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 Sobre a Deficiência Visual


Les Aveugles

Bi Feiyu

extrait

imagem do filme Blind Massage (Tui Na) de Lou Ye
imagem do filme Blind Massage (Tui Na) de Lou Ye

Bi Feiyu a fait un pari audacieux, qui donne un livre totalement singulier. Il a voulu raconter aux voyants que nous sommes une manière de voir le monde que nous n’imaginons même pas, celle des non-voyants. Voici donc l’histoire d’une confrérie de masseurs aveugles spécialisés dans les massages thérapeutiques relevant de la médecine traditionnelle chinoise. Une petite communauté dont nous découvrons la vie et les coutumes, comment ils travaillent, tombent amoureux, espèrent en un avenir meilleur, dans des récits vifs et savoureux, où ils se montrent souvent drôles, parfois lyriques, cupides, touchants, si semblables à nous et pourtant d’une indéfinissable étrangeté. Bi Feiyu a songé à ce livre pendant vingt ans avant d’entreprendre sa rédaction, cherchant dans la fiction les moyens de rendre justice aux non-voyants qui l’ont inspiré et l’ont impressionné par leur recherche du bonheur, souvent plus joyeuse et volontaire, dit-il, que celle des voyants.


DR WANG

Le Dr Wang – dans les salons de massage, tous les non-voyants se donnent du « docteur » – avait commencé d’amasser son magot à Shenzhen. La boutique où il travaillait se trouvait dans le quartier de la gare. On était à la fin du vingtième siècle et, pour les maîtres de tuina non voyants, c’était une époque dorée. L’expression, un peu pompeuse, signifie que dans l’esprit du Dr Wang l’argent était tout simplement devenu fou et qu’il fallait se mettre, toutes affaires cessantes, à en ratisser le maximum à l’aide des huit intervalles séparant les dix doigts.

Comment l’argent était-il devenu si facile à gagner ? La cause la plus immédiate avait été la rétrocession de Hongkong. Les Hongkongais étaient mordus de tuina, les massages thérapeutiques de la médecine traditionnelle faisaient d’ailleurs partie de leur patrimoine et de leurs habitudes. Mais, du point de vue des tarifs, ce n’était pas donné. Le tuina, c’est du travail manuel, et avec le coût de la main-d’œuvre à Hongkong, qui avait les moyens de se l’offrir ? Or, dès la rétrocession, la conjoncture avait changé et les Hongkongais, par essaims entiers, pouvaient se ruer à Shenzhen. Venir à Shenzhen était désormais tellement simple, aussi simple qu’un homme et une femme qui tombent dans les bras l’un de l’autre ; la rétrocession, après tout, était-ce autre chose qu’une étreinte amoureuse ? Tous les cols blancs, cols bleus et même cols dorés de Hongkong, montrant un bel ensemble et une belle fièvre dans l’étreinte, s’étaient rués en chœur dans le giron de la mère patrie. Les habitants de Shenzhen avaient immédiatement saisi l’occasion en or qui leur était offerte, et l’industrie du tuina s’était développée en un clin d’œil. On l’imagine bien : quelle que soit la nature de l’entreprise, du moment qu’il n’est question que de force de travail, les Chinois du continent sont capables de déployer une énergie proprement phénoménale. Sans oublier que Shenzhen est une zone économique spéciale. De quoi s’agit-il au juste ? Simplement d’un endroit où l’humain ne vaut pas cher.

Une autre cause ne doit pas être oubliée : on était à la fin du siècle. L’heure approchant, les gens s’étaient mis à ressentir une peur panique, une terreur sans fondement véritable et qui témoignait d’un accès de « vide de yin », dont les manifestations étaient une fougue agressive et dévorante, les yeux brillants d’un éclat étrange et des muscles tressautants. Faire du pognon, et vite, il faut se faire du pognon ! Si on attend, il sera trop tard ! Tous étaient atteints de folie. Les gens avaient plongé dans la folie, et l’argent avait suivi. Mais la folie ça fatigue. Quel remède à cela ? Une séance de ce tuina tiré de la médecine traditionnelle, voilà qui est un bon remède.

C’est dans ce contexte qu’avait grossi le flot des non-voyants, praticiens de tuina, qui arrivaient à Shenzhen. D’une manière absolument foudroyante. Si on voulait trouver des comparaisons, on pourrait parler de tornade ou d’armée en marche, tous les non-voyants du pays avaient eu vent à l’instant même de cette formidable nouvelle, annonçant qu’à Shenzhen s’ouvrait une ère de renaissance pour eux. De l’argent plein les rues, bondissant partout avec entrain, de vrais sauts de carpe, plif plaf, à même le sol. Les provinciaux, très vite, avaient découvert à Shenzhen cet imposant spectacle de foules de non-voyants déferlant par les rues dans les environs de la gare. Cette ville nouvelle n’était pas seulement la fenêtre des réformes ou de l’ouverture économique, c’était d’abord le séjour des aveugles et leur paradis. Ils s’étaient mis en route, avec leurs lunettes noires, leur canne en main, longeant sur la gauche les avenues et les ponts, tantôt d’est en ouest, tantôt d’ouest en est, tantôt du nord au sud et tantôt du sud au nord. Ils sortaient en rangs d’oignons, rentraient de même, véritable défilé, se tenant aux épaules et marchant au pas. Heureux, affairés… Quand les lumières baissaient, c’étaient d’autres bataillons qui faisaient leur apparition : les Hongkongais, épuisés, les Japonais qui vivaient à Hongkong, exténués, les Européens qui vivaient à Hongkong, exténués, les Américains qui vivaient à Hongkong, exténués, et surtout, évidemment beaucoup plus nombreux mais tout aussi exténués, les locaux, nouvelle humanité constituée des enrichis de la classe capitaliste émergente, les dix doigts et le bout de la langue occupés à compter un argent qui bien entendu ne tomberait jamais dans le domaine public. Eux aussi arrivaient par essaims entiers. Ils étaient à bout, tellement à bout, ayant accumulé de la tête aux pieds toute la fatigue de ce siècle finissant. Ils étaient à bout, car ils avaient soumis leurs pauvres muscles à un traitement cruel. Ils débarquaient donc au salon de tuina et, avant même d’avoir eu le temps de préciser la durée de leur soin, à peine allongés, ils s’endormaient. Les ronflements locaux et les ronflements étrangers s’élevaient et diminuaient en cadence. Lorsque les maîtres non voyants de tuina les avaient bien aidés à se relâcher, bon nombre de clients arrivés survoltés au salon finissaient tout simplement par y passer la nuit. Ils ne parvenaient à émerger qu’au lever du jour. Dès leur réveil, ils versaient un pourboire. Et puis ils repartaient gagner de l’argent. L’argent leur collait au corps, voletait autour d’eux comme une tempête de neige, jamais loin, accessible d’un simple coup d’épée. Il leur suffisait de prendre la pose, avant-bras tendu, le corps fendu en avant, pour toucher de la pointe de l’épée le cœur de leur cible, d’un coup. Sans verser une goutte de sang.

Le Dr Wang s’était donc mis à gagner de l’argent. Ce qu’il récoltait, c’était de la menue monnaie. Mais il était tellement habitué à la pauvreté, en définitive, que dès son arrivée à Shenzhen tout cet argent l’avait épouvanté. Comment pouvait-on faire de l’argent comme ça ? C’était effrayant. Lui, il voulait assurer son autosuffisance, tout bonnement. Ce qui signifiait quoi ? Eh bien tout simplement résoudre par luimême ses problèmes de subsistance, logement et nourriture. Or, non content de pourvoir à sa propre subsistance, il marchait déjà en plein rêve. Il se faisait non seulement des yuans RMB, mais encore des HK dollars, des yens et des US dollars. La première fois que le Dr Wang avait palpé des dollars, c’était un samedi, au petit matin. Son client était un Japonais à la peau tendre et aux extrémités menues, le pourboire aussi avait été menu, d’un format inférieur, moins long et moins large qu’à l’habitude. Le Dr Wang, méfiant, suspectait un faux billet. Mais le patient, après tout, était un hôte de niveau international et le Dr Wang n’osait pas exprimer ses doutes, de si bonne heure il se sentait fatigué à tomber, alors que le propriétaire du « faux billet », lui, les muscles ragaillardis, se tenait devant lui, droit comme un pinceau. Donc il restait là, hésitant, sans cesser de tripoter le fameux pourboire. L’hôte japonais, voyant l’air hésitant du Dr Wang, croit que celui-ci trouve la somme insuffisante, après réflexion, il sort un nouveau billet. Du même format, un peu moins long et moins large qu’à l’ordinaire. Pour le coup, la méfiance du Dr Wang s’accroît : à quoi rime ce second billet ? L’argent de ce gars vaut donc si peu ? Il tient le billet dans sa main et s’est carrément figé sur place. L’hôte japonais, méfiant à son tour, sort un troisième billet et le balance dans la main du Dr Wang, avant de lui saisir le pouce qu’il amène, dressé, jusque devant son visage, tout en s’exclamant : « Bon travail, toi, ça, bravo, bravo ! » Sous les compliments, le Dr Wang sait de moins en moins quoi répondre et se confond en remerciements. Croyant toujours qu’il s’est fait berner, très sombre, il n’ose pas en parler, son « petit » pourboire glissé dans ses vêtements. Enfin, l’après-midi, n’y tenant plus, il montre les billets à un valide : ce sont des dollars. Trois cents dollars tout rond. Haussant les sourcils, le Dr Wang reste bouche bée, sans parvenir à la fermer de l’après-midi tellement il se marre. Le voilà parti. D’un seul souffle, il trace trois cercles sur les côtes sud de la mère patrie
1.

C’est ainsi que vient la folie de l’argent. De convoitise, on perd toute mesure. Les billets se multipliaient et, comme des tapis volants, grimpaient dans les airs. Ils s’élevaient, tournoyaient, faisaient des loopings, descendaient en piqué, pour atterrir finalement en hululant juste entre les doigts du Dr Wang. Celui-ci était désormais en mesure de percevoir le curieux bruit de moteur annonciateur de l’argent, un grondement sourd, bientôt suivi d’un sifflement aigu. Les journées se succédaient, dans une excitation croissante. On aurait dit la guerre. Et le Dr Wang s’est enrichi.

Au beau milieu de cette « guerre », le Dr Wang a connu le « printemps ». Il est tombé amoureux. On était alors à la fin du millénaire et le nouveau siècle allait commencer. Le soir du réveillon, Xiao Kong, jeune personne non voyante originaire de Bengbu dans l’Anhui, est venue de l’autre bout de Shenzhen rendre visite au Dr Wang dans son salon du quartier de la gare. Comme il n’y avait pas de clients, dans les cabines de tuina c’était le calme plat et l’atmosphère ne s’accordait pas du tout au réveillon du millénaire. Les praticiens non voyants, réunis dans la salle de repos, s’écroulaient un peu, chacun dans son coin. Ils ne parlaient même pas, mais dans leur tête ils fulminaient. Ils en voulaient à leur patron. Quand même, un jour pareil, ne pas leur donner congé ! Or le patron leur avait dit : « Prendre congé un jour pareil ? Pour les autres il fait jour, pour vous il fait noir, ça ne peut pas être la même chose, non ? Les autres se reposent, ils s’amusent et vont se fatiguer, et alors ce sera l’aubaine pour vous, qui sait à quelle vitesse les affaires vont nous tomber dessus ! Attendez un peu, vous tous, aucun ne doit manquer ! » Les masseurs, pour attendre, ont attendu, mais les affaires ont dû se casser la jambe car pas un client n’a fait son entrée. Le Dr Wang et Xiao Kong, après avoir tenu un moment, se sont trouvés désœuvrés. Ensuite le Dr Wang a soupiré discrètement, puis il est monté à l’étage. Rien n’a échappé à l’oreille de Xiao Kong qui, après quelques minutes, a grimpé à tâtons l’escalier et s’est rendue dans le salon de massage.

Ici c’est encore plus calme. Tous deux se dirigent vers la pièce du fond, ouvrent la porte, entrent. Ils s’assoient, chacun sur un lit de massage. En temps ordinaire c’est plein à craquer, mais là, jamais l’ambiance n’a été aussi morne. La veille du nouveau millénaire, une situation pareille est tellement inattendue qu’elle en est presque angoissante. Comme si c’était prémédité ; un décor minutieusement disposé à l’avance, en prévision. En prévision de quoi ? Difficile à dire. Le Dr Wang et Xiao Kong se mettent à rire. Sans bruit, chacun pour soi. Ils ne se voient pas, mais ils savent tous les deux que l’autre rit. Puis ils se consultent : « Pourquoi tu ris ? » Qu’est-ce qu’ils pourraient répondre ? Alors ils retournent la question : « Et toi ? » Les phrases se suivent à la file, après ces questions. Tout leur paraît calculé, on se croirait dans une mauvaise comédie. Pourtant ils reprennent leur sérieux. On se rapproche bel et bien d’une éventualité, rien n’interdit de poursuivre la manœuvre. Ils se remettent donc à rire. Rire leur donne une sensation un peu bizarre, comme si leurs joues étaient engourdies. Un manque parfait de naturel, il leur est difficile de continuer de rire et encore davantage de cesser de le faire. Lentement, l’atmosphère dans le salon de massage se fait suggestive, animée, il y a comme un léger frémissement. Très vite, le frémissement fait corps, devient flot. Qui sait à quel moment le flot se démultiplie, les bouscule, une houle se lève, annonciatrice d’événements plus graves encore. Les éléments semblent prêts à se déchaîner, à déferler de tous côtés. Les indices d’un danger imminent s’accumulent.

Pour éviter d’être emportés par le flot, ils se tiennent au bord du lit, de toutes leurs forces, avec un succès mitigé. Ils luttent un bon moment, dans cet équilibre instable, et finalement le Dr Wang met le vrai sujet de conversation sur le tapis. Il avale sa salive et demande : « Tu… as bien réfléchi ? »

Xiao Kong détourne la tête. C’est une habitude, chez elle. Lorsqu’elle détourne la tête avant de parler, c’est qu’elle a déjà pris sa décision. Elle agrippe le bord du lit, répond : « J’ai bien réfléchi, et toi ? » Le Dr Wang met une éternité à répondre, ils sont pris de rires, par moments. Le rire s’éteint puis reparaît sur son visage. Trois fois il se reprend, avant de déclarer enfin : « Tu sais, moi ça ne compte pas. Le plus important, c’est toi. » La phrase a mis un temps interminable à venir, et Xiao Kong attendait. Pendant cette attente, elle n’a cessé de gratter du bout du doigt le revêtement du lit de massage, crr crr crr, sur le skaï. En entendant la phrase du Dr Wang, elle détecte un sens qui s’y cachait et la signification de cette phrase embaume, répand un parfum encore plus délectable que s’il avait dit : « Oui, j’ai bien réfléchi. » Aussitôt, sa respiration s’accélère. Très vite, son corps brûle. Elle sent que quelque chose en elle a changé, de manière à peine perceptible et cependant radicale, de l’ordre d’une reddition sans conditions. Alors Xiao Kong saute du lit de massage, s’avance, elle est maintenant debout devant le Dr Wang. Lui aussi s’est levé. Leurs mains en avant, chacun presque au même moment atteint le visage de l’autre. Ses yeux. A ce contact, tous deux se mettent à pleurer. Ils n’étaient pas préparés à ce qui arrive et que rien ne laissait présager. Chacun laisse son regard se déverser sur les doigts de l’autre, les larmes sont toujours une émotion et annoncent de nouveaux événements. Et donc ils s’embrassent, bien qu’ils n’y connaissent rien. Les bouts de nez s’entrechoquent, puis très vite se cèdent mutuellement la place. Xiao Kong, plus maligne finalement, tourne un rien son visage, mais le Dr Wang n’est quand même pas si bête, se fiant à la respiration de la jeune femme, il trouve ses lèvres du premier coup, et cette fois le baiser a lieu. C’est leur premier baiser, à tous deux et à chacun, mais il n’est pas très enthousiaste car ils ont un peu peur ; de ce fait leurs lèvres se séparent, tandis que leurs corps au contraire se rapprochent, se collent presque l’un à l’autre. Comparativement au premier baiser échangé, ils préfèrent de beaucoup, adorent même ce « baiser » de leurs corps, qui ainsi ont trouvé un soutien et un appui. Qu’il est bon de savoir sur qui compter et s’appuyer ! Quelle sécurité et quel réconfort, sûrs, solides ! Pouvoir compter l’un sur l’autre, pour la vie. Le Dr Wang serre Xiao Kong contre lui avec emportement, dans un geste presque brutal. Xiao Kong, elle, préférerait qu’ils s’embrassent de nouveau, mais lui s’exalte : « Allons à Nankin ! dit-il. Tu viens avec moi ! A Nankin ! J’ouvrirai un salon, tu seras la patronne ! » Et autres divagations. Xiao Kong, sur la pointe des pieds, l’arrête : « Embrasse-moi, embrasse-moi, s’il te plaît ! » Ce baiser-là est beaucoup plus long que le premier, suffisamment long pour les faire passer d’un siècle à l’autre. Xiao Kong pourtant ne s’est en rien départie de sa vigilance habituelle, à l’issue de cet interminable baiser, quelque chose lui revient en tête, elle sort sa montre parlante, presse le déclic, et la montre annonce : « Il est actuellement zéro heures et vingt et une minutes, heure de Pékin. » Xiao Kong pose sa montre dans la main du Dr Wang et se remet à pleurer. Et elle proclame, de grands sanglots dans la voix :

« C’est la nouvelle année ! Le nouveau millénaire ! »

Et c’est ainsi qu’avec la nouvelle année et le nouveau millénaire a commencé l’histoire d’amour du Dr Wang. De son point de vue, l’amour est un but dans l’existence. Toute sa vie d’un coup devient évidente : travailler d’arrache-pied, réunir l’argent nécessaire, rentrer chez lui, ouvrir un salon et dès que possible permettre à Xiao Kong d’en devenir la patronne. Le Dr Wang sait que s’il y met du sien, son projet peut se réaliser. Cette confiance en lui n’est pas sans fondement, il a quelques raisons de croire en ses talents d’artisan. Il est armé. On le devine rien qu’à tâter ses mains, longues, larges et fortes, deux bonnes mains généreuses et charnues. Ses habitués le savent, le Dr Wang, chaque fois qu’il pratique un soin de détente, ne commence pas par le cou, mais par les fesses. Il enveloppe de ses deux grandes mains musclées les fesses de son client, les secoue, et celuici a l’impression que toute sa carcasse s’éparpille. Pas pour de bon, bien sûr, c’est une impression, on a même celle d’une décharge électrique quand c’est le plus réussi. Le Dr Wang est vraiment fait pour le tuina. Quand bien même il n’aurait pas eu de problème de vue, il était bâti pour ce métier. Bien entendu, la taille ou l’épaisseur des mains ne suffisent pas à les rendre efficientes, car elles doivent surtout maîtriser l’art d’appliquer l’énergie. Le Dr Wang est non seulement grand et massif, mais fort et adroit, de cette dextérité qui fait dire : « Le tranchant de la lame court librement
2. » Ce dicton met en lumière un élément crucial, qui est la façon dont on applique la force : celle-ci doit être équilibrée, souple et pénétrante, sans pour autant être incisive. Quand l’énergie est insuffisante, la méthode courante est de « forcer ». Il n’est pas bon que le praticien de tuina force, car à coup sûr le patient aura mal. La douleur se manifeste au niveau de l’épiderme, si la manœuvre est mauvaise, il y a risque de blessure interne. La force qui s’exerce correctement « pénètre sous l’écorce », tout l’art résidant dans le poids, l’amplitude, l’assurance du geste et bien sûr sa capacité à pénétrer jusque dans les couches les plus profondes des tissus. Certes, c’est douloureux mais il s’ensuit surtout des courbatures ainsi qu’une sensation d’avoir enflé. Une sorte de bien-être impossible à exprimer. Le résultat est là. Le Dr Wang a les doigts épais, la paume large, de la poigne et des mains qui en imposent, il sait « attraper » le point d’acupuncture sans erreur, et dès lors, sans qu’il paraisse avoir dépensé la moindre énergie, vous sentez que vous êtes « pris ». Une fois « pris », quelles que soient les tortures qu’il voudra vous infliger, vous vous laisserez faire volontiers. Compte tenu de son savoir-faire, les clients fidèles et les hôtes privilégiés du Dr Wang sont particulièrement nombreux, la plupart sont en « séance horaire » et beaucoup restent la nuit complète. Pour cette raison, il s’est fait des rentrées, ne serait-ce qu’en pourboires, sans commune mesure avec les usages habituels. Ses collègues eux-mêmes le savent, le Dr Wang, qui pourrait être considéré comme un parvenu dans la profession, s’est constitué un bon petit matelas, suffisant pour voir venir. De quoi se faire une place entre indices forts et indices en baisse.

Le Dr Wang a eu des soucis. Des soucis au sujet de ses placements financiers. En matière d’argent, c’est vrai qu’il en avait un peu de côté. Mais ainsi qu’il l’avait calculé, avec aussi peu, il était inutile de songer retourner à Nankin ouvrir sa propre boutique, et la seule solution adéquate pour monter un établissement digne de ce nom était de s’associer. Or le Dr Wang s’y refusait : prendre un associé, qu’est-ce que ça voulait dire ? Avec un associé, Xiao Kong ne serait en réalité la patronne de personne et elle n’aurait aucune raison de se réjouir de porter un tel titre. Plutôt que de risquer de la mécontenter, il valait mieux attendre. Il se tuait à réfléchir à cette question : faire d’elle la « chef ». En ce qui le concernait, il pouvait passer outre car peu lui importait d’être ou non le patron, tandis que pour Xiao Kong il n’avait pas l’intention de se montrer négligent. Quelqu’un qui se donne à vous entièrement, comme ça, c’est facile à trouver peut-être ? Il devait, pour se montrer à la hauteur, faire d’elle la « chef ». Elle n’aurait qu’à trôner dans leur boutique, boire son thé à petites gorgées et grignoter ses graines de pastèque, lui, le Dr Wang, il voulait bien se crever à cracher le sang pour le lui permettre.

Comment en était-il arrivé à vouloir placer son argent ? Par amour, bien sûr. Mais c’est quoi l’amour ? Après s’être longuement interrogé, le Dr Wang avait conclu : l’amour, ce n’est rien d’autre que la faculté de s’attendrir. C’est cela : Xiao Kong l’attendrissait. Et pour parler plus concrètement, c’étaient ses deux mains qui l’attendrissaient.

Bien que résidant tous deux à Shenzhen, le Dr Wang et Xiao Kong ne travaillaient pas au même endroit, si bien qu’ils avaient d’énormes difficultés à se rencontrer. Et quand ils y parvenaient, le temps leur était chichement compté, tout juste suffisant pour échanger quelques baisers. C’est ce qu’elle préférait, les baisers. Pour elle, ils ne duraient jamais assez. Enfin, hormis les baisers, ils avaient d’autres plaisirs, ils prenaient du bon temps. Par exemple, chacun arrangeait les cheveux de l’autre, ou bien encore ils s’examinaient mutuellement les mains. Xiao Kong avait de toutes petites mains, douces et souples, avec des doigts pointus. Des doigts « pareils à des tiges de ciboule », cela ressemblait sûrement à ça. Mais les mains de Xiao Kong avaient des défauts : le majeur et le pouce s’ornaient déjà de petits bourrelets. Impossible du reste qu’il en soit autrement, les mains calleuses, tous ceux qui gagnent leur vie avec le tuina savent ce que c’est. Très vite, le Dr Wang avait réalisé ce qui n’allait pas dans les mains de Xiao Kong. Les os des doigts n’étaient pas alignés. A partir de la deuxième phalange, ses doigts déviaient. Quand le Dr Wang tirait dessus, ils restaient bien droits, mais dès que la main se relâchait, de nouveau les doigts déviaient. Ils étaient maintenant sérieusement déformés. Ce sont des mains, ça ? Vous appelez ça des mains ? Xiao Kong bien sûr en était consciente et, gênée, elle voulait lui enlever ses doigts, mais le Dr Wang continuait à tirer dessus, sans vouloir les lâcher. Et tout en s’escrimant sur les doigts de Xiao Kong, le Dr Wang sombrait dans l’abattement.

Avec sa constitution, Xiao Kong, assez petite et maigre, n’aurait jamais dû apprendre le tuina. Les clients, il y en a vraiment de toutes sortes. Chez certains, rien à dire, on les touche à peine, ils trouvent tout de suite que ça chatouille ou leur fait mal ; mais d’autres sont beaucoup plus coriaces et n’ont pas de la peau sur le corps mais un vrai cuir de bœuf. Si tu y vas trop doucement, ils se sentent lésés, alors ils te harcèlent en répétant à tout bout de champ : « Plus d’énergie, mettez-y plus d’énergie. » Des types de ce genre, le Dr Wang en avait déjà rencontré, le plus représentatif étant un gars baraqué qui venait d’Afrique. Ce collègue parlait assez moyennement le chinois, mais savait prononcer trois mots à la perfection : « Encore plus fort. » Au bout d’une heure, même quelqu’un d’aussi costaud que le Dr Wang en sortait harassé et en nage. A coup sûr c’était à force de s’être appliquées de leur mieux, séance après séance, que les mains de Xiao Kong avaient fini par se déformer. Une constitution et des mains comme les siennes pouvaient-elles résister à un tel traitement, quatorze ou quinze heures d’affilée quotidiennement ?

« Plus fort ! Encore plus fort ! »

Le Dr Wang pétrit les mains de Xiao Kong, lui tripote les doigts, le cœur lourd. Soudain il éloigne les deux mains, les ouvre et d’un coup les fait retomber sur son visage. Et vlan, deux bonnes gifles ! Xiao Kong sursaute, épouvantée, elle n’a pas compris immédiatement ce qui se passait et quand elle comprend c’est déjà trop tard. Le Dr Wang semble pris d’une impulsion irrépressible, d’ailleurs il s’apprête à remettre ça, mais Xiao Kong retient ses mains de toutes ses forces, elle prend entre ses bras la tête du Dr Wang et la serre contre sa poitrine. « Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-elle en pleurant. En quoi es-tu responsable ? »

Le Dr Wang allait donc placer son argent en Bourse, avec la mentalité d’un parieur et non sans avoir longuement hésité, mais dès qu’il pensait aux mains de Xiao Kong, il n’avait qu’une hâte, s’enrichir, faire fortune du jour au lendemain. Toutefois, même si l’argent était devenu fou ces derniers temps, deux mains ne sont jamais que dix doigts et huit intervalles entre eux, un point c’est tout. Cette nouvelle année était déjà à moitié écoulée lorsque le Dr Wang avait enfin eu l’inspiration divine, qui lui soufflait de jouer en Bourse. L’argent était fou, mais quelle que soit sa folie, elle paraissait mineure par rapport à celle qui s’était emparée d’un autre genre de valeurs, Bourse, actions et de tout ce qui s’appelle titres. Cette folie-là lorsqu’elle se manifeste est de nature à vous faire faire des galipettes ou vous faire marcher sur les mains. Elle est assez puissante pour vous arracher de votre sol aride. Le Dr Wang, quand il était de service, entendait souvent les clients qui discutaient de Bourse et il en retirait toujours une impression totalement extravagante, des images familières et pourtant louches, bien réelles et pourtant si infernales qu’on avait du mal à y croire. « Du fric à la pelle, du fric à tes pieds, t’as qu’à tendre le bras ou t’as qu’à te baisser, tu ne le ramasses pas, c’est bien fait pour toi, si ça te laisse froid, t’es vraiment un cas… » Voilà pour résumer quel tableau d’ensemble on pouvait donner de la Bourse. Alors, pourquoi ne pas essayer ? Si par exemple la Bourse demain se mettait par chance à grimper en flèche, alors après-demain il pourrait avec Xiao Kong s’envoler direct pour Nankin. Le Dr Wang déplie son cou fatigué, lève des sourcils vainqueurs, redresse la tête, à toucher le ciel. Il emporte avec lui tout l’argent qu’il a économisé et place tout en vrac…

Ce n’était vraiment pas le moment. Qui plus est, en un placement unique. A peine a-t-il fait son dépôt que le marché a tourné. Bien sûr il lui était encore possible de se défiler, s’il reprenait son argent, le mal ne serait pas si grand. Mais comment pourrait-il se retirer ? Dans son idée, perdre ne serait-ce qu’un centime n’est pas acceptable. Cet argent, ce n’est pas de l’argent, c’est chacune des callosités qui se forment sur chacune des phalanges de leurs doigts. Ce sont leurs doigts déformés. Ce sont toutes leurs nuits blanches. C’est chaque fois qu’ils ont entendu « plus fort ! ». C’est le pouce qui n’en peut plus, qu’on remplace par l’index ; l’index qui n’en peut plus, qu’on remplace par le majeur ; le majeur qui n’en peut plus, qu’on remplace par le coude. Enfin le coude qui n’en peut plus, qu’on remplace à nouveau par l’index. C’est leur sueur et leur sang. Il ne supporterait pas la moindre perte. Il attend. Il ne pense plus à devenir riche, mais au moins son « capital » ne doit en aucun cas être entamé. Ainsi le Dr Wang, à cause de cette idée de « préserver son capital », plonge dans un précipice sans fond. Agrippé par une folie dépourvue de corps, de voix et qui jamais ne montre son visage, condamnant la porte du destin.

Le marché ne s’était pas envolé, il avait fait la culbute. KO. Tu pouvais faire une scène, te rouler par terre, menacer, écumer, avoir des spasmes, ce n’était pas ça qui le ferait relever. Une putain d’embrouille, sur la tête de ma grand-mère. La Bourse, ce pouvait être une telle folie ? Mais qui l’avait poussée dans la folie ? Le Dr Wang, le visage tourné de côté, se retrouvait à tout propos l’oreille rivée au poste. C’est en l’écoutant qu’il a appris une nouvelle expression, la « main invisible ». Apparemment, de sa main invisible, quelqu’un venait bel et bien de leur jouer une farce, qui les poussait tout vivants dans la folie. Derrière cette main, à coup sûr, il y en avait d’autres, invisibles elles aussi, mais plus grandes, puis puissantes et plus folles. D’ailleurs, pour le Dr Wang toutes les mains sont invisibles, y compris les siennes, qui en comparaison semblent bien faibles et démunies. Une fourmi, voilà ce qu’il est, et les grandes mains invisibles, grandes comme ciel et terre, pouvaient d’une simple claque l’expédier, lui, Dr Wang, de Shenzhen jusqu’en Patagonie. De désespoir, il ne se tape pas désespérément dans les mains, il fait juste craquer ses articulations, comme ça, pour se distraire. Le pouce deux fois, chacun des autres doigts trois fois, ce qui fait en tout vingt-huit craquements, cric, crac, aussi fort qu’une guirlande de pétards.

L’argent est devenu fou. Un coup de folie et le Dr Wang a eu de l’argent, un autre coup de folie et il l’a perdu.

« Me voilà tout ratiboisé, je suis de retour mais ma besace est vide. » C’était une vieille chanson que le Dr Wang avait appris à chanter dans son enfance. Fin 2001, quand il rentre à Nankin, les paroles de cette chanson résonnent à son oreille. Le Dr Wang est sombre, démoralisé. Pourtant, dans un autre registre, disons que le Dr Wang est épanoui et rayonnant car, pour finir, Xiao Kong a fait le chemin avec lui. Elle n’est pas retournée à Bengbu, elle a filé en douce à Nankin avec lui, déplacement dont la signification est absolument limpide. La mère du Dr Wang est si contente qu’elle doit se retenir de gambader. Pas mal, le fiston ! Elle a libéré le lit qu’elle partage avec son époux et entraîne à dessein leur fils dans la cuisine. Là, elle se penche à son oreille : « Couche donc avec elle ! Au réveil, où est-ce qu’elle pourra se sauver ?! » Le Dr Wang détourne la tête, fâché. Très fâché. Sa mère le dégoûte d’être si triviale. De sa vie, elle ne se débarrassera donc jamais de sa mentalité poissarde. Le Dr Wang relève les sourcils, le visage hautain. Il y a des choses dans la vie, si on peut les faire de cette manière-ci, on ne doit pas en parler de cette façon-là.

Ils restent à la maison jusqu’à la fête des Lanternes. La mine de Xiao Kong s’améliore de jour en jour. La mère du Dr Wang ne cesse de la féliciter, disant combien elle est jolie, combien elle a une belle peau, combien les conditions naturelles à Nankin sont excellentes et surtout « à quel point elles peuvent être meilleures qu’à Shenzhen, et tellement nourrissantes », « notre chère Xiao Kong » en est changée chaque jour davantage ! Pour le lui prouver, elle prend sa main et du dos du poignet lui fait effleurer son visage. « Pas vrai ? Dis voir, toi, c’est pas vrai ? » Xiao Kong s’en rend bien compte, sa peau est beaucoup plus douce, son visage est lisse et uni. Mais Xiao Kong est femme avant tout et soudain elle réalise quelle est la véritable cause du changement. Alors elle est morte de honte, perd son sang-froid, mais dans son trouble elle ne s’agite en rien, reste immobile au contraire. Parfaitement immobile. La silhouette figée, le haut du corps raide et crispé. Elle a les poings serrés, le pouce d’une main glissé à l’intérieur de l’autre, elle les pétrit à se faire mal. C’est un travers typique chez les non-voyants. Quand ils ont un secret à cacher, ils suspectent toujours les autres de l’avoir percé à jour, puisqu’ils n’ont aucun moyen de se dérober. Xiao Kong a l’impression que tous ces beaux moments à vous faire chavirer sont exhibés à la vue d’autrui.

Le Dr Wang ne va pas laisser échapper l’occasion. Profitant d’une absence de ses parents, il amène opportunément la conversation sur le sujet qui l’intéresse : « Et si nous ne repartions pas ? » Xiao Kong ne dit pas non, elle ne dit pas oui non plus. « Nous avons encore nos bagages là-bas », répond-elle seulement. Le Dr Wang se concentre un instant. « On peut faire juste l’aller et retour, dit-il, avant de compléter : Oui, mais il va falloir se fendre à nouveau de deux billets de train. » Xiao Kong se dit, c’est comme ça. Mais c’est dommage quand même. « Ou alors je pourrais faire le voyage toute seule », dit-elle. Le Dr Wang lui caresse la main, lui tire sur les doigts et, après être resté silencieux un long moment, répond : « Ne t’en va pas.

— Mais ce n’est que pour quelques jours ! »

Le Dr Wang redevient silencieux, puis finit par ajouter : « Je ne veux pas te quitter, pas même un seul jour. Dès que tu t’en vas, je deviens doublement aveugle. » Cette phrase est pleine d’une douleur poignante. Le Dr Wang est un personnage et, pour Xiao Kong, l’entendre prononcer ces paroles avec une telle sincérité, c’est déchirant. Elle ne sait que répondre et, après avoir longuement réfléchi, elle s’épanouit, son bonheur prend tout l’espace, du haut du ciel au fin fond de la terre. Le sang lui afflue au visage. Eh bien, se dit-elle, si je pique un fard comme ça à tout moment de la journée, pas étonnant que j’aie bonne mine ! La main du Dr Wang dans les siennes, elle pense avec fierté qu’à cet instant, certainement, elle est une personne « belle à voir ». Mais sa fierté cède vite la place à un taraudant regret : sa mine, le Dr Wang ne peut la voir, il ne saura jamais de sa vie si elle est belle. S’il la voyait, qui sait d’ailleurs ce que l’amour lui ferait préférer. Et tant pis pour les regrets, se dit Xiao Kong, il ne faut pas être trop gourmand, on n’est déjà pas si mal avec ce qu’on a. Après tout, elle, Xiao Kong, est désormais une femme qui en amour tient une place forte.

Elle est restée. Mais la question une fois résolue de ce côté, le cœur du Dr Wang s’est remis à s’emballer. Au début, il a eu l’intention de ramener Xiao Kong à Nankin pour ouvrir une boutique et qu’elle en soit la patronne. Justement, la boutique ? Elle est où ? Dans le silence des nuits, le Dr Wang écoute la respiration régulière de Xiao Kong, caressant l’un après l’autre chacun de ses dix doigts – les huit intervalles de ses dix doigts tordus – sans parvenir à s’endormir. Une insomnie bien tordue, comme ses rêves, tordus également.

Après avoir tergiversé pendant deux ou trois jours, le Dr Wang a pris le téléphone et s’est décidé à composer le numéro de Sha Fuming. A ce propos, disons déjà qu’entre le Dr Wang et Sha Fuming c’est une longue histoire, dont l’origine remonte loin. Tout jeunes déjà, ils étaient dans la même école, puis ils avaient poursuivi leur scolarité jusqu’à la fin de leur formation professionnelle, après avoir choisi l’un et l’autre la spécialité du tuina, issu de la médecine traditionnelle chinoise. La seule différence c’est qu’après leur diplôme le Dr Wang était parti à Shenzhen et Sha Fuming à Shanghai. Le temps avait passé en un clin d’œil, et voilà qu’ils étaient de nouveau tous deux revenus à Nankin. Le contexte n’était plus le même, Sha Fuming devenu patron de sa boutique, tandis que le Dr Wang était toujours salarié. A n’en pas douter, les petites excroissances calleuses sur les doigts de Sha Fuming devaient avoir déjà perdu leur aspect rebondi.

Ce coup de fil était pénible à donner pour le Dr Wang. L’année précédente – ou était-ce l’année d’avant ? –, il y a deux ans, disons, le centre de tuina de Sha Fuming venait d’ouvrir et celui-ci, dans sa hâte de constituer son contingent, avait carrément appelé à Shenzhen. Il espérait que le Dr Wang pourrait revenir. Il connaissait ses talents et, dans son salon, ce serait, disait-il, comme un roc au milieu du courant, un garant de la qualité du service, et donc des affaires qui tournent et de la renommée. Pour l’attirer dans ses filets, Sha Fuming avait donné en partage au Dr Wang ce qui ne se compte pas en pourcentage : il lui avait montré la plus grande considération. On pouvait envisager qu’il ne retienne aucun argent sur le travail du Dr Wang, ou même que celui-ci soit actionnaire. Il l’avait dit très clairement, il souhaitait que « son vieux Wang » soit là pour « étayer sa façade ». Le Dr Wang avait refusé. A Shenzhen, l’argent était si facile à gagner, quel intérêt aurait-il à quitter le nid ? Pourtant il savait que la vraie raison n’était pas là. Le motif véritable était d’ordre affectif. Le Dr Wang rechignait à venir travailler pour son vieux camarade d’école. De vieux copains devenus l’un patron et l’autre son employé, il y aurait toujours entre eux une gêne difficile à exprimer.

C’était vraiment se forcer à boire après avoir refusé de trinquer : il n’était pas venu quand on lui en faisait l’aimable « invitation » et voilà maintenant qu’il se pointait pour réclamer. Pour un résultat identique. La différence était dans la manière. Bien sûr, il aurait pu ne pas réclamer, les centres de tuina ne manquent pas à Nankin, et aller ailleurs, pour lui, c’était du pareil au même. Mais le Dr Wang voulait maintenant à tout prix aller chez Sha Fuming, à cause de Xiao Kong.

Cette fille avait toutes les qualités, excepté un détail dont on ne saurait se féliciter, elle était plutôt avare, grippe-sou même, le mot n’a rien d’exagéré. Dès que l’argent lui tombait dans les mains, elle le planquait sous son aisselle et, même si on la menaçait d’une mitraillette, il ne fallait pas compter qu’elle le laisse dégringoler. Chez un ami ordinaire, le Dr Wang trouvait ce défaut absolument insupportable, mais tout bien considéré, Xiao Kong un jour ou l’autre deviendrait sa légitime et ce qui chez elle était un défaut cesserait peut-être d’en être un, pour ne plus s’appeler avarice mais « économie ». Quand elle était encore à Shenzhen, Xiao Kong, du fait de sa pingrerie, n’avait jamais entretenu de bonnes relations avec les hôtesses de l’accueil. Ces relations, toujours délicates, entre les praticiens et la réception sont fondamentales. Dans un certain sens, la question de savoir si un praticien entretiendra de bons termes avec l’accueil conditionne toute son existence de non-voyant. Ces personnes ne sont jamais des non-voyantes, il faut qu’elles soient valides. Elles ont l’œil vif. Dès qu’un client passe les portes, elles sont capables de voir s’il a du fric ou s’il est fauché. Selon qu’il est friqué ou fauché, on ne lui affectera pas le même praticien, c’est tout une technique. A chaque fois, de l’accueil on hèle les masseurs, ils obtiennent des pourboires et, bien qu’ils fassent tous huit séances par jour, le résultat sera très différent. Evidemment, la règle dans les salons est qu’on prenne les séances dans un certain ordre et à tour de rôle. Mais à quoi sert-il d’établir un roulement ? Au salon, il y a toujours quelqu’un chargé d’attribuer les séances. Un exemple au hasard : vous devez bien à un moment vous rendre aux lavabos. Admettons qu’au même moment entre dans le salon un mec plein aux as, si on veut vous privilégier, à l’accueil, on proposera d’abord au client de « patienter », d’« accepter une tasse de thé ». Cela rompt-il le cérémonial ? Nullement. Le temps que vous ayez usé des commodités et que vous reveniez, bien décontracté, le gars plein aux as vous tombe dans les mains. A l’inverse, vous venez d’entrer dans les toilettes et à l’accueil on affecte tout de suite le « tour suivant », et vous, le temps que vous ressortiez, le gars est déjà étendu sur le lit de massage d’un autre, occupé à rire et discuter avec lui. Qu’est-ce que vous pouvez dire ? Rien. Voilà pourquoi il faut entretenir avec l’accueil des relations parfaitement lisses et polies. Quand les hôtesses vous ont à l’œil, dans un monde exposé à la lumière et aux regards, comment allez-vous vous en tirer ? Comment rester lisse et poli ? La réponse est simple et tient en un mot : lâcher. Quoi ? Autre mot : l’argent. A ce sujet, le règlement est on ne peut plus strict dans les salons, ce genre de comportement est totalement interdit, mais les maîtres masseurs ne sont pas du genre à se faire lier pieds et poings par des principes qui restent sur le papier, en se creusant bien la tête, on trouve toujours le moyen de faire accepter une « petite intention » aux hôtesses. L’ambition des maîtres masseurs, c’est d’obtenir qu’à l’accueil on veuille bien fermer un œil et ouvrir l’autre, et qu’entre les deux on puisse trouver le moyen de leur permettre des conditions d’existence modestes mais dignes.

Xiao Kong est pingre. Et donc elle ne « lâche » pas. Xiao Kong a trouvé une base théorique sur laquelle appuyer sa pingrerie, comme elle l’a expliqué avec beaucoup de fierté au Dr Wang : étant née sous le signe du Buffle d’Or, elle aime l’argent et en a besoin, en manquer c’est pour elle comme manquer d’oxygène, cela lui donne le souffle court. Bien sûr, c’est pour rigoler. Ensemble, ils en ont spécialement débattu. En réalité, Xiao Kong n’est pas exactement pingre, mais elle ne veut pas se laisser faire. Elle explique : « Moi je suis non voyante, le peu que je gagne, péniblement, il faudrait que je le leur lâche, à ces yeux-là, et puis quoi encore ! » Le Dr Wang comprend bien ce qu’elle veut dire, mais il ne peut s’empêcher de soupirer en lui-même : Elle est niaise ou quoi, cette gamine !?

« Tu sais tout ce que tu te fais soutirer par en dessous, de cette façon ? lui demande le Dr Wang en souriant.

— Oui ! Si je me montre encore plus pingre, c’est bien pour en récupérer un peu, non ? » répond-elle en éclatant de rire.

Le Dr Wang préfère lever le visage vers le ciel : c’est donc comme ça qu’elle calcule. « Toi, dit-il en la prenant dans ses bras, tu ne comprends vraiment rien à la politique. »

Il le sait bien, où qu’elle aille, elle sera toujours la reine des dupes, partout elle trouvera des gens pour la berner. Certes elle a la dent dure, mais Dieu sait combien de fois ce défaut s’est retourné contre elle. La pingrerie est un des visages que revêt une nature exigeante, et les gens exigeants ne peuvent éviter de se prendre des coups. Telles sont les raisons qui poussent le Dr Wang à vouloir dur comme fer devenir l’employé de son vieux camarade de classe. Car enfin, s’il avait un vieux copain comme patron, Xiao Kong ne risquerait plus de se faire berner. Plus personne n’oserait l’humilier.

Le Dr Wang s’empare du téléphone, compose le numéro de portable de Sha Fuming et hurle : « Bonjour Chef ! » M. Sha, au son de la voix du Dr Wang, est au comble de la joie, il répond avec une chaleur qui inonde l’oreille du Dr Wang. Mais il enchaîne immédiatement en le priant de l’excuser, il est « en pleine séance ». « Rappelle-moi dans vingt minutes », ajoute-t-il.

Le Dr Wang éteint son portable, les coins de sa bouche se relèvent, il sourit. Sha Fuming semble avoir oublié que le Dr Wang est, comme lui, un non-voyant de la catégorie B1, un non-voyant authentique, incontestable. Ainsi sont les non-voyants, ils ne voient pas ce qui est sous leur nez, mais en revanche, à dix mille kilomètres ils « voient » très bien, surtout quand c’est au téléphone. Sha Fuming n’était pas « en pleine séance ». Il était dans le hall d’accueil. On l’entendait d’après le fond sonore au téléphone. La différence entre le hall d’accueil et une salle de massage peut sembler mince, pourtant, dirait le Dr Wang, c’est comme la fesse gauche et la fesse droite, elles ont l’air identiques mais un fossé les sépare. Le type ressemblait de plus en plus, dans ses manières d’agir, à un homme pourvu de deux yeux qui voient. Il avait de l’avenir. Un bel avenir, vraiment.

Le Dr Wang est très fâché. Mais il n’en laisse rien paraître. Vingt minutes plus tard, il rappelle.

« Alors, Chef, les affaires marchent ! dit-il.

— Ça peut aller. J’ai de quoi manger.

— Je pensais justement venir chercher à manger chez mon vieux copain, dit le Dr Wang.

— Cette blague ! répond Sha Fuming. Depuis le temps que tu es à Shenzhen, sans parler d’avoir pris du ventre, tu dois même avoir forci des cuisses et des bras. Tu veux venir manger chez moi ? Je prie le ciel que tu ne manges pas ma boutique. »

Sha Fuming sait vraiment parler, maintenant, il ressemble décidément de plus en plus à un homme pourvu de ses deux yeux.

Le Dr Wang n’a pas le temps de se fâcher contre Sha Fuming. Il reprend : « C’est la vérité, je suis à Nankin. S’il y a moyen, je viendrais bien chez toi. S’il n’y a pas moyen, je chercherai autre chose. »

Sha Fuming comprend que le Dr Wang n’est pas en train de plaisanter. Il allume une cigarette et commence à étaler ses cartes : « Voilà, tu ne l’ignores pas, à Nankin les tarifs ne se comparent pas à ceux de Shenzhen. C’est soixante yuans de l’heure, quarante-cinq pour les privilégiés, et tu touches quinze. Au-dessus de cent séances par mois, tu touches seize, et dix-huit au-dessus de cent cinquante. Sans pourboires, à Nankin on n’a pas l’habitude des pourboires, comme tu le sais. »

Le Dr Wang sait. Un peu gêné, il se met à rire et reprend : « J’ai une bouche à nourrir avec moi.

— Pas mal, mon gars, répond Sha Fuming qui a compris. Pour les yeux, ça dit quoi ?

— B1, comme moi, dit le Dr Wang.

— Pas mal, vraiment pas mal, mon vieux, reprend Sha Fuming, et tout d’un coup sa voix monte d’un cran : Vous êtes mariés ?

— Pas encore.

— Bon alors ça va. Si vous étiez en couple, ce serait impossible. Comme tu sais, je fournis le logement et les repas. Si vous étiez mariés, je devrais louer une pièce pour vous, et ça, je n’en ai pas les moyens. C’est plus commode que vous ne soyez pas en couple, tu logeras dans le dortoir des hommes et elle dans le dortoir des femmes, ça ira ? »

Le Dr Wang, après avoir raccroché, se tourne vers Xiao Kong : « Demain nous passerons là-bas, dit-il. Il faut que tu viennes voir si cela te convient. Si c’est oui, nous pouvons commencer après-demain.

— Bon », dit Xiao Kong.

Selon leurs plans initiaux, le Dr Wang n’était pas pressé de reprendre le travail. Quand ils étaient encore à Shenzhen, Xiao Kong et lui en avaient déjà discuté, ils profiteraient du Nouvel An traditionnel, la Fête du Printemps, pour rester un peu plus longtemps en congé et faire de cette période leur lune de miel. Réaliser maintenant ce projet leur permettrait de simplifier les choses le jour où ils se marieraient pour de bon. Aussi élégant soit-il, un mariage de non-voyants leur resterait toujours invisible et donc autant ne rien en montrer à autrui. Le Dr Wang avait dit : « Pour cette Fête du Printemps, je veux que tu trempes dans un pot de miel pendant un mois entier.

— Bien, avait sagement répondu Xiao Kong, j’obéis au jeune marié. »

Dans les faits, leur lune de miel n’en était pas encore au vingtième jour. Il y avait pourtant des motifs bien réels à ce revirement, chez le Dr Wang. Ils ne pourraient pas tenir longtemps dans cette maison, ni résister davantage aux heurts avec son petit frère.

Le sujet ne manque pas d’intérêt : ce petit frère, en réalité, était un extra. Lorsqu’il était né, la planification des naissances, au niveau national, suivait déjà sa ligne actuelle ; s’il était venu au monde, c’était entièrement à mettre au compte des yeux de son aîné. Au moment de sa naissance, le Dr Wang comprenait déjà les choses, il avait entendu la joie de ses parents, qui jubilaient comme pour un premier-né. Le Dr Wang était un enfant content, de ce contentement que donne le plus complet détachement ; pourtant, en même temps il était amer, incapable de réfréner sa jalousie. Il lui arrivait de se sentir envahi par le ressentiment, des idées mauvaises l’effleuraient alors. A cause du tourment que lui causaient ces pensées pernicieuses, le Dr Wang, en grandissant, se mit à nourrir une tendresse irrépressible pour son petit frère et serait volontiers mort pour lui. Le garçon s’était marié, le Premier Mai de l’an passé. La veille de la cérémonie, il avait appelé son aîné à Shenzhen et lui avait dit sur le ton de la plaisanterie : « Alors, Grand Frère, je ne t’ai pas attendu, voilà que je me marie sans toi. » Le Dr Wang s’était réjoui pour lui, à tel point qu’il en tremblait de nervosité. C’était fichu, se disait-il en se tordant les doigts, s’il prenait le train, comment arriverait-il à temps à Nankin ? Il avait tout de suite pensé à l’avion, même s’il renâclait à la dépense. Il ouvrait la bouche, prêt à annoncer qu’il allait sur-le-champ réserver son billet, quand un doute l’avait sauvé : peut-être que son frère lui-même ne souhaitait pas tellement voir un « aveugle » se pointer à son mariage ? Alors le Dr Wang avait dit : « Ah là là ! si seulement tu m’avais prévenu un peu plus tôt ! – Ce n’est pas grave, avait répondu son frère, à quoi servirait que tu reviennes de tout là-bas, ce n’est jamais qu’un mariage, je voulais juste te prévenir. »

Une phrase qui avait tout de suite éclairé le Dr Wang sur la question : l’unique intention de son frère était de solliciter sa « petite enveloppe », pas davantage. Heureusement qu’il avait été saisi d’un doute, autrement il aurait été la honte de son petit frère. Le Dr Wang, après lui avoir exprimé tous les vœux de bonheur possibles, avait raccroché en vitesse. A la suite de quoi il s’était senti mal, le corps envahi par des sortes de crampes. Il s’était rendu tout seul à la banque, puis à la poste, pour envoyer à son petit frère un mandat de vingt mille yuans. Au départ, il avait l’intention d’en envoyer cinq mille, mais il était si blessé et en colère, son amour-propre en avait pris un tel coup qu’il se serait donné des claques. Il avait serré les dents, doublé deux fois la mise. Piqué au vif, ayant ainsi tranché, il avait expédié les vingt mille yuans, comme s’il faisait de l’avenir de son frère une affaire personnelle. L’agent de service à la poste, qui était une femme, avait reçu l’argent et déclaré : « C’est vous qui avez gagné tout ça ? »

Je ne l’ai pas volé ! allait répondre le Dr Wang, offensé et au comble de l’exaspération. Mais il était un garçon bien élevé, et il avait perçu en outre une certaine admiration dans la voix de la préposée, alors il s’était repris en souriant : « Hé oui ! Moi, vous savez, avec mes yeux, ma main gauche ne peut guère voler que ma main droite. » L’autodérision est le seul vrai humour. La préposée avait ri, ainsi que tous les gens dans le bureau de poste. Ils étaient certainement tous en train de le regarder. La préposée s’était penchée vers lui et de sa main lui avait pressé le bras, puis avec une petite tape s’était exclamée : « Remarquable, mon gars ! Votre maman va être au comble de la joie de recevoir cette somme. » Il l’avait remerciée de son rire, remerciée de son geste, une vague chaude, puissante, irrépressible lui inondait le cœur, pour un peu il se serait mis à pleurer. Ah, mon frère ! Mon petit frère à moi, c’est comme ça que tu me traites, moins bien que les parfaits inconnus qui sont autour de moi ! Ce n’est pas moi qui te ferai honte, et en voilà assez. En voilà assez !

Une fois à Nankin, le Dr Wang avait su que les choses n’arrivaient pas forcément du fait de son petit frère et que c’était une certaine Gu Xiaoning qui lui soufflait ses mauvaises idées. Cette Gu Xiaoning, comme le Dr Wang l’avait tout de suite entendu, était une personne arrogante et autoritaire, pourvue d’un fort accent de la banlieue sud et d’un tempérament roublard qui se manifestait dès qu’elle ouvrait la bouche. Une pas grand-chose. D’ailleurs, son frère n’était plus qu’une chiffe molle, dès leur mariage il était tombé sous la coupe de sa femme. Il ne devait pas se laisser faire ! Le Dr Wang, sa haine ayant changé d’objet, n’avait pas mis plus d’une seconde à tout pardonner à son petit frère. Au simple nom de Gu Xiaoning, il s’enflammait.

Surtout il s’inquiétait beaucoup pour son frère. Ni lui ni Gu Xiaoning n’avaient de travail, comment vivraient-ils ? Encore heureux, comme le père de Gu Xiaoning était dans l’armée, il pouvait largement les loger, sinon ils n’auraient même pas eu d’endroit où se caser. A part ça, ils semblaient avoir une disposition à vivre comme des dieux, au cinéma un jour, à la maison de thé le lendemain, et le jour d’après au karaoké. Et Gu Xiaoning qui était toujours environnée d’effluves parfumés. Ils semblaient bien peu s’en préoccuper, et pourtant, est-ce qu’ils pourraient tenir à ce train-là ?

Cela faisait bien longtemps que le Dr Wang avait quitté sa famille, à dix ans il était entré à l’école comme interne et l’était resté sans interruption jusqu’à la fin de l’école professionnelle. Puis après la fin de ses études il était parti à Shenzhen. Autant dire que depuis son départ, à l’âge de dix ans, ses relations avec sa famille avaient été assez épisodiques. Quel genre de gars en réalité était son frère, il n’en savait trop rien. Tout petit, c’était un vrai chenapan. Le Dr Wang n’arrivait pas à comprendre comment il avait pu vouloir épouser une femme comme Gu Xiaoning. Vous auriez entendu la façon dont elle lui parlait : « Mon œil ! » « Tu es aveugle ou quoi ! » Aucune retenue. Le Dr Wang était hors de lui quand il entendait ce genre d’invectives : les non-voyants sont ainsi, ils n’ont aucun tabou en privé envers le mot « aveugle », ils l’utilisent entre eux et en plaisantent ouvertement sans se gêner. En revanche, vis-à-vis des personnes de l’extérieur, ils sont d’une sensibilité à fleur de peau. Par son parfait sans-gêne, peut-être involontaire, Gu Xiaoning montrait qu’elle n’avait aucune considération pour le frère de son mari, et pas davantage pour la « belle-sœur » ici présente. Qu’elle lui manque de considération, à lui, passe encore, mais en ce qui concernait Xiao Kong… son sans-gêne franchissait les bornes. Dès que Gu Xiaoning se montrait, Xiao Kong, clairement, parlait moins. Elle s’était certainement rendu compte de quelque chose.

Ces problèmes n’étaient pas les pires. Les plus graves avaient surgi à propos des repas. La veille du Nouvel An, le frère du Dr Wang avait dit que sa femme et lui rentreraient à la maison passer avec eux la soirée mais, pour le « banquet des retrouvailles de la Fête du Printemps », ils ne s’étaient pas montrés. Le lendemain, premier jour de l’année, ils étaient bien venus et avaient formulé des vœux de bonne année, parfaitement sinistres, à leurs parents, ensuite ils avaient dit au Dr Wang quelques phrases, insipides et insincères, avant de repartir. Les vrais problèmes avaient fait leur apparition le septième jour du Nouvel An. Ils arrivaient chaque jour à midi pile, se mettaient à table, puis repartaient dès qu’ils avaient fini. Au moment du dîner, ils revenaient puis, à la fin du repas, repartaient de même. Ils s’étaient pointés ainsi deux semaines d’affilée, chaque jour après l’autre, et alors une pensée était venue au Dr Wang : son frère et sa femme supposaient sans doute que Xiao Kong et lui-même se faisaient nourrir, ici. Pourquoi accepteraient-ils d’être en dehors du coup quand le grand frère et Xiao Kong mangeaient gratis ? Eux aussi voulaient profiter de la cantine publique.

Un repas, très bien, deux repas, très bien, mais on ne peut pas exploiter ainsi ses parents à longueur de temps, vous allez continuer à les exploiter combien de temps, ces vieilles gens ? Déjà qu’ils assurent à grand-peine leur propre subsistance. Ceci signifiait qu’ils voulaient les obliger à partir, lui, le Dr Wang et Xiao Kong, les mettre dehors, tout simplement. C’était une idée de Gu Xiaoning, à coup sûr ! Lui, le Dr Wang, il pouvait partir, mais Xiao Kong, que devenait sa lune de miel ? Le Dr Wang était rongé par la tristesse et l’indignation, mais ne trouvait pas les mots pour le lui expliquer.

Même sans mots, il fallait pourtant bien exprimer les choses clairement à Xiao Kong. Leur lune de miel, ils seraient obligés de la terminer plus tard. Un soir, après avoir « regardé » le journal télévisé dans le salon en compagnie de ses parents, le Dr Wang et Xiao Kong regagnent leur chambre. Le Dr Wang, assis sur le bord du lit, prend la main de Xiao Kong, l’air de quelqu’un qui hésite à parler. Xiao Kong, intriguée, se serre contre lui et l’embrasse, et alors il arrive encore moins à parler. Tout en l’embrassant, elle commence à lui ôter ses vêtements. Quand elle lui enlève son pull, sa bouche se trouve moins prise. Il s’apprête alors à parler quand il en est à nouveau empêché par Xiao Kong qui pose sa bouche sur la sienne. Il sait ce dont elle a envie. Mais lui n’a pas du tout le cœur à ça, il est en peine, plein d’hésitations. Elle est déjà toute nue, la chaleur de son corps rayonnant autour d’elle. Elle l’attire à elle pour qu’il s’allonge aussi : « Viens, trésor, allons. » Le Dr Wang, à vrai dire, se force un peu, mais rien ne pourrait le faire résister à Xiao Kong, alors leurs corps se joignent. Elle lève les jambes et lui en emprisonne la taille, et soudain elle lui pose une question d’arithmétique : « Combien sommes-nous ici ? » Le Dr Wang s’appuie sur ses mains, répond : « Un seul. » Alors Xiao Kong prend son visage dans ses mains et poursuit : « Bien dit, trésor. Mets-toi ça dans la tête, une bonne fois pour toutes : nous sommes une seule personne. Ce que tu penses, ce que tu as à dire, je le sais. Tu n’as pas besoin de le dire. Nous sommes une personne, comme maintenant, toi à l’intérieur de moi. Nous sommes une personne. » Il a entendu ces paroles et, alors qu’il s’apprêtait à parler, il est submergé par l’émotion ; avant qu’il ait rien pu faire, une vague se lève à l’intérieur de lui, il sent qu’il vient. Sans crier gare. Il résiste de toutes ses forces, s’oppose avec violence, mais la puissance de l’assaut redouble et, quasiment au même instant, des larmes lui inondent les yeux ; elles coulent le long de ses joues, de son menton, tombent à grosses gouttes sur le visage de Xiao Kong, et elle ouvre la bouche pour boire les larmes de son homme. Cette envie inattendue provoque d’ailleurs chez elle un effet inattendu ; voilà que Xiao Kong vient aussi. Un coït aussi bref, aussi inimitable, c’est proprement insensé, avant même qu’ils aient esquissé un mouvement, qu’ils aient rien pu faire, il est d’une perfection et d’un achèvement presque absolus. Xiao Kong, en un éclair, a reposé ses jambes et s’est allongée toute droite, elle bombe le ventre, elle est morte. Et pourtant elle flotte aussi. Une impression d’apesanteur en même temps que de vitesse vertigineuse. Elle glisse, elle perd pied. C’est dangereux. Et en cette seconde d’extrême péril, elle saisit et tire les deux grandes oreilles du Dr Wang, les agrippe et les tire désespérément, pour ne pas risquer de les laisser échapper. Elle l’attire sur elle, elle a besoin de sentir le poids de son corps. Elle veut sentir le poids de son corps dominer le sien.

« Serre-moi fort, pèse sur moi de tout ton poids, ne me laisse pas m’envoler, j’ai peur. »

FIN

 
1 Reprise des paroles d’une chanson intitulée Histoire du printemps, qui exalte la réforme économique menée par Deng Xiaoping. La phrase : « En 1979 est arrivé le printemps, un vieil homme, d’un seul souffle, a tracé un cercle sur les côtes sud de la mère patrie », relate la création par Deng Xiaoping de la zone économique spéciale de Shenzhen. Dans son exultation, le Dr Wang, avec ses trois cercles, surpasse même Deng Xiaoping… (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2 Expression proverbiale originaire du Zhuangzi.
 

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Les Aveugles - Livre de Bi Feiyu

LES AVEUGLES
Bi Feiyu
-extrait-
Roman traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart
Titre original : Tui Na
2008, Bi Feiyu
2011, Editions Philippe Picquier
OUVRAGE TRADUIT AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

 


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29.Ago.2023
Publicado por MJA