avez tort, cela vous aiderait à rester calme et à supporter le choc
psychologique.
— Si j’en ai besoin, j’en réclamerai.
De quel droit le docteur introduit-il dans mon corps une drogue telle que le
Valium sans m’avertir! Le résultat est que je m’angoissais de cette somnolence
que je prenais pour une réaction de mon cerveau. Et cette fuite de ma tête, de
ma pensée me semblait comme une lâcheté de mon subconscient. J’acceptais cette
faiblesse d'une part de moi-même que je ne contrôlais pas, comme nécessaire et
momentanée.
Je me sens évidemment beaucoup mieux depuis que j'ai arrêté le Valium et c'est
sans doute ce qui aujourd'hui me permet d'écrire.
*
Ce matin, comme d'habitude, on me roule vers la salle de soins. L'infirmier, un
nouveau, me tend un magazine en disant :
— Prenez patience... Il y a beaucoup de monde.
Je prends la revue, pour ne pas le gêner, et l'odeur d'encre d’imprimerie, cette
odeur de cuisine des mots, ouvre un formidable appétit de lecture.
Deux doigts sur mon épaule et la voix du Dr T.
— Je dois vous parler.
Je m’étonne de l'intensité chaleureuse qu’il me communique par la pression de
ses doigts, bien que sa voix reste toujours froide. Ce langage des doigts s’est
établi, peu à peu, entre nous.
Idanna, qui arrive, demande à m'accompagner. Il acquiesce, avec soulagement me
semble-t-il, et roule le fauteuil jusqu’à son bureau.
Je sais déjà que quelque chose ne va pas. Tout l'animal en moi le renifle. La
voix monocorde m’informe :
— Vos yeux évoluent très mal. Les tissus se dissolvent et je crains la
perforation. Je dois pratiquer l'ablation de l'oeil gauche.
Je reçois un formidable coup de poing dans l’estomac, nausée. Sans en
comprendre tout le sens, je sais que cette phrase annonce l’horreur. Cette même
horreur qui me fait vomir, je l’entends dans la voix d'Idanna :
— Puis-je donner l'un de mes yeux pour qu’il revoie ?
— Ce serait inutile, Madame, on ne peut greffer l'oeil d'une personne sur une
autre personne.
— Mais peut-être plus tard ?
— Non, c’est impossible.
Il a même l’air choqué d'une telle proposition.
Heureusement, ce genre de choix nous est épargné. Difficilement acceptable,
une telle mutilation ! Je sens qu'elle en serait capable et cela me trouble.
J'essaie de ne pas confondre courage et orgueil. Ne pas se tenir comme une
cathédrale dont les portes fermées cachent la voûte effondrée. Je me méfie
aussi de l’indulgence qui, obligatoirement, entoure quelqu'un dans ma condition.
*
Je continue donc à arroser moi-même mes yeux mais, depuis que le Dr T. m’a
annoncé la nouvelle, je me sens comme un jardinier qui arroserait des fleurs
mortes.
Depuis deux jours que je sais que l’on doit me retirer l'oeil gauche, j’ai
cette peur au fond de l'estomac, le dégoût de mon corps irrémédiablement amputé.
J’ai cette image qui revient continuellement, d’une petite cuiller qui décolle
l’huître de sa coquille et d’une bouche qui la gobe. Cet arrachement me semble
un enfoncement dans le noir, un épaississement dans le cauchemar, un processus
de dégradation que l’on n’arrive pas à enrayer. La chance, ma fameuse chance qui
toujours au bord de la catastrophe m’a rattrapé, m’a bel et bien, cette fois,
abandonné.
Je me sens comme un kamikase abattu. Peut-être le pyjama, en quelque sorte
japonais, et le bandeau
noir que je porte pour cacher mes yeux de poisson cuit y sont-ils pour quelque
chose. Derrière ce bandeau noir, je cache la blessure qui me semble trop intime
pour être exposée au regard de tout un chacun. Pudeur et sentiment de
vulnérabilité m'obligent à m'abriter, à me cacher derrière ce bandeau qui me
fait ressembler aussi à un condamné au poteau d'exécution. Masqué, il me semble
rétablir un peu d'égalité avec mon interlocuteur. Je ne puis le regarder dans
les yeux, mais lui non plus ne peut me scruter à mon insu.
Une image obsessionnelle revient continuellement : la tête d'un homme, une
tête en plâtre ou peut- être en albâtre. La tête se détache sur un ciel intensément bleu, bleu comme le ciel lorsqu'on vole au-dessus des nuages. La tête de
l'homme est blanche, avec une certaine transparence. Les yeux sont grands
ouverts, également blancs et sur ces deux globes blancs, il y a le dessin très
noir d’un labyrinthe. Ces lignes noires sont les craquelures que je vois au fond
de mon oeil, sur la rétine, lorsque je regarde le soleil ou que les médecins
m'examinent avec leur petite lampe de poche. Mais c'est aussi le dessin du
labyrinthe d'ombre dans lequel maintenant je me sens emprisonné. Ce labyrinthe
avec ses détours, ses impasses et ses murs contre lesquels je me cogne dès que
je veux me croire libre. Dès que je laisse la claustrophobie et le désespoir du
noir m’envahir, j'entends résonner dans les galeries, comme dans les
circonvolutions de mon cerveau, les grondements d’une bête monstrueuse, d'un
Minotaure aveugle.
Je rêve également d’un chevalier sans regard dont la visière du heaume serait
coincée. Le chevalier chevauche, son épée tendue devant lui. Il est plein de
méfiance et de crainte car il n'a plus de regard. Une jeune fille s’avance sur
le chemin, une jeune fille très douce, aux cheveux d’or et de lumière, qui
saisit l’épée
entre ses doigts effilés. L’homme tressaille mais l’acier meurtrier conduit
jusqu’à son coeur le message d'amour. Il se penche par-dessus l'encolure de son
cheval et, la saisissant à la taille, la fait asseoir devant lui. Ainsi ils
chevauchent pendant de longues journées. Elle, pâmée d’amour contre le fer qui
le renferme. Lui, silencieux, hermétique. Ils atteignent une grande forêt qui
est le domaine du chevalier sans regard. Les animaux viennent à leur
rencontre. Toujours silencieux, le chevalier tire de sous sa cotte de mailles un
long poignard finement aiguisé et lentement perce le coeur de la jeune fille
qui, par amour, s'offre totalement à cet accomplissement. Elle glisse de la
selle et, mourante, s’affaisse sur le bas-côté du chemin. Elle voit le chevalier s'en aller, entouré d’un halo de lumière, tandis que l’ombre descend en
elle.
Par moments, j'ai peur que la mémoire que j’ai du monde visible s’efface peu à
peu, pour être remplacée par un univers abstrait de sons, d’odeur et de toucher.
Je me force à visualiser la chambre avec ses meubles de fer, sa fenêtre, les
rideaux. Je fais surgir des tableaux, le cavalier polonais de Rembrandt, les
portraits de Jules II par Francis Bacon.
Il faut absolument que mon imagination de l'image ne s atrophie pas. Je dois
conserver le pouvoir de faire surgir le monde que j'ai regardé intensément
pendant trente-cinq ans. A contempler dans ma mémoire le volcan de Lombok, ou le
parfait équilibre d une architecture de Michel-Ange, je continue à en recevoir
enseignement et connaissance. C’est là l’immense privilège des aveugles qui ont
vu.
Ce matin, sous la douche froide qui me détend de la nuit, je me dis tout à coup
:
What the hell! Quelle différence cela fait? Du moment qu ils en sauvent un., le
droit. Du moment qu'il me reste l'espoir de revoir au moins d'un oeil. Quelle
importance que l'oeil gauche soit mort, là au fond de mon orbite ou dans la
poubelle! De toute façon, je n'ai pas le choix.
Je ne veux plus m'occuper de mes yeux. Je ne veux plus qu'on m'en parle. Je
laisse aux autres le soin de les enduire de baume. Je ne veux plus être le
jardinier de ces fleurs mortes. Les autres n’en voient que les pétales fermés
mais moi, j’en sens bien le pistil mort.
Je suis entre la mort et la naissance. Je suis mort à ma vie passée et pas
encore né à celle-ci. Toute cette période, au fond, n’est qu’un accouchement
hallucinant où je m’accouche moi-même.
Je mange comme un soldat, non pas pour me nourrir mais pour l’endurance. En deux
mois, je prends dix kilos. Mon corps change déjà. Un corps d’aveugle lourd,
lent, peu flexible. La métamorphose me fait horreur. Seules les mains se sont
amincies, déliées. «Tes mains ont changé», me dit un docteur.
Je casse peu, renverse rarement. J’apprends l'usage du dos de mes doigts,
l’analyse instantanée du message reçu, la discrétion dans mes affleurements afin
qu’ils deviennent imperceptibles. Même travail qu à cheval, la main et la jambe
semblent immobiles. Vanité? Non! Refus de l’avilissement, simple respect pour l'homme. Ma dignité est celle des autres, dont une part m’est confiée. [...]
Je me sens beaucoup plus aveugle qu'il y a quelques jours. Je perçois de moins
en moins de lumière. Mon obscurité est plus opaque. Les yeux font mal.
Élancements, apoplexie, ils sont comme deux sacs de plastique pleins d'eau et
prêts à tomber sur le sol lorsque je me penche. La brûlure est si profonde,
m'a dit le
Dr T., qu'il craint une perforation d'un instant à l'autre.
Avant même que le docteur m'apprenne la nouvelle nauséabonde, j’avais remarqué
un changement chez les infirmières. Une nuance sérieuse dans la voix, une nuance
grave qui se cache derrière des propos qui se veulent insouciants. Les
infirmières des autres services viennent également me voir et cette attention
soudaine a alerté l'animal en moi. Il a flairé la menace, le danger. Maintenant
qu'elles savent que je suis au courant et qu’elles voient que mon comportement
ne change pas, elles se décontractent et je n'entends plus dans leur voix la
gravité du secret.
Nous attendons que le week-end du 4 juillet, fête
nationale, passe. C’est l'un des week-ends les plus meurtriers de l’année et la
Banque des Yeux aura surabondance de matériel. Le Dr T. attend afin de pouvoir
choisir les tissus les mieux adaptés pour faire les greffes-rustines qui
empêcheront, on l'espère, l'oeil droit d’éclater.
Aho est mort et je ne le savais pas. C’est le coup de téléphone d'un ami
africain qui m'a prévenu. Il est mort il y a quelques semaines, nous ne savons
pas la date exacte. Aho est pourtant là durant ces jours d’attente, installé au
pied de mon lit. Je l’interroge:
— Tu es mort ?
Il fait un geste de la main, comme pour chasser une mouche.
— Ça n'a pas d'importance. Le monde des morts est pareil au monde des vivants.
— On va m’opérer et me retirer l’oeil gauche.
— Tu as besoin de force et de courage. (Aho regarde avec mépris la nourriture de
l’hôpital.) On dirait un poulet albinos. Ce qu’il te faudrait, c'est du coeur et
du pénis de lion, comme en vendent les chasseurs Nagos du marché d’Abomey,
mais dans cette ville d'esclaves ils ne savent rien. Le pénis, c’est le chemin
de Dieu.
J’écoute cet homme dont on a dit en Afrique qu’il m’avait envoûté. C’est vrai,
Aho m’a envoûté d’amour. Sa voix me calme, me rassure et m'ouvre le monde
invisible. Je prends une cigarette et renverse mon cendrier pour la troisième
fois de la journée. Mon moral en est atteint. J'ai envie de lancer la carafe
d’eau contre le mur ou de pleurer, mais son rire qui vient de l'estomac, non
de la gorge, m'apaise et me gagne.
*
L’interne est venu me chercher comme chaque matin et me pousse dans un fauteuil
roulant vers la salle de soins. Une petite fille qui vient également chaque
jour soigner une infection de la cornée, crie au docteur :
— Pourquoi tu me mets du poivre dans l'oeil ?
Cette fois-ci ce n’est pas le Dr T. qui m'examine. J' entends la voix masculine
d’une femme qui se dirige vers moi. Puis une main me relève la tête en poussant
sous le menton, une lumière s’allume dans mon oeil gauche, puis le droit.
— Pouvez-vous nettoyer ces ordures ! dit la femme docteur d’un air dégoûté.
L'interne, sans mot dire, me dirige vers la table sur laquelle est posé cet
appareil dur, que je connais bien maintenant. J’introduis ma tête lentement,
avec précaution et pose mon menton sur la mentonnière, et de nouveau la lumière
jaillit. A l’aide d’un fin instrument d’acier, l’interne coupe les filaments de
chair, bourgeons qui chaque nuit poussent, reliant l'oeil à la paupière.
Travail de patience pour lui et pour moi. Il verse un liquide dans l’oeil,
essuie avec ce qui me semble être un cotex, puis continue à couper. Au début,
je supportais difficilement ces séances quotidiennes, et puis j'ai mis au point
un système de respiration qui endort mon cerveau. Je m’absente en quelque
sorte.
Quand enfin le nettoyage des ordures est terminé, interne me ramène vers la
femme docteur, la petite lampe se rallume.
Voyez-vous de la lumière?
— Oui.
Elle déplace la lampe.
— Et maintenant ?
Oui, et maintenant, oui. Il me semble que c'est la centième fois que je passe
l'examen. Mêmes questions, mêmes réponses. Ou peut-être est-ce là la même
séance qui ne s'est jamais arrêtée, qui se prolonge indéfiniment. Je ne m'y
intéresse même plus. Je réponds mécaniquement. Elle me cache l'oeil gauche. « Et
maintenant ? — Oui. » Elle me cache l’oeil droit. « Et maintenant? — Oui.»
Elle s’adresse à l’interne, et explique d'une voix péremptoire que je m’abuse,
qu’en fait je ne vois rien de l’oeil gauche mais que j’imagine voir la lumière.
Je l’interromps :
— Non ! Je vois la lumière avec l'oeil gauche, réellement.
— You believe you see the light, mais c'est faux. C'est d’ailleurs une réaction
normale.
Je sens la moutarde me monter au nez. Tous les jours dans ma chambre, je fais
subir à mes deux yeux des tests pour me rendre compte si la sensibilité à la
lumière a tendance à baisser ou non. Je sais que je vois de la lumière avec
l'oeil gauche.
Tout en continuant de parler, elle pousse sous mon menton pour me faire lever la
tête et me fourre, par inadvertance, son doigt dans l'oeil. Je me mets la tête
dans les mains en poussant un gémissement de douleur.
— Hold on ! dit l’autoritaire.
Mon quart de sang irlandais ne fait qu'un tour.
— Hold on ?
Je me dresse brusquement du fauteuil.
— Dites donc, quand vous rentrez les doigts dans l’oeil de quelqu'un, vous ne
dites pas « Hold on ! ». Je ne sais même pas qui vous êtes, vous ne vous
présentez pas, vous m’examinez comme un bestiau de foire. Vous traitez mes yeux
de poubelles et quand vous me foutez finalement le doigt dans l’oeil, vous ne
vous excusez
pas. Alors, vous me fichez la paix. Qu'on me ramène dans ma chambre !
Je me rassois dans le fauteuil roulant. Il y a un moment de silence, puis
j'entends ses pas qui s'éloignent, une porte claquer et des rires étouffés.
L'interne qui me roule rapidement vers la chambre me confie que la femme docteur
est chef des internes du département d'ophtalmologie. J'entends à sa voix
qu’il est ravi, mais je ne décolère pas. «The bitch, the fucking bitch... », je
me répète pour me soulager.
*
Le Dr Muller est un homme jeune, sportif très dynamique. La communication est
facile. Il est Venu des le lendemain matin. Il n’y a pas de temps à perdre.
De nouveau la petite lumière. « Et maintenant ? — Oui. Et maintenant? — Non...
Oui... oui... non», etc. On cache un oeil, puis l'autre. Finalement j'entends le
déclic qui signifie qu'il éteint définitivement la torche électrique.
— Vous avez parfaitement raison. Vous voyez de la lumière avec vos deux yeux.
C'est bon signe pour le nerf optique et de plus, même si c'est peu de chose,
c'est important d'essayer de préserver au moins cela. Votre oeil gauche est
effectivement en très mauvais état et risque de se perforer à tout instant et de
se vider. Dans ce cas, il n'y aura rien d'autre à faire qu'à le retirer. Je
recommanderai dans mon rapport que l'on essaye, dans la mesure du possible, de
conserver l’oeil gauche puisqu'il voit parfaitement bien la lumière.
Soleil ! Soleil ! le cauchemar de l’orbite vide, de l'amputation, de l’huître
gobée, d’une partie de moi jetée dans une poubelle sur Greenwich Avenue et
emmenée au petit matin vers les décharges gigantesques de New York, s’éloigne.
Stupide! Qu’est-ce que cela change réellement? Rien et beaucoup. Ce n’est pas
logique, c’est animal. Même morts, je veux garder mes yeux. Je veux mourir au
complet.
*
Hier soir, l'interne est venu me voir. Je somnolais, if touche mon bras. Je
sursaute violemment et découvre ainsi que j'ai peur. Il est venu me prévenir
que Ton m’opère demain matin, dix heures. Il me fait signer un
papier dégageant la responsabilité du chirurgien en cas d’accident.
Dès le réveil, c’est l’attente. Dix heures et demie. Ils sont en retard. Onze
heures. Le roulement du chariot dans le couloir m’avertit, la chambre est
envahie. Bruits de fer. Je me hisse sur la couchette étroite et dure. Ils
referment une toile épaisse sur mon corps. Dans le corridor les infirmières me
souhaitent bonne chance.
Un peu plus tard, un interne viendra me porter le compte rendu de l'opération.
Un ami qui est là me lit le document. De nouveau la vérité se cache derrière un
vocabulaire scientifique incompréhensible. Mais il y a cette dernière phrase. «
Les chances de recouvrer la vue sont bonnes.»
Des trompettes éclatent dans le ciel, mon coeur se gonfle d'actions de grâce «
The prognosis for restoring the vision is fair».
Pair! Je m'attache à ce mot. Dans sa précision et sa prudence, le Dr T. ne
l'aurait pas employé sans fondement. Et même, vu le pessimisme de ce
chirurgien, le mot se dépouille de toute incertitude. Je reverrai, c'est sûr!
c'est une question de temps et de mener à bien la lutte.
Quand Idanna repasse, je lui annonce la bonne nouvelle et lui fais lire la
phrase. Elle ne semble pas partager mon enthousiasme, ni mon espoir. Elle essaie
même de me faire croire que fair, en anglais, n’a pas du tout ce sens optimiste
que je lui prête. Je suis étonné, énervé de cette réaction. Je ne sais pas
encore que Michael m’a menti et que ce n’est pas fair qu’Idanna lit avec
embarras, mais poor. Les chances de recouvrer la vue sont minimes.
*
Pour la vie, aveugle pour la vie. Quelle vie ? Je suis là, jeté sur ce lit comme
un poisson échoué. Par la fenêtre, j’entends la rivière de la vie, la rumeur
de New York. Je sens mon corps alourdi par deux mois de lit, de gestes prudents,
freinés. Ma nuque est raide et mes épaules nouées.
Pour la vie., quelle vie? J’ai peur du pourrissement, pourrissement moral,
pourrissement physique. L'abandon.
Un aveugle rentre chez lui, un soir d'hiver, avec un gros accordéon noir et sa
canne blanche. Son logement est pauvre et solitaire. Pas de famille, de tendre
femme et d'enfants roses. Il n’allume pas l'électricité et, dans le noir, ouvre
une boîte de conserve. Puis il va se coucher et se masturbe sous la couverture
pour se donner un peu de tendresse.
Cliché hérité du misérabilisme du siècle précédent. L’argent, la famille,
l’amour, la solitude! Ces visions, ces craintes, ces angoisses sont les
mugissements de ce monstre qui habite là-bas, dans les ténèbres.
Sur ce lit où j’ai peur, je ne sais pas encore qu’un instinct vital intact
allait me donner la force de le combattre.
« On vous retirera les agrafes dans une quinzaine de jours. »
*
Trois semaines ont passé mais les paupières trop brûlées de Toeil gauche
refusant de se souder, il m'a fallu repasser sur la table d'opération.
C'est une femme, le Dr Rowland, qui m’a opéré. Elle a mis au point des agrafes
qui me font moins souffrir. De petites éponges y sont fixées, et je me
retrouve à nouveau la face enfermée dans un masque de pansements, avec les pis
de vache.
Le Dr T. vient me voir et, toujours aux aguets des mots, je lui demande si le Dr
Rowland a pu observer l'évolution du travail qu’il avait fait, lors de la
première opération.
Ça a l'air d'aller, it’s healing, ça se cicatrise.
Abusivement j’en déduis aussitôt que les deux yeux se cicatrisent, ce qui est
beaucoup plus réconfortant que ce qu’avait répondu son assistant à la même
question, une heure auparavant :
— Il semble que l'oeil droit aille bien et que le gauche is just holding, se
maintienne.
Healing... Holding... voilà le genre de sémantique pathologique à laquelle se
livre tout malade traqué par le langage médical.
*
« Demain, si vous voulez, vous pourrez quitter l’hôpital. »
Cela fait plusieurs jours que j’attends cette autorisation et maintenant
qu’elle est là devant moi, je ne sais trop qu’en faire. Sortir ! sortir vers
quoi ? vers quel futur? J’ai beau envisager toutes les possibilités, dans ces
conditions, aucun futur ne m’attire. Je vois une sorte de route longue, terne,
sur laquelle j’arriverai à avancer si j’en ai le courage, mais je ne vois pas la
possibilité de joie, je ne vois pas la possibilité d'aventure de ma vie,
principale source auparavant de ma joie J'ai des images qui me traversent
l'esprit, je me vois dans
une rue tâtonnant un mur, traînant les pieds, marcher lentement.
Horreur! J'avais trente-cinq ans, la pleine force de mon âge d'homme, un corps
maigre et jeune, et je me vois, je vois cette boursouflure, le paquet
d’obscurité, le locuste rampant. J’ai peur. J’ai peur de sortir et de rassembler
mes courages pour, au bout du compte, devenir cela.
Entré le 25 mai, l’hôpital me recrache deux mois plus tard, six agrafes à chaque
paupière, infirme, aveugle, handicapé, avec la nausée de la vie, pour la vie.
En disant cela, je n'essaie pas de noircir le tableau pour faire pleurer Margot,
j’essaie d’expliquer le plus clairement possible la peur et la souffrance
morale de ceux qui, comme moi, se font poignarder en plein coeur de leur vie.
*
Chaque jour, j'essaie de grignoter le temps avant de m'effondrer sur le lit. Il
me faut trouver des occupations : faire un carnet de téléphone sur cassette
car Désirée ne sait pas lire, elle ne sait qu'épeler lentement ; écrire mon
courrier mais je m'épuise vite ; enregistrer des cassettes pour ma famille en
France.
Chaque après-midi, à l'heure de l'écroulement, je ne peux constater que le peu
de choses accomplies, le peu de progrès faits. Pourtant le matin, je me réveille
entre quatre et cinq heures tellement empli d'énergie, d'optimisme et d'appétit
pour la journée qui s’ouvre mais chaque soir, il y a ce sentiment de défaite ;
je me sens vaincu, jour après jour. Allongé, désoeuvré sur mon lit, je fais
télévision. Mon cerveau produit des images, des films, des histoires qu’il va
chercher je ne sais où. C’est une drogue, une fuite nécessaire. Il faut que je
continue à créer des images, à visualiser ce qui m’entoure. Le Dr T. me l'a bien
dit. « Les cellules du cerveau dévolues à la vision risquent de s'atrophier. »
*
Grâce à mes insomnies je découvre la radio, une radio très particulière qui ne
se pratique que tard la nuit. Dans un studio, un téléphone, parfois un thème
d'émission et, tout autour, New York et sa grande banlieue, le New Jersey, et
le Connecticut. Qui veut appeler appelle... C est l'anonymat, la possibilité de
se confier sans être vu. Un soir, le thème est cruising, la drague. A la
question «Quel est votre meilleur atout?», aussi bien les femmes que les hommes
répondent « le regard ». Ce que j'entends, c’est aussi leur solitude qui, dans
les yeux de l'autre, peut se briser. « Au hasard des regards qui se croisent, je
te connais. » Cette communication, presque accidentelle, m’est désormais
interdite. Ces rencontres ne se feront jamais, mais je sais déjà que, pour cette
même raison, d’autres ont eu lieu.
*
Fifth floor... Nous tournons à droite et pénétrons dans une petite pièce
enfumée. On m’indique un fauteuil. Nous sommes huit aveugles autour d'une
table, cinq hommes et trois femmes. Un moniteur nous demande de nous présenter
les uns aux autres, brièvement. Un homme refuse de parler, de dire son nom ou
quoi que ce soit. Par contre, à quatre- vingt-deux ans, une vraie Marna noire,
sur un rythme cadencé, se lance dans un récit circonstancié et plein d’humour de
sa récente vie d’aveugle et termine en disant « qu'au fond, ça lui est bien égal
car tous ses enfants sont en bonne santé et gagnent suffisamment d’argent pour
l’aider ».
Quand vient mon tour, je dis simplement : « Je m’appelle Hugues, je suis
français et aveugle depuis cinq mois. Accident. »
Le directeur du département de rééducation fait un exposé sur les possibilités
offertes. Un avocat aveugle nous dévoile ensuite les droits des aveugles :
réduction dans les bus, sur les tarifs postaux, pour certains cas tickets
alimentaires, droit de conserver le fidèle toutou dans les lieux publics. Je
sens une sébile me pousser dans la main. Puis viennent des explications de droit
fiscal, de caisse de secours qui ne me concernent pas, n’étant pas américain.
Je sens bien que la pièce n’a pas de fenêtre et cela me dérange un peu. Me
dérange un peu tout ce nouveau monde sans fenêtre.
Droit aveugle, building aveugle, compagnons aveugles, je veux un monde avec des
fenêtres.
*
Après le déjeuner, je suis reçu par le responsable de mon emploi du temps. C’est
un brave homme qui cache son incapacité à discerner qui je suis, par un ton
paternaliste. Né, marié, vivant depuis quarante-huit ans dans la communauté
juive de Brooklyn, il m’observe dans son bureau, comme si j’étais un Indien de
Patagonie.
Donc, Monsieur de Montalembert, ayant lu dans votre dossier que vous peigniez,
je vous ai inscrit à l'atelier de poterie et de sculpture.
Cela va de soi, et moi, j’en reste éberlué.
Mr. Miller a fait des études de psychologie qui lui ont permis d'accéder à ce
poste et je découvrirai qu'en tait, il a raison. Ça marche dans presque tous les
cas :
vous faisiez de la photo, donc je vous ai inscrit à la poterie.
— Vous connaissez beaucoup de grands sculpteurs aveugles ?
— Pardon ? Il n’y a pas de grands sculpteurs aveugles. Ça n’existe pas. On
peut tripoter la terre et se faire plaisir, mais c’est tout.
— La peinture était beaucoup plus pour moi que de me faire plaisir.
— Vous vous trompez. Il vient de s'ouvrir une exposition des artistes aveugles
très, très bonne au Metropolitan Muséum.
— Oui je sais, probablement au troisième sous-sol. Ils feraient mieux d’exposer
dans un cirque, ce serait plus franc. Inscrivez-moi en piano.
— Ah bon ! je ne savais pas que vous faisiez de la musique.
— Je n’en ai jamais fait mais j'ai envie de commencer. J’y vois plus de
possibilités que dans les arts visuels. En musique, au moins, je peux entendre
mes fausses notes. Pour moi la peinture, la sculpture c’est trop sérieux pour me
contenter de tripoter et cela ne développerait que des frustrations. La musique
c'est nouveau, ça ne me rappellera rien.
— C'est intéressant! Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle, donc je
vous inscris en piano, une leçon et trois heures de pratique par semaine. Et
comme autre activité ?
— Le braille, la dactylo, je ne sais pas taper sans regarder mon clavier, le
cours de cuisine et d art ménager. Je veux simplement pouvoir être capable de
vivre seul et indépendant, s'il en est besoin. Par exemple,
coudre un bouton.
Mr. Miller sent la sueur.
— C'est très bien, vous savez ce que vous voulez et c'est très encourageant.
Je tends presque la main pour recevoir les bons points.
— Laissez-moi pourtant vous conseiller les cours
de communication. Vous apprendrez à vous servir de la bibliothèque ; les
publications sont en braille et certaines sur disques souples. Ah! il y a
également Mlle Wallenstein qui, après vous avoir parlé à l’hôpital, vous a fait
admettre ici. Elle aimerait vous voir une fois par semaine. Et puis il y a notre
département récréation...
— Non, je prendrai mes récréations dehors, mais d’accord pour communication et
Mlle Wallenstein.
— Nous avons un bowling...
— C’est pire encore que la sculpture !
Il prend le parti de rire. Je suis l'Indien de Patagonie. J'entretiendrai
d'ailleurs de très bonnes relations avec ce type au fond très bon mais
totalement dénué d’humour. Il me passera toutes mes fantaisies et surtout mes
absences prolongées et répétées, lorsque je n'en pourrai plus de la routine et
des naufrages de l'espoir.
*
Je n’aime pas la Lighthouse, mais ces gens-là ont tout ce dont j'ai besoin et,
si je les utilise à fond, j'en serai vite libéré. Mes yeux me font mal. Comment
se fait-il que l’on ne m'ait pas encore retiré les agrafes ? Chaque semaine
pourtant, je me fais examiner par le Dr T. Apparemment, mes paupières ne se
soudent pas. Je vais avoir besoin de patience. La question que je tourne et
retourne dans
ma tête, c’est cette rééducation... combien de temps? Je l’ai posée à Mr.
Miller.
— Oh, cela dépend de chaque cas particulier. On ne peut rien dire à l’avance.
— Je comprends, mais enfin pour l’aveugle moyen, il faut compter combien de
temps ?
— Voyez-vous, cela dépend de ses aspirations, ou disons de ses ambitions.
Blablabla, j’ai compris, ils ne veulent pas me donner de réponse. Page 36 du
manuel du bon instructeur : « Ne pas donner de limite de temps aux clients afin
qu’en cas de difficulté, ils ne se découragent pas. » C’est ainsi que je vais
mener cette rééducation tambour battant, avec l’impression d’être lent et peu
doué. N’ayant aucun critère de références, et de naturel impatient et
orgueilleux, j'en arriverai à l’épuisement de mes nerfs. Des picotements à
l’extrémité des doigts m’empêcheront de lire le braille : je suis sûr que c’est
la goutte ou quelque maladie du coeur, de la circulation. « Vous y allez trop
fort, il faut ralentir. Vos nerfs sont fatigués. Take it easy, slow down,
relax... » répètent les moniteurs.
Mais une force vitale m’entraîne jusqu’à l’écroulement. Rejet irraisonné de la
Lighthouse. Ecole buissonnière qui durera parfois une semaine. Si je compte
les interruptions, j’ai utilisé le Centre de rééducation pendant une dizaine de
mois.
*
Le plus passionnant, parfois le plus déprimant, mais un vrai challenge, ce fut
la mobility. Je n'ai pas le sens inné de la ligne droite, ce dont je m'étais
aperçu dans la conduite de ma vie, mais pas encore dans mes déplacements. La
première fois que j’expérimente ce
phénomène à l'extérieur, c'est un matin à la campagne, chez mon amie Claire.
Réveillé comme à l'habitude vers cinq heures, j’écoute les oiseaux par la
fenêtre grande ouverte. J’avais oublié... Peut-être ne les ai-je jamais écoutés
aussi intensément. Peut-être n’ai-je jamais demandé autant d’espoir aux oiseaux.
A travers les paupières, le soleil du matin me dore la cervelle. Je me sens
plein de joie et de confiance.
Rassuré par cette campagne qui m’entoure, l’élément naturel dans lequel je
suis né, j'ose sortir seul pour la première fois. Et je décide d’aller au bord
de la piscine, écouter les nouvelles sur mon transistor. Je m'intéresse à
l’élection du pape et observe avec admiration ce système politique, ni
démocratie ni dictature, qui encaisse sans grincer la mort successive de deux
papes en l'espace de quelques jours.
La maison dort. J'ouvre la porte. Un buisson effleure ma main. Il est tout
mouillé. Sous mes doigts je reconnais la petite feuille dure et ronde, je
l'écrase entre le pouce et l’index et l’odeur s'exhale: c’est du buis. Je
contourne les massifs à l’aide de cette canne que Mrs. Rosenblat m’a donnée. Il
y a un contraste entre l'air sec de la maison de bois et l’atmosphère mouillée
de rosée du dehors. Le moteur du filtre ronronne et, mettant le cap sur ce
bruit, j’arrive à la piscine. Je la contourne, jusqu’au fauteuil que je
voulais atteindre. Je pose la radio sur une table, tire le fauteuil... et
tombe dans la piscine. Oh! Charlie Chaplin!
Trempé, je décide de rentrer me changer. La maison est à cent mètres. Avec ma
canne, j’imprime dans ma tête le rebord de la piscine, pour prendre la perpendiculaire qui bute sur la maison. Je ne trouve pas la maison. Cent mètres, c’est
pourtant court, mais une simple déviation de dix degrés, au bout de cent mètres,
donne une erreur plus longue qu'une maison. Le petit côté de l'angle droit est
égal, etc.
Je recommence dix fois et, dix fois, je rate la maison. Mon moral qui n'avait
pas été atteint par la chute dans la piscine, au contraire cela m'avait fait
rire, commence à s'effriter. Le soleil est plus chaud et, malgré les vêtements
mouillés, je transpire. Je ne transpire pas uniquement à cause du soleil. Au
début je me suis dit : « Louper une maison, vraiment ! » Heureusement le moteur
de la piscine ronronne calmement et il m'est facile de revenir au point de
départ. Je recommence sur la même perpendiculaire, avance régulièrement. Eh bien
non ! La maison a disparu. J'écoute pour entendre sa masse. Rien. Je
recommence. Ce n'est plus un jeu et il y a quelque chose qui monte de mon
estomac. Maintenant je suis si enragé que je ne retourne même plus au bord de la
piscine pour me resituer. Je tape dans les buissons, bute dans des arbres, me
perds et me désoriente tout à fait. Je m'assois par terre et m'oblige à calmer
les battements de mon coeur et à réfléchir.
Les oiseaux chantent toujours et les feuilles chauffées par le soleil
odorifèrent. Un plan germe dans ma tête. De nouveau, je me dirige vers le
moteur. J’ai la surprise d’aborder la piscine par un tout autre côté que celui
prévu arbitrairement.
Je me réaligne sur la margelle que je sais faire face à la maison, compte cent
pas et respire lentement par le nez. Douceâtre, un peu amère, une odeur de buis
filtre dans mes narines. Le soleil a transformé les feuilles du buis mouillées
de rosée en un buisson d’encens. Le parfum vient de la droite. Je me laisse
mener par le nez et atteins, sans encombre, la porte.
Je remonte l’escalier vers ma chambre, retire les vêtements déjà presque séchés
par le soleil et
m'allonge sur le lit. Mes membres tremblent d'énervement.
Un peu plus tard, lorsque la maison s'est éveillée, je descends à la cuisine
m’asseoir à la table du petit déjeuner. « Un pape polonais a été élu », dis-je.
La nouvelle est de taille mais pendant qu’elle est commentée, je pense à autre
chose. Une vie secrète parce qu’incommunicable.
FIN

«Ce que dit ici Hugues de Montalembert — ce chemin de nuit, cette reconquête du
monde, cette quête ardente de l’invisible — nul, ne peut l’entendre, non
seulement sans être bouleversé, mais sans s’interroger soi-même du plus profond
de sa chair et de son esprit. Ce que dit ici Hugues de Montalembert remet tout
en question».
«Le témoignage de cet homme, qui se trouve brusquement propulsé dans le monde
des bêtes d’hôpital et de rééducation est bouleversant.
Et d’autant plus fraternel qu’il rejette les lamentos de la charité et de la
bienfaisance. » Gilles Costaz, le Matin.
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LA LUMIÈRE ASSASSINÉE
HUGUES DE MONTALEMBERT
FRANCE LOISIRS, 1984
-extrait-
2.Mai.2025
Publicado por
MJA
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