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Marcel Proust | manuscrit
Marcel Proust a une vision très particulière des teintes, des lumières et des
formes. Nous allons vous présenter quelques courts extraits de ses écrits, pour
les découvrir peut-être, les apprécier sans doute, les aimer toujours.
À La Recherche du
Temps Perdu
1) Du côté de chez Swann
A Combray, tous les jours dès la fin de l'après-midi, longtemps avant le moment
où il faudrait me mettre au lit, et rester, sans dormir, loin de ma mère et de
ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de
mes préoccupations.
On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air trop
malheureux, de me donner une lanterne magique dont, en attendant l'heure du
dîner, on coiffait ma lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres
verriers de l'âge gothique, elle subsitituait à l'opacité des murs d'impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient
dépeintes comme dans un vitrail vacillant et momentané.
Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le changement
d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi,
sauf le supplice du coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne
la reconnaissais plus et j'étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de
"chalet" où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de
fer.
*
Que je l'aimais, que je la revois bien, notre Eglise.../... Ses vitraux ne
chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte
que, fît-il gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans l'église; l'un
était rempli dans toute sa grandeur par un vrai personnage pareil à un Roi de
jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et
terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à
midi, quand il n'y a pas d'office- à l'un de ces rares moments où l'église
aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier,
avait presque l'air habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre
peint,d'un hôtel de style moyen âge- on voyait s'agenouiller un instant Mme
Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours
qu'elle venait de prendre chez le pâtissier d'en face et qu'elle allait
rapporter pour le déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied
de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière
qu'elle boursoufflait de son trouble grésil comme une vitrine à laquelle il
serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la
même sans doute qui empourprait le retable de l'autel de tons si frais qu'ils
semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à
s'évanouir que par des couleurs attachés à jamais à la pierre); et tous étaient
si anciens qu'on voyait ça et là leur vieillesse argentée étinceler de la
poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu'à la corde la trame de
leur douce tapisserie de verre.
Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits
vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil
à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit qu’un rayon eût
brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à
tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après
elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et
ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la
voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la
nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents,
qui portaient leur paroissien; un instant après les petits vitraux en losange
avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui
eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on
sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil; il
était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les
pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos
premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que
la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps
historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et
doré de myosotis en verre.
*
Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie
qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et
dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de tous ces gens de
Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l’infériorité
proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère
bienveillance, et auxquels du reste elle espérait imposer davantage encore à
force de bonne grâce et de simplicité.
Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une signification
précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses
pensées distraites s’échapper incessamment devant elle en un flot de lumière
bleue qu’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître
dédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous
moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le
doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté, sans oser le destiner à
personne, mais pour que tous pussent en prendre leur part, un sourire un peu
timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de ses vassaux et de les
aimer.
Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce
regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un
rayon de soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis:
«Mais sans doute elle fait attention à moi.» Je crus que je lui plaisais,
qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l’église, qu’à cause de
moi elle serait peut-être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai,
car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous
regarde avec mépris, comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann, et que nous
pensions qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut
suffire qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une
pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m’eût dédiée; et le soleil,
menacé par un nuage mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans
la sacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu’on y avait
étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme
de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de
lumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la
joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de
Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la
trompette l’épithète de délicieux.
2) A l'ombre des jeunes filles en fleurs
Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer,
comme les oeufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières
où des barques s'évertuent sans avancer.
A un moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit pendant
les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou non de dormir (et
où l'incertitude même qui me faisait me poser la question était en train de me
fournir une réponse affirmative), dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d'un
petit bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d'un rose
fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l'aile qui
l'a assimilé ou le pastel sur lequel l'a déposé la fantaisie du peintre.
Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'était ni inertie, ni caprice,
mais nécessité et vie. Bientôt s'amoncelèrent derrière elle des réserves de
lumière. Elle s'aviva, le ciel devint d'un incarnat que je tâchais, en collant
mes yeux à la vitre, de mieux voir, car je le sentais en rapport avec
l'existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant changé
de direction, le train tourna, la scène matinale fut remplacée dans le cadre de
la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un
lavoir encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de
toutes ses étoiles, et je me désolais d'avoir perdu ma bande de ciel rose quand
je l'aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenêtre d'en face
qu'elle abandonna à un deuxième coude de la voie ferrée; si bien que je passais
mon temps à courir d'une fenêtre à l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les
fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate et versatile et
en avoir une vue totale et un tableau continu.
Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite gare entre
deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord du torrent, qu'une
maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au ras des fenêtres. Si un être
peut être le produit d'un sol dont on goûte en lui le charme particulier, plus
encore que la paysanne que j'avais tant désiré voir apparaître quand j'errais
seul du côté de Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait être la
grande fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier qu'illuminait
obliquement le soleil levant, venir vers la gare en portant une jarre de lait.
Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste du monde, elle ne devait
jamais voir personne que dans ces trains qui ne s'arrêtaient qu'un instant. Elle
longea les wagons, offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés.
Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je
ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous
prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur.
3) Le côté de Guermantes
Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures,
la princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral,
rouge comme un rocher de corail, à côté d'une large réverbération vitreuse qui
était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu'un rayon
aurait pratiquée, perpendiculaire, obscure et liquide, dans le cristal ébloui
des eaux.
A la fois plume et corolle, ainsi que certaines floraisons marines, une grande
fleur blanche, duvetée comme une aile, descendait du front de la princesse le
long d'une de ses joues dont elle suivait l'inflexion avec une souplesse
coquette, amoureuse et vivante, et semblait l'enfermer à demi comme un oeuf rose
dans la douceur d'un nid d'alcyon.
Sur la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'à ses sourcils, puis
reprise plus bas à la hauteur de sa gorge, s'étendait une résille faite de ces
coquillages blancs qu'on pêche dans certaines mers australes et qui étaient
mêlés à des perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par moments se
trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle, même alors, une présence
humaine était révélée par la motilité éclatante des yeux de la princesse.
La beauté qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la
pénombre n'était pas tout entière matériellement et inclusivement inscrite dans
sa nuque, dans ses épaules, dans ses bras, dans sa taille. Mais la ligne
délicieuse et inachevée de celle-ci était l'exact point de départ, l'amorce
inévitable de lignes invisibles en lesquelles l'oeil ne pouvait s'empêcher de
les prolonger, merveilleuses, engendrées autour de la femme comme le spectre
d'une figure idéale projetée sur les ténèbres.
*
M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et superbe dans
une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de paillettes. Elle avait dans
les cheveux une grande plume d'autruche teinte de pourpre et sur les épaules une
écharpe de tulle du même rouge. "Comme c'est bien de faire doubler son chapeau
de vert, dit la duchesse à qui rien n'échappait. D'ailleurs en vous, Charles,
tout est joli, aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous
lisez et ce que vous faites."
Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre, considérait la duchesse comme il
eût fait d'une toile de maître et chercha ensuite son regard en faisant avec la
bouche la moue qui veut dire:"Bigre!" Mme de Guermantes éclata de rire. "Ma
toilette vous plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas
beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est ennuyeux de
s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez soi!".
5) La prisonnière
Elle me demandait souvent des renseignements sur Mme de Guermantes et aimait que
j'allasse chercher chez la duchesse des conseils de toilette pour elle-même.
Sans doute j'aurais pu les demander à Mme Swann, et même je lui écrivis une fois
dans ce but.
Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de s'habiller.
Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré qu'elle n'était pas
sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès qu'Albertine serait rentrée, je
trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d'une robe en crêpe de Chine gris,
j'acceptais cet aspect que je sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu
être changé, je me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la
fin de certaines après-midi ouatée en gris perle par un brouillard vaporeux; si,
au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes jaunes et
rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume; ces toilettes n'étaient
pas un décord quelconque, remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et
poétique comme est celle du temps qu'il fait, comme est la lumière spéciale à
une certaine heure.
6) Albertine disparue
Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau et que M. de Guermantes devait
sortir avec sa femme, Mme de Guermantes arrangeait son chapeau dans la glace,
ses yeux bleus se regardaiente eux-mêmes et regardaient ses cheveux encore
blonds, la femme de chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles
sa maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils avaient
décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une visite à
Saint-Cloud. M. de Guermantes tout prêt, en gants gris perle et le tube sur la
tête, se disait: "Oriane est vraiment encore étonnante. Je la trouve
délicieuse."
7) Le temps retrouvé
Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le ciel de pourpre encadrer le
Calvaire ou se baigner dans la Vivonne, succédait celui de partir à la nuit
venue, quand on ne rencontrait plus dans le villageque le triangle bleuâtre,
irrégulier et mouvant, des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le
coucher s'éteignait; au dessus de l'autre était déjà allumée la lune qui bientôt
les baignait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me laissait aller sans elle,
et je m'avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit
sa navigation à travers des étendues enchantées; le plus souvent elle
m'accompagnait.
*
Nous passons à table et c'est alors un extraordinaire défilé d'assiettes qui
sont tout bonnement des chefs-d'oeuvre de l'art du porcelainier, celui dont,
pendant un repas délicat, l'attention chatouillée d'un amateur écoute le plus
complaisamment le bavardage artiste,- des assiettes des Yung-Tsching à la
couleur capucine de leurs rebords, au bleuâtre, à l'effeuillé turgide de leur
iris d'eau, à la traversée, vraiment décoratoire, par l'aurore d'un vol de
martins-pêcheurs et de grues, aurore ayant tout à fait ces tons matutinaux
qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon réveil- des
assiettes de Saxe plus mièvres dans le gracieux de leur faire, à l'endormement,
à l'anémie de leur roses tournées au violet, au déchiquetage lie-de-vin d'une
tulipe, au rococo d'un oeillet ou d'un myosotis,- des assietttes de Sèvres
engrillagées par le fin guillochis de leur cannelures blanches, verticillées
d'or, ou que noue, sur l'à-plat crémeux de la pâte, le galant relief d'un ruban
d'or,- enfin toute une argenterie ou courent ces myrtes de Luciennes que
reconnaîtrait la Dubarry.
*
Et la charmante femme à la parole vraiment amoureuse des colorations d'une
contrée nous parle avec un enthousiasme débordant de cette Normandie qu'ils ont
habitée, une Normandie qui serait un immense parc anglais, à la fragance des ses
hautes futaies à la Lawrence, au velours cryptomeria dans leur bordure
porcelainée d'hortensias roses des ses pelouses naturelles, au chiffonage de
roses soufre dont la retombée sur une porte de paysans, où l'incrustation de
deux poiriers enlacés simule une enseigne tout à fait ornementale, fait penser à
la libre retombée d'une branche fleurie dans le bronze d'une applique de
Gouthière, une Normandie qui serait absolument insoupçonnée des Parisiens en
vacances et que protège la barrière de chacun de ses clos, barrrière que les
Verdurin me confessent ne s'être pas fait faute de lever toutes.
A la fin du jour, dans un éteignement sommeilleux de toutes les couleurs où la
lumière ne serait plus donnée que par une mer presque caillée ayant le bleuâtre
du petit lait ("Mais non, rien de la mer que vous connaissez, proteste
frénétiquement ma voisine, en réponse à mon dire que Flaubert nous avait menés,
mon frère et moi, à Trouville, rien absolument, rien, il faudra venir avec moi,
sans cela vous ne saurez jamais") ils rentraient, à travers les vraies forêts en
fleur de tulle rose que faisaient les rhododendrons, tout à fait grisés par
l'odeur des sardineries qui donnaient au mari d'abominables crises d'asthme-
"oui, insiste-t-elle, c'est cela, de vraies crises d'asthme".
*
Une jeune femme que j'avais connue autrefois, maintenant blanche et tassée en
petite vieille maléfique, semblait indiquer qu'il est nécessaire que, dans le
divertissement final d'une pièce, les êtres fussent travestis à ne pas les
reconnaître. Mais son frère était resté si droit, si pareil à lui-même qu'on
s'étonnait que sur sa figure jeune il eût fait passer au blanc sa moustache bien
relevée. Les parties de blancheur de barbes jusque-là entièrement noires
rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières
feuilles jaunes des arbres alors qu'on croyait pouvoir compter sur un long été,
et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que c'est déjà l'automne.
Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d'ailleurs
de moi-même et des autres une impression définitive, je m'aperçus pour la
première fois, d'après les métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces
gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation
qu'il avait passé aussi pour moi. Et, indifférente en elle-même, leur vieillesse
me désolait en m'avertissant des approches de la mienne. Celles-ci me furent, du
reste, proclamées coup sur coup par des paroles qui à quelques minutes
d'intervalle vinrent me frapper comme les trompettes du Jugement. La première
fut prononcée par la duchesse de Guermantes; je venais de la voir, passant entre
une double haie de curieux qui, sans se rendre compte des merveilleux artifices
de toilette et d'esthétique qui agissaient sur eux, émus devant cette tête
rousse, ce corps saumoné émergeant à peine de ses ailerons de dentelle noire, et
étranglé de joyaux, le regardaient, dans la sinuosité héréditaire de ses lignes,
comme ils eussent fait de quelque vieux poisson sacré, chargé de pierreries, en
lequel s'incarnait le Génie protecteur de la famille de Guermantes.
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É Marcel, o "eu" da Recherche, quem observa e
empresta ao leitor o olhar, a audição, o sentimento de culpa, o amor
e o ciúme, o tédio e a perda, a sexualidade ambígua, a dor perante a
morte e a partida, a obsessão pela figura da mãe desaparecida cedo.
"Este é um romance sobre o tempo e sobre a morte", nota Pietro
Citati. "O tempo é o verdadeiro protagonista", concretiza Tamen.
Pouco tangível, metafísico, difícil de passar a outras linguagens.
[...] Mas como passar com a mesma mestria o sabor da madalena
embebida em chá, o som da sonata de Vinteuil como era sentida pelos
que a ouviam? Os sentidos são os dele, o "eu". E é dele, sobretudo a
visão. De Combray, de Balbec, dos quartiers de Paris, do quarto da
tia Léonie, de Veneza, do castelo de Guermantes. Reais e enquanto
mito. Saber passar essa visão éobra para um grande escritor. Dizia
Proust que fazer grande literatura é qualquer coisa parecida com
escrever numa língua estrangeira. Ele via-se nessa tarefa. Queria
concretizá-la. Era a obsessão. [...] Diz Citati: "Ler Proust é
isso. Ter todos os sentidos despertos, segui-lo na criação, como se
os cinco sentidos não bastassem". in
Ler Proust é ter todos os sentidos despertos | Isabel Lucas | 8
de Nov 2013
Marcel Proust - escritor francês - mais conhecido pela sua obra "À La Recherche
du Temps Perdu", publicada em 7 partes entre 1913 e 1927.
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