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 Sobre a Deficiência Visual


Le Masseur Aveugle

Catalin Dorian Florescu

extraits


dessin par Fritz Wrampe, 1930-34


Beauté

Ion dormait encore quand je frappai à la porte et entrai dans son cabinet. Il était couché sur la table de massage, l’écouteur accroché de travers sur ses tempes, il avait écouté Hugo jusqu’au bout, le boitier de la cassette était tombé par terre. Hugo. Lu par Maria, un peu trop raide mais plein de force, elle ne se laisse pas dominer. Sur un autre étui on lisait Hegel. Phénoménologie de esprit. Lu par le maire. Il fait de Vesbroufe quand il lît. Un poseur. La chienne sortit de sous le lit, amicalement, car elle m’avait déja adopté, de méme qu’elle l’avait fait pour Ion, les philosophes ou l’établissement thermal. Ion se réveilla en sursaut et se redressa, sans transition entre le sommeil et la veille. «Il y a quelqu’un?» demanda-t-il.

«C’est moi, Teodor.»

Il mit ses lunettes d’aveugle, dta sa veste de pyjama, poussa de cété le radiateur qui avait réchauffé son dos, alla vers le lavabo et se lava.

«Tu ne dors jamais chez toi?

— Ici je dors aux frais des autres. L’hôtel paie le chauffage», dit-il tout en étalant avec son blaireau la mousse à raser sur ses joues. « Que fais-tu la?

— Je lis ce que tu as écrit sur les boitiers des cassettes.

Le maire...

— Celui-la, je le tiens, dit Ion. Son auto a été payée par d’autres. Des hommes d’affaires de la ville.

— Pourquoi font-ils cela?

— Ils veulent aménager et prolonger la route. Et opérer la jonction avec le monde. Faire de la station thermale une attraction.

— C’est ce que l’on appelle le progrés, répliquai-je — Je ne veux pas de progrés ici. Il faut qu'il y ait encore des endroits sans progres.

— Je vais te raser, si tu veux, proposai-je.

— D’accord, car si je le fais moi-méme, les enfants prennent peur ensuite quand ils me voient dans la rue. »

Il s’assit sur la chaise et moi au bord du lit. Je posai la lame sur le cou et la fis doucement remonter. Tout le temps, son regard me frdlait ou plongeait en moi, on ne pouvait pas le savoir à cause de ses lunettes. J’essuyai le reste de la mousse et séchai son visage, puis je le peignai et Otai les pellicules de ses épaules. Il attendait comme un jeune garcon habitué aux attentions et aux soins.

«Joli comme un jeune fiancé, n’est-ce pas?» dit-il en souriant d’aise. Nous restames ainsi un moment, je regardais son visage aveugle et lui regardait dans le vide.

Puis j’observai ses pieds nus, sa bouche presque sans dents et ses puissantes mains de masseur. Je m’apercus que je le fixais sans qu’il pat se défendre et je détournai les yeux. Je le priai de m’en dire davantage sur ses lecteurs.

«J’ai la des marins avec des voix bougonnes comme s’ils devaient parler dans la tempéte. Des cheminots qui ont respiré du charbon toute une vie durant, et des mineurs qui crachent leurs poumons à cause de ce méme charbon. J’ai un directeur de banque, qui est jeune et pas encore usé, mais dont la voix croasse, un directeur d’usine que tu connais, deux importants politiciens de la capitale qui enregistrent entre les sessions parlementaires — l’un est membre du gouvernement, Yautre de Jopposition, il faut bien maintenir l’équilibre —, ensuite cinq politiciens plus petits, maires et conseillers municipaux, le chef de la police de la ville, qui est sans scrupules. Quand il parle, il déchiquette les phrases. Une doctoresse, des paysans, des instituteurs et des professeurs. Ah, et un fossoyeur. Il enregistre quand il ne doit pas creuser de tombe. Tu ne peux pas imaginer avec quelle délicatesse il prononce le texte. Comme un cantique. I] vit dans la société des morts. Quand il a envie de s’en délasser, il me rend visite.

— D’ou viennent-ils tous?

— De tout le pays. Le fossoyeur vient de la capitale, les marins de Galati, le directeur de banque de Cluj, les mineurs de Tirgu Jiu.J e les masse, et ils doivent me lire quelque chose. Quand ils sont de bons lecteurs, je les masse gratis. Quand ils ont besoin de lire, également.

Sinon, tout le monde doit payer ici. Quand ils s’en vont, je leur donne des livres à emporter. Depuis, ils ont tous des magnétophones. Maintenant, étends-toi la.

— Faut-il que je te lise quelque chose? demandai-je.

— Je viens à peine de me réveiller», dit-il en riant.

Il se concentra sur mon corps, me fit me coucher, m/’asseoir, me lever, me coucher de nouveau. II disait «Hmm, hmm» ou «aha». Quand il découvrait quelque chose qui lui plaisait, il faisait son clappement de langue, sinon, il grondait. Tout mon corps était divisé en zones de grondements ou de clappements. Ses doigts et les paumes de ses mains cherchaient des chemins à travers ma peau. J’avais à présent l’impression d’appartenir à cette chambre minable, à l’aveugle Ion, à la chienne, aux livres et au village, vingt-quatre heures à peine aprés mon arrivée. Je saisis un des livres qui étaient en transit sur les étagéres et avaient vu nombre de corps épuisés.

Les livres aussi étaient vraisemblablement tenus par le secret professionnel et devaient se taire sur la quantité de douleur qui s’était couchée devant eux.

«Je suis désolé pour hier, dit Ion.

— C’est bon.»

Ses mains reposaient sur mon dos et il paraissait réfléchir.

«Sortons», dit-il.

Je me rhabillai et nous traversames le sombre vestibule.

«Tu ne prends pas ta canne? demandai-je.

— A quoi bon? Tues la. »

Une silhouette avanca vers nous dans l’obscurité. Ion s’en apercut et dit aimablement: «Bonjour, M. le Directeur.

— Comment I’as-tu reconnu? demandai-je étonné.

~ Asa démarche. Je reconnais chacun à sa démarche.

Pour toi, tout est pareil, mais pas pour moi. Sous ce rapport, je suis un chien comme Roscata. »

Le directeur dégageait une forte odeur de lotion aprés-rasage.

«Quand M. le Directeur vient chez moi, il se parfume comme s’il avait un rendez-vous galant, dit Ion ironiquement.

Je lui ai fait une remontrance, parce que chaque fois ma chienne manque s’évanouir, mais il ne veut pas y renoncer. N’est-ce pas, vous ne pouvez tout simplement pas y renoncer? » Le directeur eut un large sourire. «Parfois, je crois que ce corniaud est plus important pour vous qu’un étre humain, dit-il.

— Ca dépend des étres humains, répondit Ion.

— Pourtant ce chien a déja flairé bien des saletés dans la rue.

Aussi n’est-il pas habitué aux odeurs raffinées.

Monsieur Palatinus, j’ai un besoin urgent de soins.

Ne pleurnichez pas ainsi.

Hier vous n’aviez pas le temps.

Aujourd’hui non plus, peut-étre », conclut Ion.

M. le Directeur Popescu serra plus étroitement son manteau autour de son corps et fourra, désemparé, les mains dans ses poches. II s’assit de nouveau, comme s’il était décidé à attendre son heure. Comme nous étions déja à la porte, il cria derriére nous: «Aurai-je un nouveau livre ?

— De la philosophie? » demanda Ion en pressant mon bras pour me rendre attentif à la réponse du directeur.

«Si possible, quelque chose d’autre.

— Ce n’est pas possible », dit Ion, puis il me chuchota: «Il hait la philosophie, mais bizarrement il n’abandonne jamais. »

L’hôtel entier était en pleine activité. Des infirmiéres appelaient les patients pour des soins, des hommes courbés allaient et venaient et retombaient malades en racontant leurs maux, des médecins passaient en hate.

Une vieille femme vint vers nous, soutenue des deux cotés par de robustes infirmiéres, ses jambes étaient enflées comme des melons. Quand la femme passa devant nous, je vis qu’elle non plus n’était pas vieille, mais usée. Elle avait à peine cinquante ans.

Dans ce pays on ne pouvait pas se fier au temps. II faisait des sauts. Il dérobait à homme son corps et le déformait à sa guise. Puis il ralentissait jusqu’a faire croire que l’on était arrivé hors du temps. On vieillissait intemporellement, mais on ne vieillissait pas bien. Et avant tout, trop tot. Aussi les jeunes femmes se réfugiaient-elles dans des lignées italiennes. Afin de ne pas échanger trop tot leur jeunesse contre une vieillesse prématurée.

Quand Ion et moi, nous quittames la route principale pour obliquer vers la villa Nénuphar en montant le chemin empierré, je lui demandai pourquoi il était aussi dur avec le directeur. «A mon avis, il est inoffensif et débonnaire», dis-je. Mais Ion jugeait qu’ils étaient tous inoffensifs quand ils venaient suivre une cure. La vie leur avait fait un croche-pied, ils avaient trébuché. Alors le pire des hommes devenait aussi doux que Roscata. Ils s’étaient crus immortels, invulnérables, mais pendant les secondes de l’accident ou quand ils tombaient malades, ils s’étaient apercus combien il s’en fallait de peu pour que tout s’effondrat. Plus ils avaient eu de succés, plus tot ils croyaient étre des hommes à part. Et soudain ils se voyaient au pouvoir d’un simple masseur. Parce que le masseur cCOtoyait quelque chose d’aussi grand que la douleur, on le redoutait. On était livré à lui.

La douleur était le véritable dictateur, et le masseur domptait la douleur. Si l’on se souvenait de son masseur, aussitot émergeait le souvenir de la douleur.

Il avait été difficile de trouver des volontaires pour emporter les livres chez eux. Ils avaient peur d’emporter du méme coup la douleur. Certains croyaient souffrir en lisant. Beaucoup ne voulaient plus entendre parler du masseur dés que le traitement était fini, alors Ion les habituait à la lecture tant qu’ils étaient ici. Je ne devais pas me laisser impressionner par leurs lamentations. Ici, les puissants étaient impuissants, mais chez eux ils redevenaient les salauds habituels. Ici, ils s’accordaient une pause, tel le directeur. Il vivait dans un faste sans goat, sans beauté.

«D’ou prétends-tu savoir comment il vit?

— Lire des livres n’est qu’une autre forme de massage, et souvent la plus profonde. Tous mes patients me racontent leur vie, ils en raffolent. Je n’ai besoin de rien faire, pas méme de les encourager, arrive un moment ot ils se lachent tout simplement», dit-il Quand nous fames arrivés devant la villa, il acheva à voix basse, presque pour lui-méme: « Mais je l’aime bien. Sa fidélité canine. Sa persistance. »

Ion devient aveugle

«Tu es allée au milieu de la riviére, ma fille, dit Elena à sa vache. Les pierres sont si visqueuses que tu peux glisser et te blesser. Alors il faudrait t’abattre et nous ne pourrions méme pas manger ta viande, tellement tu es vieille. »

La vache s’appelait Rodica. Elena lui parlait comme à un étre humain. «Rodica, ot es-tu, mon coeur?» criaitelle parfois. Ou bien: «Rodica, si tu te sauves, personne ne pourra te traire demain et tes pis te feront mal.» Comme si elle comprenait, Rodica rentrait chaque fois d’elle-méme à la maison. Quand elle ne venait pas, Elena murmurait: «Je ne sais pas si les vaches deviennent sourdes, mais la notre l’est certainement.» Elle chaussait les bottes de son mari et allait en quéte de Rodica. Ainsi faisait-elle le soir ou je revins à Moneasa. Rodica s’était sans doute sentie bien dans la riviére, car Elena avait da aller la chercher. Elle marchait à coté de la vache, elle n’avait pas besoin de corde, elle posait tranquillement la main sur le flanc de Rodica. Elle mena la vache dans létable, et quand elle en sortit et leva la téte, elle me vit.

Epouvantée, elle mit les mains devant sa bouche, s’approcha, voulut me toucher, mais pourtant elle ne le fit pas. « Bonsoir, Elena, me voici revenu. »

Elle tendit la main vers moi, la retira, la tendit de nouveau et la tint levée prés de ma joue. Elle m’amena dans la chambre, m’allongea doucement sur le lit, elle me caressa avec précaution les cheveux et les épaules.

Elle ne demanda pas ce qui était arrivé. Elle dit seulement: «Comme tu es sale. Comme si tu avais dormi dans une étable.

— En réalité, c’était un hotel quatre étoiles.

— Peut-on se salir à ce point dans un hotel comme ça?

— Seulement quand on se commet avec des gens infréquentables. »

Elle apporta de l’eau dans une cuvette et une serviette, elle plongea une partie de la serviette dans l’eau et me lava le visage. Quand j’avais mal et que je tressaillais, elle pointait les lévres et disait: «Aie, aie, aie! Quel enfant tu es, si tu ne peux méme pas supporter ça.» Elle passa la serviette sur mon front, mes joues, ma bouche et mon cou.

Tout le temps, nous nous regardions. Elle posa mes mains sur ses genoux, lava chaque doigt, puis elle les sécha.

Seule ma mére avait fait cela quand j’étais enfant et que je rentrais à la maison, sale, épuisé, mais rayonnant d’avoir joué. Elle posait alors ma téte sur ses genoux, frottait mes cheveux et murmurait: «Quel enfant sale j'ai. Si je voulais le vendre, personne ne l’achéterait.

— Mais je ne veux pas que tu me vendes, m’écriais-je. Je veux rester toujours avec toi.

— Nous resterons ensemble, bien sur. Aucune mére ne vend ses enfants. Mais plus tard tu me quitteras», affirmait-elle. «Moi? Jamais», criais-je, encore plus désespéré. «Si, cela doit étre, afin que d’autres femmes deviennent méres», répondait-elle paisiblement. «Je ne comprends pas. — Tu comprendras le moment venu. Mais à présent cesse de bouger la téte, sinon ton pere s’apercevra que tu as de nouveau vagabondé et alors tu auras réellement des problémes. — Allons-nous lire dans le marc de café si mon pére le devinera?» demandais-je alors.

«Je voudrais dormir», dis-je à Elena.

_ — D'abord je vais te laver, ensuite tu pourras dormir.

Ote ton costume. »

Elle sortit, je me levai avec peine, me déshabillai et posai le costume sur la chaise. Par la porte entrouverte, je vis ’ombre d’Elena. Elle fut embarrassée parce qu'elle se sentit prise sur le fait et elle se hata de dire quelque chose. «II faut que je nettoie ton costume. Tu n’en as pas d’autre? Tu devrais le ménager.

— Tu vas rire, mais je n’ai emporté que celui-ci. Je pensais depuis assez longtemps à partir, mais je ne me suis décidé que la nuit d’avant. Tout est allé trés vite. En ouvrant mon armoire, je n’ai vu que des costumes du méme genre. J’aurais préféré ne rien emporter de tout cela, mais il fallait bien que je m’habille. Je voulais acheter quelque chose plus tard, et maintenant je n’ai méme plus d’argent pour le faire.

— Pour aujourd’ hui, je peux te donner des vétements de mon mari.» Elle me les tendit par l’entrebaillement de la porte. Elle attendit que je me fusse habillé, puis elle entra, un gobelet de yogourt à la main. Quand je fus de nouveau étendu sur le lit, elle plongea un doigt dans le gobelet et étala le yogourt sur mon visage.

«Il est bon d’avoir à la maison du yogourt de secours, n’est-ce pas? demanda-t-elle.

— Je n’en suis pas tellement stir, et en outre c’est trop tard. C’est hier que j’ai été battu.

— Ca fait du bien, ça fait certainement du bien. Si tu ne te tiens pas tranquille, je vais te mettre du yogourt dans les cheveux.

— Je n’ai plus tellement de cheveux.

— Alors je vais en mettre aussi sur ta calvitie. Peut-étre tes cheveux pousseront-ils ensuite. Ma belle-meére disait autrefois que la langue de Rodica était le meilleur des remédes miracles. La oti la vache passait sa langue, des cheveux pousseraient plus tard. Tu ne peux pas imaginer combien d’hommes se sont agenouillés dans notre étable devant Rodica pour qu’elle leur léche la téte.

Parfois, leurs femmes étaient 1a, mais souvent ils venaient seuls, et la nuit, parce qu’ils avaient honte. Des hommes de tous les ages. Aucun ne revenait pour nous dire si ca avait marché.

— Comment se fait-il que tu parles à la vache comme à un étre humain?

— Ma belle-mére a baptisé Rodica ainsi parce qu’elle n’avait pas de fille à qui elle pat donner ce nom. Elle disait: “Si je n’ai pas de fille qui s’appelle Rodica, alors au moins une vache.” C’est ma belle-mére qui a parlé la premiére avec Rodica comme avec un étre humain. Elles ont vécu cing ans ensemble, l’une dans l’étable, l'autre dans la maison. Quand ma belle-mére a eu sa congestion cérébrale, elle était dans l’étable avec Rodica. Elle doit y étre restée longtemps, paralysée, avant de mourir. Rodica et elle ont eu assez de temps pour faire leurs adieux. Nous l’avons trouvée le soir, en revenant du champ. Quand nous l’avons portée en terre, il fut clair pour tout le monde que Rodica devait venir elle aussi. Nous avons traversé tout le village avec le cercueil, et on a vu pour la premiére fois une vache dans un cortége funébre. Et au cimetiére. Je ne sais pas pourquoi je lui parle ainsi. Peutétre à cause de la belle-mére, peut-étre seulement parce que comme ça, elle donne plus de lait. »

Je m’assoupis. Quand je me réveillai pour la premiére fois, Elena me regardait tendrement. Quand je me réveillai pour la deuxiéme fois, elle était couchée à coté de moi et pleurait. Elle avait replié étroitement ses jambes contre son ventre et les enserrait de ses mains.

Quand elle cessa de pleurer, elle resta un moment silencieuse, puis elle me chuchota à l'oreille: «Je ne sais méme pas qui tu es, mais je pleure devant toi.J e sais que tu ne peux guere parler, le yogourt doit étre dur maintenant et de toute facon tu ne dois rien dire non plus.

Mais je sais que tu m’entends. Je vis avec mon mari depuis dix ans et je pensais que cela durerait éternellement ainsi. A présent tu arrives et tu mets tout sens dessus dessous. Tu ne t’occupes pas de moi, parfois tu ne fais pas attention à moi pendant des jours. Pendant que tu étais ici, je n’ail pensé à toi que de temps en temps.

Mais quand tu es parti, je n’ai plus pensé qu’a toi. Je voudrais que tu le saches. Maintenant je vais me coucher à coté de mon mari ivre et je voudrais que nous ne parlions jamais plus de cela. Demain nous nous léverons et ce sera un autre jour.» Mes doigts cherchérent sa main, elle la retira. La Sainte Vierge et les beaux-parents nous regardaient d’en haut. Quand je me réveillai pour la troisieme fois, j’étais seul et bien couvert. Je me lavai le visage, par l’entrebaillement de la porte je vis Elena qui dormait à coté de son mari, une main sur le ventre de homme. Je mis dans ma bouche la petite cuillerée de confiture qu’elle avait posée sur la table de nuit.

Dans la cour d’Elena le cochon grognait et les poussins pépiaient, bien protégés. Le chat était à son poste, pour le cas ou. C’était le soir et Ion, la doctoresse, le directeur et deux ou trois autres personnages socialement plus haut placés étaient réunis dans la cour d’Elena. Ils fétaient le départ du directeur jusqu’a l’année suivante. Marius expliquait que la foi était donnée au paysan dans son berceau.

«Il vit pourtant avec ses bétes, il les aime et ensuite il les tue. Que peut-il y avoir la de sacré? raillait Ion.

— Mais aprés il va à l’église. La foi est importante pour lui, dit le directeur.

— La foi et la superstition, compléta la doctoresse.

Vous savez bien ce que l’on se raconte au sujet des petits tremblements de terre.

— Que raconte-t-on? demanda une des femmes que je ne connaissais pas.

— On dit que c’est le diable, expliqua Marius.

— Ou de mauvais esprits, remarqua Elena.

— Le Jugement dernier, dit le directeur.

— A propos, comment vous en tirerez-vous dans ’audela, mon cher directeur ? demanda Ion en riant.

— Peut-on soudoyer Dieu? demanda un autre invité avec un grand rire sonore.

— On le peut. Mais on ne doit pas trop s’en promettre, lui répondit-on.

— Bien des choses arrivent sans qu’on sache comment, dit Elena. Maria elle aussi a trouvé son mari sans comprendre comment c’est arrivé. N’est-ce pas, Maria? Raconte donc. »

Aprés que la doctoresse se fut laissé prier plusieurs fois, bien que manifestement elle bralat de se lancer, elle commenga son histoire. Elle avait grandi non loin de Borsa, le village natal de Ion, et elle avait vécu 1a jusqu’a ce que vint le moment de faire des études en ville.

Aucun mari ne lui tomba du ciel sur les genoux, ni la-bas ni plus tard à Moneasa. De méme que dans la ville ot elle étudiait, elle avait utilisé les armes des femmes de la ville, à Moneasa elle utilisa les armes des paysannes. Elle alla dans la cuisine, pétrit de la pate pour gateau et y ajouta du sel, puis elle la mit au four. Ainsi le voulait Pusage. Avec le gateau encore chaud, elle alla au coin de la maison, la nuit tombait et elle chanta une chanson tout en passant l’index sur le gateau. C’était la chanson que chantaient toutes les filles qui désiraient un mari.

Elle chanta un moment, puis elle préta l’oreille. De la direction d’ou aboierait le premier chien, de 1a viendrait le mari, disait-on. Elle avait déja renoncé et allait rentrer chez elle, quand un chien aboya à lest. C’était le chien du berger la-haut dans les paturages. On le reconnaissait vite, son aboiement était profond et trainant. Donc, son mari viendrait des montagnes, et en plus de lest. Mais qu’est-ce que cela pouvait étre, un homme venu de la forét? Elle aurait souhaité plutôt un aboiement venu de Varrét de bus ou de l’aire de stationnement. Un aboiement qui annoncerait un patient célébre ou un sympathique jeune médecin. Mais de la montagne ne venaient que des gens incultes, frustes, avec des mains comme des tournevis. Forestiers et bergers.

Elle rentra dans sa chambre en silence et se prépara pour la nuit. Elle ne devait parler à personne pendant quelques heures, c’était le rituel. Elle ne devait rien boire non plus, car le futur fiancé apaiserait sa soif.

Quand la maison fut silencieuse, les paysans chez lesquels elle logeait éteignirent le feu dans la cuisine, alors quelqu’un frappa bruyamment à la porte. Un maigre sous-officier cherchait à manger pour lui et sa compagnie qui manceuvrait dans les foréts de la montagne. «Si tu ne rapportes pas une oie, pas la peine que tu reviennes», lui avait-on dit. «Le mieux encore serait un porcelet avec une pomme dans la bouche. »

Les paysans le conduisirent dans la cour et allerent chercher de la nourriture dans la maison. La doctoresse dut rester auprés de lui, ce qu’elle ne voulait pas, car elle ne devait pas parler si elle voulait conserver ses chances.

Cet homme-la était trop jeune et inexpérimenté pour étre celui qu’elle attendait. Les paysans apportérent une poule et une oie, et en plus des tomates, du fromage et un pain. II paya, tira le seau du puits, remplit la cruche et but avidement. Puis il la remplit de nouveau et l’offrit à la doctoresse. Elle ne sut que faire, tellement elle était étonnée qu’il voulit apaiser sa soif à elle. Quand elle saisit la cruche, tout s’enclencha. I] voulut retirer son bras, elle le retint et but. On ne savait jamais si ce n’éétait pas la derniére chance. «Est-ce que la fille est muette?» demanda-t-il à la paysanne. «Elle n’est pas muette. Elle cherche seulement un mari», répondit la paysanne.

Depuis lors, il vint réguliçrement, et ils restaient tous les deux ensemble jusqu’a ce que les paysans eussent empaqueté le repas. Quand il eut fini son temps dans l’armée, il revint au village et y resta. Il devint son mari.

Elena traversa la cour avec sa fille pour attraper et enfermer les poussins. Elle écartait les bras et faisait «hui, hui, hui». Aprés les poussins ce fut le tour du cochon, puis de Rodica. Je sortis aprés les avoir écoutés depuis ma chambre. « Le voila donc», s’écria Ion qui me reconnut à mon pas. Il piétina les plates-bandes de fleurs et de légumes, renversa des bouteilles, épouvanta le chat et quand il me trouva avec ses mains chercheuses, il appuya la téte sur ma poitrine, comme il l’avait fait avec Elena ou la doctoresse.

«Qu’est-ce qui t’est arrive? demanda Marius. Elena nous a un peu raconté, mais elle ne savait pas grandchose.»

Ion me caressa les cheveux et me tapota l’épaule. «Je pensais déja que tu ne reviendrais plus», me chuchota- t-il.

Aprés qu’ils se furent tous étonnés de mes blessures, ils me posérent des questions jusqu’a ce que j’eusse tout raconté, je ne cachai méme pas l’épisode de l’amour vénal. Ion posa des questions trés précises, sa voix s’assombrissait, devenait métallique. I] voulut savoir ot habitait Florina et ce que je savais du proxénéte. Chacun le maudit tour à tour.

«Que ce qu’il a acheté avec ton argent lui reste dans la gorge.

— Que les oiseaux lui arrachent les yeux et les mangent.

Le foie, le coeur et la rate.

— Qu’il s’écrase contre un arbre.

— Que le diable lui dévore l’âme.

C’est déja fait, sois-en str.

Que je l’attrape seulement», murmura Ion.

Le directeur avait emballé dans une caisse schnaps, jambon fumé et vin de pays, pour le chemin de retour.

Son chauffeur arriverait dans la nuit.

«Et vous n’emportez pas un livre ou deux? demanda Ion en ricanant.

— L’année prochaine. Maintenant je m’en vais torturer mes ouvriers. Je suis quand méme l’ennemi de classe. »

Le schnaps se précipita dans sa bouche.

«Il faut de nouveau lire Marx, dit Ion.

— Nous venons tout juste de nous libérer de lui et maintenant on doit de nouveau le lire? demanda une des dames.

~ M. Palatinus, croyez-vous vraiment que je sois un mauvais homme?» demanda le directeur en riant. Il essuya de sa bouche ce qui n’y avait pas trouvé place. «On pourrait le croire, ala maniére dont vous me traitez.

— Vous étes un mauvais homme, mais je me suis habitué à vous, dit Ion.

— Et moi à vous.

— Alors buvons à l’accoutumance. Sans accoutumance rien ne serait supportable. Sans accoutumance nous roulerions dans le premier fossé venu. N’est-ce pas, Teodor?» Marius le saisit par la manche. «Tais-toi», lui dit-il, mais Ion poursuivit: «Trinquons au vin de pays, qui nous monte tous à la téte.

— Et aux pauvres héres de ce monde, dit Marius.

— Quils s’unissent enfin et bottent le derriére de tous les directeurs d’usine. » C’était de nouveau Ion.

«De tous les politiciens.

— De tous les actionnaires.

— Pas des petits, rien que des gros.

— Les petits aussi.

— Et buvons à Cioran», fis-je moi aussi, qui avais lu quelques extraits de Cioran en attendant les clients dans notre librairie.

« Pourquoi Cioran? demanda Ion étonné.

— Il a écrit sur la solitude. Je trouve juste que !’on trinque à la santé d’un homme qui écrit sur la solitude.

Est-ce si faux?

— Cioran a écrit avant tout sur le manque d’alternatives à la solitude, car de la naissance à la mort il n’y a pas d’autre issue pour lui échapper que le suicide, dit Marius.

— Le suicide, comme c’est absurde! s’écria Ion.

L’homme doit agir. Prendre le taureau par les cornes.

Toujours. Buvons plutot à Camus, qui était partisan des actes.» Le directeur, les personnages bien placés socialement, Elena, nous tous en réalité, nous attendions les verres levés que Ion décidat à qui nous allions trinquer.

«Cioran a seulement écrit que l’on doit se donner la mort, il ne l’a pas fait, poursuivit lon. Buvons quand méme à la lacheté de Cioran, qui nous a donné tant de livres terriblement beaux. »

Dans le jardin, les voix s’éteignaient, je m’étendis sur le sol et l’herbe foisonnante me recouvrit presque. Je posai mes joues contre la terre afin qu’elles se rafraichissent apres la chaleur de l’alcool, je cassai une tige d’oseille, la mis dans ma bouche et la machai sur toute sa longueur.

Acidité de citron. De nombreuses tiges avaient un métre de long. Mon bras tomba sur le sol, la main s’ouvrit.

J étais une sorte de Gulliver pour tout ce qui vivait ici dans le jardin, bientot on me capturerait et me ligoterait.

Les quatre vieux noyers se dandinaient d’une jambe sur l’autre. Ils avaient appris à se reposer debout, voila pourquoi ils n’étaient pas tombés de tout ce temps. Mais peut-être se couchaient-ils briévement pendant la nuit.

Loin derriére, la ou le jardin s’arrétait et ou commencait la berge que traversait la vache quand elle voulait rentrer à la ferme, se dressait le prunier. Elena l’avait frappé un an auparavant, parce qu'il avait soudain cessé de porter des fruits. Alors elle était allée chez la baba de Moneasa et celle-ci lui avait conseillé de frapper l’arbre comme un enfant mal élevé.

«Ces arbres-la sont comme des enfants. I faut les surveiller, sinon ils ne font que ce qu’ils veulent. Et parfois ça ne fait pas de mal de les rosser un peu», avait dit la baba. Alors, à automne, Elena avait pris un baton, était allée vers l’arbre et lui avait donné des coups. «Je vais te faire passer tes caprices», avait-elle crié. Impressionné, l’arbre fleurit de nouveau l’année suivante. C’est avec le jus de ces prunes que nous venions de trinquer.

Je fermai les yeux. Quelque chose courut sur mon visage ou me chatouilla, ce n’était pas clair. Je voulus l’attraper, mais je n’y réussis pas, je ne saisissais que du vide.

La fille d’Elena riait doucement derriére moi, une longue tige d’oseille à la main, elle la grignotait.

«Je suis la fée de l’herbe, et toi, qui es-tu? me demandat- elle. — Je suis l’ours. — OU habites-tu, ours? — En Alaska.

— Ya-t-il de l’herbe chez toi? — Non, rien que de la neige.

— Et qu’est-ce que tu viens faire ici chez moi? — Je cherche de l’herbe pour me reposer. — Tu dois me demander si tu as le droit de te reposer, me chuchota-t-elle. — En ai-je le droit? demandai-je. — Tu n’as pas le droit de dormir ici. Tu déranges mes sujets. Ils m’ont appelée. — Alors que doit faire l’ours? — Il doit retourner en Alaska. — L’ours est fatigué », dis-je. Elle me donna de l’oseille à manger. «Quand Yours aura mangé ça, il aura de nouveau de la force. — Et si Yours ne trouve plus le chemin? — Alors j’en mangerai moi aussi et ensuite je pourrai soulever l’ours jusqu’au faucon la-haut. De la nous verrons ou est l’Alaska. — Est-ce que le faucon est aussi ton sujet? demandai-je. — Le faucon, les noyers, les poussins, les fourmis, tout», répondit-elle.

Elena, qui s’était approchée pieds nus, prit doucement sa fille par les épaules, lui appuya la téte contre son ventre et la caressa. « Pourquoi ne laisses-tu pas dormir Teodor? Et comme tu es sale. Bientdt, je t’enfermerai dans l’étable. » Elle cracha dans un petit mouchoir et nettoya les joues de la fillette.

«Je suis la fée de l’herbe. Je ne peux pas étre sale», protesta la petite fille tandis que sa mére l’emmenait.

Je restai seul, parfois mon corps tressaillait, parfois il reposait tranquillement. Le vent secouait les arbres de temps en temps. Quelqu’un de plus lourd que I’enfant s’assit dans l’herbe. C’était Ion.

«Je suis parfois terriblement maladroit», dit-il.

Il cherchait à s’excuser.

«Parfois je ne sais pas ce que je dis. Parfois, je vois rouge, c’est tout. Parfois je suis dégotitant, ajouta-t-il.

— Parfois, je ferme les yeux en conduisant et je veux voir jusqu’ou je vais, répliquai-je.

— Pourquoi n’en as-tu rien dit?

— On ne peut pourtant pas s’enfuir d’ici et ensuite n’étre pas heureux la-bas.

— Et c’est une raison suffisante pour jeter sa voiture contre un arbre? Tu devrais vraiment lire Cioran. C’est le malheur qui l’a rendu célébre, mais il n’a pas sauté par la fenétre.

— N’y as-tu jamais pensé? A cause de ta cécité? » Ion s’appuya sur sa canne et se leva. Il me tendit la main et dit: «Léve-toi. Je vais te montrer quelque chose.» Nous montames jusqu’a la station thermale, les marchands sur l’aire de stationnement nous saluérent, puis les clients du café, les patients. Nous passames aussi devant la maison de Ion, montant toujours plus haut, jusqu’a l’extrémité de la route et à l’endroit ou j’étais resté bloqué avec la voiture. Les gens venaient et prenaient la main de Ion pour la serrer et chaque fois ils s’inclinaient imperceptiblement.

«Sais-tu que les gens s’inclinent devant toi? lui demandai-je.

— Ils sont bétes. Au lieu de penser par eux-mémes, ils redoutent ceux qui le font. Ainsi on les a toujours solidement en main. »

Nous primes la piste empierrée et nous entrames dans la forét. Ce n’était pas moi qui guidais Ion, mais Vinverse. Il s’arréta sous un arbre dont une branche était cassée. [] caressa des deux mains l’écorce de l’arbre comme si c’était le visage d’une bien-aimée. «As-tu déja lu quelque chose de Beckett? Non, tu ne I’as pas lu.

Chez Beckett, deux hommes attendent Godot, qui ne vient pas. Ils attendent prés d’un arbre et l’un d’eux propose qu’ils se pendent, mais ils ne le font pas parce que la branche pourrait se rompre.

— T’es-tu pendu ici? demandai-je.

— Cinq ans aprés étre arrivé à Moneasa.

— Pourquoi?

— Je ne trouvais personne pour me faire la lectureJ.e dépérissais.

— Et la branche a cassé?

— C’est-a-dire que le diable ne te laisse pas mourir quand tu n’as pas assez péché, car tu ne lui sers à rien.

Tu veux te pendre, mais il arrive, il scie la branche et te sauve. » Nous nous assimes sur un tronc pourri. «Je viens parfois par ici le matin. Le jour ou nous nous sommes rencontrés, je suis venu aussi. »

Nous restames un moment silencieux.

«J’ai revu Valeria en ville, dis-je.

— Qui est cette Valeria?

— Valeria est la vraie raison qui m’a fait revenir ici.

C’était une petite fille quand nous nous sommes enfuis.

Je n’aurais pas pu imaginer qu'elle vieillisse, se marie, ait des rides et des enfants. Non parce que je ne le voulais pas ou parce que c’était plus facile de penser ainsi, mais parce qu’on ne peut tout simplement pas se le représenter.

Et puis un jour on se réveille et on se dit: je veux revoir les visages des gens, je veux voir ce qu’ils sont devenus et avant tout Valeria. Et je veux savoir ce qui me serait arrivé si je ne m’étais pas enfui. Tu ne connais pas ce sentiment, aucun de ceux qui sont restés sur les lieux de leur enfance ne le connait. Mais il y a quelque chose que les visages de l’autre cété n’ont pas, on ne peut pas le décrire. I] en va de méme pour les voix. On se donne de la peine, on se force réellement, mais on n’entend rien qu’un murmure. Et ce n’est méme pas le pire. Le pire, c’est que les voix d’autrefois deviennent elles aussi un murmure. En réalité, il n’y a plus qu’un seul et bruyant murmure. Et maintenant je me demande: que me reste-t-il encore à faire? » Ion haussa les épaules et changea de sujet. « Et qu’estce que Valeria est devenue?

— Une femme comme beaucoup d’autres. Elle n’était pas heureuse de me revoir. As-tu jamais eu une femme?

— Une des patientes que je soignais à Moneasa, elle s’appelait Ramona, dit Ion. Ce n’était pas une femme particuliérement belle, à ce qu’on me disait, mais cette sorte de beauté m’importait peu. Les voix sont importantes pour moi et la, Ramona était insurpassable. Je ne comprenais pas bien ce qui en moi plaisait à Ramona, mais elle se lia avec moi. Elle m’a d’abord fait la lecture dans la salle de massage de la villa Nufarul, ou quelque part dans la forét. La deuxiéme année, elle est venue lire chez moi et elle a aussi couché la, sur le canapé. La troisiéme année elle n’a plus réservé de chambre d’hotel, mais elle a déposé ses bagages chez moi. J’étais assis dans mon fauteuil, elle par terre et elle serait bien restée la toute la nuit, à lire. Quand je lui demandais quelque chose, elle continuait à lire sans répondre. Elle semblait étre enragée de lecture. Plus tard seulement, je m’apercus qu’elle lisait mieux qu’elle ne se souciait des autres, et que manifestement il ne fallait pas juger les gens d’aprés leur voix.

«En tout cas, je l’aimais et elle aussi croyait m’aimer.

La deuxiéme année, nous nous sommes couchés dans la chambre, tard dans la nuit, elle a continué à lire jusqu’a ce que nous fussions endormis. Les nuits suivantes, nous avons laissé le livre de côté. Quand elle revint la troisiéme année, elle avait un nourrisson avec elle, et c’était mon enfant. Je voulais la persuader de rester, mais elle refusait de vieillir au cul du monde. Je sentis pour la premiére fois sa dureté.

«Année aprés année, elle est venue à Moneasa, la bibliothéque grandissait et l’enfant aussi. Je donnais à l'enfant des livres de contes et méme de la littérature sérieuse qu’elle aimerait certainement plus tard. Entretemps, la ot Ramona habitait avec notre petite fille, une bibliothéque s’était amassée. Quand elles étaient toutes les deux chez moi, je me sentais comme métamorphosé.

Je traversais avec elles la station thermale et je les présentais à tout le monde. Ma fille apprenait à me guider, à m/’avertir des obstacles, à prendre des livres pour moi sur les étagéres. Elle deviendrait bientot une magnifique lectrice, pensais-je, mais les choses tournérent autrement.

«Apres cing autres années, Ramona laissa passer un an sans venir, puis un autre encore. Quand je téléphonais, je n’entendais que des échappatoires. Ramona avait trouvé quelqu’un d’autre. Elle m’amenait ma fille pour les vacances et la laissait un mois ici. Plus tard cela aussi cessa. Je n’ai plus revu ma fille jusqu’a il y a quelques mois. Elle a surgi soudain avec son mari, ils m’ont cherché à l’hotel et ils ont ensuite sonné à ma porte. Marius ouvrit, et elle lui demanda si le fils de pute avait maintenant aussi un fils. Marius dit qu’il n’était pas un fils, mais un ami. L’homme I’a poussé de cété et ils sont entrés tous les deux. Quand je m’apercus que ma fille était la, je voulus la serrer dans mes bras, mais elle me repoussa.

« “Je suis venue chercher les livres”, dit-elle. “Que veux-tu dire par chercher?” lui ai-je demandé, incrédule.

“Nous voulons les vendre. Nous avons besoin d’argent.

Dans ces temps oU on peut à peine survivre, c’est béte d’avoir tant de livres sans en tirer de l’argent. De toute fagon, tu me dois quelque chose, a-t-elle poursuivi.

Pendant vingt ans, tu n’as pas voulu me_ voir.

Maintenant, il faut régler la note.” “Ta mére ne voulait pas. Je tai toujours envoyé des livres. Ne les as-tu pas recus?” ai-je demandé. “Nous voulons les livres, un point c’est tout. Tu es aveugle, ils ne te servent à rien. Tu ferais mieux de manger et de te soigner, tu as mauvaise mine.” “Qu’as-tu donc fait de ta propre bibliothéque?” ai-je demande. “Je l’ai vendue. Tu ne crois quand méme pas que je voulais garder des choses qui m’obligeaient constamment à me souvenir de toi.” “Les as-tu lus?” ai-je demande. “Pas un seul”, a-t-elle repondu.

«Entre-temps son mari était allé à leur voiture et revenait avec ses sacs et des caisses. Marius voulut ll’empécher de prendre les livres sur les rayonnages, mais il était trop faible. Alors Marius a couru au village pour chercher de l’aide. Quand le mari de ma fille fut de nouveau prés de son auto, je l’ai chassée de ma maison avec ma canne d’aveugle. Elle me menagça, me traita de fils de pute et de pére dénaturé. Rogcata aboyait sans arrét. Ils sont partis, mais ils ont menacé de revenir. J’aimerais mieux briler mes livres que les donner», ainsi Ion conclut-il son récit.

En revenant au village, il me chuchota à l’oreille: «Je vais bientôt pécher. Je vais tellement pécher que cela suffira méme pour le diable.» Je passai le reste de la soirée à me demander ce que Ion avait annoncé ainsi. Ce qui pourrait bien arriver.

Le lendemain matin, Ion avait disparu comme s'il avait été avalé par la terre. La chienne dormait avec les autres chiens devant I’hétel, parfois l’un d’eux grondait dans son sommeil et un autre répondait. Ils conversaient entre eux. La salle de massage de Ion était vide, le lit encore chaud. Les patients au dos courbé devant I’hétel — un nouveau chargement descendu du chemin de fer -, minvitérent à m’asseoir parmi eux. Ils me cassérent les oreilles avec leurs histoires qui en réalité n’en formaient qu’une seule. L’histoire d’une grande injustice. La courbure de leur dos ne se distinguait que par le nombre de leurs années de travail. Les histoires des pauvres se ressemblaient toujours, ils n’avaient jamais assez d’argent ni de temps pour des histoires de la classe supérieure.

Certains se levaient, se baissaient, se détendaient ou s’étiraient. Certains haletaient, nombre d’entre eux étaient hors d’haleine, d’autres crachaient. A plusieurs manquaient des doigts, à d’autres toute une main. L’un d’eux était borgne, un éclat de charbon lui avait crevé ceil. Dans la bouche de plusieurs il y avait de l’or. L’or était le métal des pauvres, il fallait d’abord pouvoir s’offrir vingt grammes de dent en or.

La doctoresse ou un membre du personnel sortit et les appela. Ils écrasérent leurs cigarettes sur un tronc d’arbre et suivirent. L’un d’eux, M. Lobont, qui lisait Germinal pour Jon, me pria de le masser. Cela ne le dérangeait pas que je n’eusse jamais encore fait cela, le principal était qu’il put étre allongé et tromper les douleurs. Les douleurs des poumons. «Vous pouvez pétrir et taper comme vous voulez. Ca ne nuit pas. C’est aux poumons que ça me tient», me tranquillisa-t-il. Dés que nous fames dans le cabinet de Ion, il ôta sa chemise et s’étendit voluptueusement, comme s’il n’avait attendu que cela. Il prit le livre et continua à lire la ou il s’était arrété la derniére fois. Je regardais son dos, hésitais, voulus le toucher, retirai ma main, mais ensuite je me lancai. «Comprenez-vous ce que vous lisez?» lui demandai-je. «Pas toujours. Mais ça me donne envie de dormir, et c’est de ça que j’ai besoin.» Parfois je devais m’arréter pour qu’il pit tousser et cracher.

Il lisait de plus en plus confusément, jusqu’a ce que l’on n’entendit plus qu’un faible murmure. Ses yeux se fermérent, le livre glissa à terre et il ronfla legérement. Je le laissai dormir et allai chercher Marius. Sa mére le réveilla et nous prépara du café.

Ion était parti avec le maire, dit Marius. Le maire était un roublard, il touchait de l’argent sur les hotels et sur presque tout ce qui bougeait et ne bougeait pas à Moneasa. I] n’était pas carrément mauvais, mais il n’était pas non plus carrément bon. II était comme on devait le devenir quand on voulait surnager. Ni plus ni moins. Ion le massait, aussi en savait-il plus que le maire ne le désirait.

Le massage les plongeait tous dans un état de bienétre ot l’on donnait plus de renseignements qu’on ne pouvait le supporter plus tard. C’était ce que les gens voulaient, Ion n’ouvrait méme pas la bouche, mais eux se livraient d’autant plus volontiers. Ce qu’ils portaient de lourd en eux était legérement raconté. Ion savait qui était adultére, qui n’aimait plus une maitresse, qui maudissait le voisin, qui volait, mentait, battait. I] savait comment les politiciens obtenaient leurs voitures et les médecins de la station leurs maisons. Qui nouait une liaison avec qui et pour combien de temps. Aprés avoir raconté tout cela, ils avaient peur de lui. Ils parlaient spontanément, Ion n’avait pas besoin de se donner de la peine. Il n’en allait pas autrement avec le maire. Les massages de Ion étaient plus dangereux qu’un interrogatoire effectué par les services secrets. I] n’avait pas besoin de coudre un micro dans les vétements des gens, il lui suffisait d’écouter.

Marius ouvrit le logis de Ion, il fit marcher une cassette avec les enregistrements du maire. «Ce brave Ion le torture lui aussi. Le pauvre homme enregistre Hegel. On entend presque dégouliner sa sueur», dit Marius. La voix du maire était fréle, trébuchante, on n’aurait jamais cru que c’était un roublard. Quand il ne pouvait pas prononcer des mots, il les découpait en syllabes. Parfois il baillait ou soupirait et l’?on remarquait à sa voix la pesanteur de la tache. Nous écoutames aussi le marin de Galati, l’institutrice de Sibiu, un serrurier et bien d’autres.

Des voix claires, ouvertes, qui n’avaient attendu que de se lancer, alternaient avec des voix fermées et sombres qui ne savaient pas raconter et essayaient quand méme.

Il y avait des voix qui se gonflaient d’importance, et d’autres qui étaient naturelles et chaudes.

Des voix qui étaient habituées à commander ou à flatter et à séduire.

Des voix qui savaient comment il fallait éclater de colére ou en sanglots.

Des voix brisées, qui avaient la vie derriére elles et d’autres hésitantes, à la fin de leur jeunesse.

Des voix comme du papier d’émeri et d’autres comme de la soie.

Des voix dansantes, chantées, murmurées.

On pouvait s’enivrer avec des voix, pas moins qu’avec des livres.

« Qui était Cioran, en fait? demandai-je en baissant le son de l’appareil.

— C’était un Roumain qui vivait en France.

— Et qu’a-t-il écrit?

- Il a écrit que homme est seul et ne peut rien y faire. Le mieux est qu’il se donne tout de suite la mort.

— Et autre, Camus?

— Pour Camus, homme est aussi complétement seul, mais il peut agir contre cette solitude. Il pousse en haut d’une montagne, comme Sisyphe, des rochers qui ensuite roulent de nouveau jusqu’en bas. II fait tous les jours la méme chose, mais s’il se révolte, il peut totalement changer sa vie. Toutefois, Camus n’est plus moderne.

— Alors qu’est-ce qui est moderne?

— Sisyphe serait moderne s’il avait installé un téléviseur sur la montagne.

— Et qui a raison? Cioran ou Camus?

— Ion dit quils étaient tous les deux de grandioses bavards, mais qu’il ne pourrait pas vivre sans eux.

— Et toi, qu’en penses-tu?

— Ion pense que chacun doit trouver dans la vie l’os qu’il aimerait ronger. On peut bien vivre d’ur. os comme ca. Ion dit qu’il reste toujours de la viande que l’on peut en détacher. Aucun os n’est vraiment nettoyé à blanc.

— Et toi, qu’en penses-tu? demandai-je de nouveau.

— Je ne vis pas depuis assez longtemps pour le savoir.» Il regarda fixement ses mains posées sur ses genoux, et nous écoutames encore les voix qui sortaient du magnétophone. «Je pourrais te raconter l’histoire de Ion», proposa Marius quand nous fimes las d’écouter les voix.

Ion grelottait dans l’étable ou sa mére ne pouvait pas le voir, et il lisait. Une chaleur émanait des corps des bétes. Depuis des semaines, il lisait sans interruption. Plus sa vue baissait, plus il lisait, comme s’il voulait devancer la cécité. Si on lui avait demandé ce qu’il cherchait, il aurait répondu: «Je veux tout lire jusqu’au bout. »

Il essaya d’aller deux fois plus vite que d’habitude, mais il devait s’estimer satisfait de réussir seulement à lire.

Un voile se posait sur ses yeux, il les plissait souvent et devait quand méme renoncer au bout d’une heure. Les paysans lui disaient: «Tu vas devenir mince comme une feuille de papier si tu ne fais que lire et ne manges pas. »

Ou bien: «Tu vas devenir gros comme un livre si tu ne te donnes pas de mouvement.» Ou encore: «A force de lire et de rester assis on devient impotent.» La mére acceptait les singularités de son fils, de méme qu’elle acceptait qu'il trébuchat de temps en temps, que sa main saisit le vide ou qu’il se heurtat aux meubles. «Tout ça, c’est à cause des livres, disait-elle. Ils rendent les gens distraits. » Il ne fallait à un paysan que juste assez d’instruction pour compter les moutons et signer les contrats de métayage. Les maitres rouleraient le paysan, méme si celui-ci savait maintenant ce qui était écrit ou non. C’est ce qu’avaient dit les grands-parents, et la mére le redisait aprés eux, mais seulement en cachette, car entre-temps les maitres du pays étaient les communistes.

Le cochon grognait dans la cour. II savait ce qui I’attendait.

«Ion, sors de la. Tu dois tuer le cochon.

— Non, je ne dois pas.

— Tout homme doit faire ça une fois. Ton frére sait déja.

— Alors qu’il le fasse.

— Laisse tomber les livres. I] n’y a rien d’utile dedans.

— Emma veut justement se donner la mort.

— Quelle Emma?

— Emma Bovary. La femme qui est dans mon livre.

— Idiot! » Ion entendait son pére s’éloigner en jurant et savait ce qui suivrait. Le pére tenait fermement le cochon, le frére s’asseyait dessus, levait le couteau et l’enfongait dans le coeur. Au méme instant, Emma s’appuyait contre la fenétre et relisait la lettre d’adieu. Elle cherchait du regard et souhaitait que la terre s’écroulat. « Pourquoi ne pas finir tout de suite? » se demandait Emma. Qu’est-ce qui la retenait encore? Et elle se penchait en avant, regardait le pavé en bas et disait: «Allons. Allons.» Ion l’aurait poussée luiméme, car elle trompait Charles, qu’il aimait beaucoup.

Le frére enfoncait plus profondément le couteau.

Quand il le retira d’un coup, le sang jaillit en fontaines.

Le frére se lava les mains dans le sang. Il trancha la gorge du cochon, puis ils le retournérent sur le ventre, bralérent la peau avec un bec Bunsen et ouvrirent son dos. Ils ôtérent lard, viande et vertébres, puis aussi les entrailles. Emma était tout au bord, presque suspendue, entourée d’une étendue infinie. L’air tournoyait dans sa téte vide, elle n’avait qu’a céder, qu’a se laisser prendre’.

Emma doit sauter, pensait Ion, elle est avide et fausse.

Mais un personnage principal, qui sert de titre à un livre entier, ne peut pas mourir à la page deux cent quatrevingt- quatre. Donc Charles la sauverait quand méme. Et en fait Emma entendait une voix affolée qui l’appelait: «Ma femme! Ma femme!» Au méme instant, devant la grange, les hommes déposaient dans de grandes bassines le cochon vide, l’apportaient à la maison et laissaient le reste au chien. Il mangea avidement, car sinon on ne lui donnait que de la bouillie de mais. L’odeur tourna la téte d’autres chiens. La ou auparavant on n’entendait qu’un grognement, aboyait à présent tout un village.

Emma tomba malade quelques pages plus loin, et Ion s’étonna qu’une peine d’amour put donner une fiévre cérébrale. Est-ce l'amour ou la douleur qui monte à la téte ? se demandait-il. Charles ne quittait pas le chevet de sa femme, bien que Ion lui edt volontiers conseillé de la laisser tomber. Et si lui, avec ses seize ans, il le savait, un homme comme Charles aurait di le comprendre depuis longtemps. Mais il n’avait pas compris. Charles n’allait plus se coucher, il tatait continuellement le pouls de sa femme et lui appliquait des sinapismes de moutarde et des compresses fraiches et humides. Mais ce qui l’effrayait le plus, c’était l’abattement d’Emma, car elle ne parlait pas, n’entendait rien et ne semblait méme pas ressentir de douleurs.

Avant de fermer le livre, parce que ses yeux ne voulaient plus, Ion tourna encore quelques pages en arriere. I] fit entendre un moment son clappement de lévres et s’imagina le gott du cidre* non coupé ou des glorias* mousseux. En effet, le pére d’Emma les aimait et Ion n’avait vraiment rien contre le vieil homme. II cacha le livre dans le foin et passa devant le chien rassasié et la peau du cochon. Le pére était à la maison, assis devant le poéle et il taillait dans un morceau de bois un manche de marteau. Il avait vite fabriqué tout cela: poignées, chaises, armoires, cadres de lits. Le pére était d’avis que l’on n’avait pas besoin de savoir lire pour meubler sa maison et se remplir le ventre. Bien que livres et meubles fussent faits du méme matériau.

Beaucoup tenaient Charles pour un idiot, mais le pére de Charles ne voulait pas avoir un idiot pour fils.

C’était écrit ainsi dans le livre, et ce qui valait pour un homme aussi universellement célébre, devait valoir aussi pour Gheorghe Palatinus, menuisier et paysan, propriétaire de nombreuses poules, plusieurs moutons, une vache et un cochon mort, pensait Ion. Ion s’assit à côté de son pére et le regarda travailler.

« Qu’est-ce que tu veux? demanda le pére.

— Ne m’appelle pas idiot. »

Le pére regarda longuement son fils, ensuite seulement il répondit: «Sais-tu pourquoi je m/’appelle Gheorghe? Parce que saint Gheorghe est ]’un des saints les plus importants. I] protége les champs et les vivants.

Les mauvais esprits le craignent.

— Je sais tout ça.

— Et que faisons-nous le jour de la Saint-Gheorghe ?

— Nous ornons avec des branches les portes, les portails, les fenétres, les toits et les tombes et nous mettons des touffes d’herbe devant la maison.

— Et pourquoi faisons-nous ça?

— Pour avoir une bonne moisson.

— Si tu sais cela, pourquoi ne le fais-tu pas? Un fils de paysan ne doit pas s’élever au-dessus des siens. Tu dois tenir la ferme, répondre devant Dieu et mourir un jour.

Tu dois nettoyer la maison et la cour au printemps, tuer le cochon en hiver et l’agneau à Paques et ensuite aller à l’église pour te purifier du péché d’avoir tué. Tu devras aller bientét à la sezatoare et te choisir une fille. Cela nous plairait, à ta mére et à moi. »

Il neigea toute la nuit et le matin suivant le ciel était encore de plomb. On ne voyait pas le Pietrosul, le mont de pierre, bien qu’il fat si prés qu’il habitait pratiquement parmi eux au village. Il était la, silencieux et énorme, quand les enfants étaient au maillot et qu’on les bercait. I] était la quand la vache vélait de son premier veau et aussi plus tard quand elle était abattue.

Quand les parents des jeunes hommes allaient chez les parents des jeunes filles qu’ils voulaient avoir, et quand ceux-ci, plus tard, amenaient leurs fiancées à la maison.

Il était 14 quand vinrent les habsbourgeois et que les Allemands passérent en direction de la Russie. On l’aurait encore devant les yeux quand on serait porté au cimetiére. Devant les yeux fermés. On attendrait la-bas, en dessous, les mains sur la poitrine, les regards braqués vers la montagne, à qui cela serait indifférent.

La mére attisait le feu en l’éventant et frottait ses mains raidies par le froid. Elle réveilla ses fils. « Réveilletoi, Ion, réveille-toi, Nicoara, la terre est pleine de bons à rien.» Les garcons s’habillérent en tremblant, mangérent la bouillie de mais froide, burent du lait et voulurent partir. La mére retint Ion. «Tu en auras bientot fini avec l’école, mon garcon. Alors tu devras te préparer à reprendre la ferme», dit-elle. Les fréres se regardérent en silence. «Le médecin vient ce soir pour examiner de nouveau tes yeux. Pourquoi, en fait? Ga vient seulement des livres», ajouta-t-elle.

Ils marchérent dans la neige et s’y enfoncérent. Elle s’entassait sur le toit de bardeaux et autour de la maison, reposait en couche épaisse sur la grange, l’étable et la charrue. Le froid pénétrait les os. Lupa passait dans la rue. Elle portait des chaussettes de laine, une jupe blanche brodée au bord avec des fils rouges et noirs, de méme que le col et les poches de la chemise de toile et du manteau de laine. Son foulard de couleur vive était solidement noué sous son menton. Pour Ion, c étaient les vétements les plus raffinés qu’il connit, plus raffinés méme que ceux de Madame Bovary. Elle n’était pas trés belle, mais pour quelqu’un qui n’y voyait qu’a peu prés, la beauté aussi n’était qu’un à peu prés. Elle avait les hanches larges et des jambes vigoureuses, et c’était tout ce qu'il fallait à Ion pour aimer Lupa. Devant des hanches et des jambes comme celles-la on n’avait pas besoin de se fatiguer la vue, cela vous sautait aux yeux de soi-méme.

Ion la salua, elle lui rendit distraitement son salut.

Dans la salle de classe, Ion était juste derriére Lupa, il pouvait encore distinguer les motifs du col mais non le duvet de la nuque. II s’étirait en avant, s’efforcait, mais il n’y avait rien à faire. Encore un peu et il l’aurait touchée avec le bout du nez. Lupa se retournait, manquait se cogner la téte contre celle de Ion et sursautait: « Veux-tu me dévorer, loup? — C’est toi la louve, Lupa», répliquait-il.

Pendant les récréations, lon lut Madame Bovary jusqu’a la fin, et quand elle mourut réellement, il ne le déplora pas. Ii se représentait Lupa en Emma, parfois il la faisait survivre, parfois non. La jeune institutrice, Livia, l’appela aprés la classe. Elle avait préparé de nouveaux livres pour lui. Elle n’avait pas spécialement voulu éveiller chez Ion l’amour de la littérature, mais elle maintenait cet amour en vie. Longtemps déja avant qu’elle commencat à enseigner dans le petit village, Ion avait lu les livres qu’il avait trouvés dans la minuscule bibliothéque de l’école. Trente-cing volumes, écrivains roumains, Eminescu, Alexandri, Cosbuc, Sadoveanu, Creanga. Et parce que c’était un village et que les lecteurs étaient des paysans, beaucoup de livres parlaient d’eux et de la vie au village.

Quand Livia rencontra Ion pour la premiére fois, elle le trouva étrange. Mais quand elle l’écouta, elle comprit.

Ion pouvait citer des livres et expliquer des intrigues comme personne d’autre, enfant ou adulte. Au bout de quelques mois, elle le mit pour la premiére fois à l’épreuve et lui donna à lire Dickens. Aprés Dickens en vinrent d’autres et maintenant il venait de terminer Flaubert. Tout cela était trés remarquable, trouvait-elle.

« Bientôt je n’y verrai plus rien, dit Ion.

— Combien de temps peux-tu encore lire sans interruption?

— Une heure par jour, et seulement avec peine. Le médecin passe ce soir. »

Il n’y avait rien à dire à cela, car homme ne peut pas opposer sa parole à la volonté de Dieu. Elle avait devant elle deux livres qu’elle voulait lui proposer, un trés gros et un mince, elle hésita et n’en poussa qu’un seul vers lui: le second.

«Qu’est-ce que c’est, le gros?

— Tolstoi. Guerre et Paix. Mais il a plus de mille pages.

— Je le prends. »

Le soir, le médecin vint à la maison. Il regarda les yeux de Ion, prescrivit des gouttes, fut soucieux et évalua le risque que courait Ion de devenir aveugle: « Quatre-vingts pour cent.» Les parents sursautérent, le frére se racla la gorge.

« Quatre-vingts pour cent, monsieur le docteur? Vous ne voulez pas regarder encore? Est-ce que ce n’est pas quand méme moins, soixante peut-étre? demanda le pére.

— Quatre-vingts. Sil’on avait entrepris quelque chose à temps, cela pourrait avoir meilleur aspect maintenant. »

Quand le médecin fut parti dans la neige, la famille resta assise devant le poéle, le pére prenait de temps en temps du bois et le jetait dans le feu. Avec quatre-vingts pour cent on ne pouvait pas abattre une béte, ni fendre du bois, ni sculpter, on ne pouvait méme pas trouver sans aide le champ qui vous appartenait. Et les bétes se sauvaient ou elles voulaient.

Avec quatre-vingts pour cent on ne trouvait pas de belle-fille.

Avec quatre-vingts pour cent on voyait tout juste le chemin des cabinets, mais on pissait à côté.

Avec quatre-vingts pour cent la ferme tomberait dans labandon et irait à des étrangers. Des étrangers ensemenceraient leur terre et dormiraient dans leurs lits.

Sauf si Nicoara voulait rester. Mais il s’était déja décidé pour l’école électrotechnique.

«Dieu donne et Dieu reprend. Nous n’avons qu’a suivre », murmura la mére.

Le lendemain matin, elle laissa Nicoara aller seul à Vécole. Il valait mieux rester un peu ignorant plutdot que de devenir complétement aveugle, pensait-elle, mais elle avait compté sans I’institutrice. A peine la semaine étaitelle passée que celle-ci arriva dans la tempéte de neige et frappa à la porte jusqu’a ce qu’on Il’entendit et la fit entrer.

«I faut que votre fils continue à aller à l’école, sinon il sera malheureux.

— Il sera malheureux s’il n’y voit plus, dit la mére.

— C’est justement parce qu’il est aveugle qu’il doit étre instruit. I] faut qu’il aille à l’école pour aveugles.

— C’est à vous que nous devons ce malheur, reprocha la mére.

— Ion a lu aussi sans moi.

— Les livres ne valent rien pour un garcon d’ici.

— Que deviendra-t-il s’il reste parmi vous? A un moment quelconque vous mourrez, vous et votre mari.

— Ici, les gens s’entraident, pas à la ville.

— lon est curieux, il veut savoir comment est le monde», dit l’institutrice.

C’était faible, pensait Ion qui était assis à coté d’elles, et il faillit abandonner tout espoir. Ion savait que l’on ne devait pas la ramener avec le monde devant les paysans.

Alors ils vous envoyaient dans l’étable ou à l’église et ils disaient: « Le voila, le monde. »

«Il n’a pas besoin de livres pour ça, dit la mére. Il peut aller à l’étable ou à l’église.

— Voulez-vous qu’il vous haisse dans quelques années, parce que vous ne I’avez pas écouté? » C’ était déja mieux, pensa Ion.

«C’est lui qui doit nous écouter, pas le contraire. »

Cela venait du pére.

Ils raccompagnérent linstitutrice dehors, mais la conversation ne resta pas sans conséquences. Les parents réfléchirent, une semaine plus tard la mere fit venir Ion pendant que le pére, qui doutait encore, s’esquivait dans l’étable. « Tu peux retourner à l’école, mais sans les gros livres. Promis?» Seigneur Dieu qui es au ciel, pensa Ion, pardonne-moi mon mensonge. Inscrisle, mais pas en caractéres trop gras. Et oublie-le à ton tribunal.

C’est juste quelque chose entre nous deux. Je ne dirai pas non plus que tu I’as oublié. Ion promit de délaisser les livres à la maison, mais avant de s’endormir il enveloppa Tolstoi dans un sac en plastique qu’il cacha dehors dans le foin. Le matin, la mére fouilla son sac, mais pas le foin. «Je te connais, dit-elle.» «Tu ne me connais pas assez bien», murmura Ion plus tard, en allant chercher le livre dans le foin.

Ion dissimulait depuis longtemps à ses parents ce qu’il en était de sa vue. Il disposait tout de maniére à ne pas chercher longtemps devant eux. Il avait souvent traversé la cour et la maison afin de tout se rappeler et de ne pas de nouveau trébucher. A présent il connaissait les lieux à l’aveuglette, la cour, la rue. Son frére l’aidait quand il devait saisir quelque chose et le lui poussait dans les mains. I] lui remplissait sa tasse pour que Ion ne renversat rien. I] se chargeait aussi à la place de Ion de petites taches quotidiennes. Ion abandonna son désir de voyager sur de longues distances comme chauffeur de locomotive ou pilote. Celui qui ne voyait méme plus clairement sa main devant ses yeux ne pouvait absolument pas partir pour la Sibérie.

«Viens par ici, mon garcon, tu dois tuer la vache», cria le pére quelques mois plus tard.

«Je ne peux pas.

— Y-at-il de nouveau quelqu’un qui veut se tuer dans tes livres? »

La vache était vieille, et si on ne la tuait pas elle s’effondrerait un jour et resterait par terre. lon vit encore le pére mettre du foin devant elle pour qu'elle restat tranquille.

Elle fit une bréve tentative pour s’échapper, mais le foin l’attirait trop. Ses naseaux cherchaient avidement l’odeur, elle le happa de ses lévres humides. Le frére se tint derriére elle avec la matraque et la brandit en l’air.

Quand la vache leva la téte, la matraque s’abattit. Le frére était expérimenté dans l’art de tuer tout ce qui avait quatre pattes ou des ailes. Le coup frappa la vache au milieu de la téte, elle fléchit, hébétée, elle voulut se redresser en tremblant, écarquilla les yeux, mais alors suivit le second coup. Le pére fut satisfait de son fils, ainsi l’art de tuer pouvait étre transmis du pére au fils.

Dans la vie du pére, s’étaient amassés par troupeaux entiers les moutons, cochons ou poules qu’il avait tués, maintenant c’était au tour du fils de prendre le relais.

Peut-étre se déciderait-il quand méme à piocher sa propre terre plutét que des téléviseurs étrangers. Car la vie du paysan ne se décidait pas en ville, mais dans la ferme ou en hiver tombaient des cochons, au printemps des agneaux et de temps en temps de nouveau une vache. Ow la femme mettait au monde ses enfants dans sa propre maison et non dans une demeure louée. Ou la nuit, quand on avait besoin, on traversait sa propre cour jusqu’aux cabinets et l’on savait à qui appartenait le sol qu’on engraissait ainsi. C’était un cercle fermé.

Nicoara, vétu de son meilleur costume, monta plus tard retrouver Ion qui était couché dans le fenil. Il épela: « Tols-toi. Tu n’as jamais lu un livre aussi gros.

— Si c’est le dernier, alors il doit au moins avoir du poids, dit Ion.

— Comment ça, le dernier?

— Je n’y vois plus que faiblement.

— C’est la faute de ce Tolstoi et de tous les autres.

— Outen vas-tu, chic comme tu es?

— Comme je tue des bétes, je dois maintenant aller à la messe qu’on donne pour les verseurs de sang.

— Quelques cochons et vaches s’y sont déja rassemblés », répliqua Ion, railleur.

Nicoara s’en alla. Ion posa le livre de côoté et Gta ses gants, tandis que dans la cour le chien s’attaquait aux restes de la vache. Il grondait quand d’autres bétes s’approchaient, comme si les poules étaient des concurrentes dans la consommation de la viande. C’était cette méme vache que jusqu’a présent il avait amicalement saluée quand elle rentrait le soir à l’étable.

Ion entendit des voix de jeunes filles venant de la direction ou Lupa habitait. Il bondit, fourra le livre dans un sac en plastique et le sac dans le foin. Tout ému, il se dirigea vers l’escalier, mais quand il voulut poser le pied sur l’étroite marche, il tomba dans le vide. II resta étendu en bas, il était comme étourdi. Les voix de filles se rapprochaient. Il se leva, son pied enflait, il prit appui, ses genoux tremblaient comme chez les jeunes animaux qui se tiennent debout pour la premiére fois, mais il resta droit. I] se mordait les lévres de douleur, sous la légére moustache qui lui poussait depuis quelque temps. Son coeur battait à grands coups. I] alla à la grille et guetta la rue.

Quand Lupa et les autres jeunes filles furent en vue, il ouvrit tout grand le portail et sautilla vers elles. Mais il n’avait pas préparé ce qu’il voulait dire. Les livres étaient pleins de belles paroles, on n’avait qu’a se les rappeler.

Mais personne ne lui avait dit que dans de tels moments on ne se souvient de rien et on reste la comme un ane.

Et qu’on a de la chance quand on n’est pas obligé de dire quelque chose. Ion ne savait pas ce qu'il devait faire, les filles le regardaient, alors il saisit la robe de Lupa et la leva jusqu’a ses yeux. Elle s’effraya. «Fils de paysan», gronda-t-elle. «Je voulais juste voir quelle couleur à ta jolie robe», dit-il. «Tu peux aller ailleurs pour jouer à colin-maillard », répliqua-t-elle. I] suivit les filles du regard jusqu’a ce qu’elles ne fussent plus que des silhouettes.

Il resta seul au bord de la route, il entendait des voisins parler, des camions rouler, jusqu’a ce que son pére arrivat et l’amenat à la maison. Ion Ota son soulier, le pied était bleu foncé, comme s’il l’avait trempé dans un encrier. Le soir, l’institutrice Livia le trouva regardant fixement les murs à la lumieére de la lampe à pétrole. Le courant avait encore une fois été coupé.

« Que fais-tu?

— J'essaie de m’imaginer exactement comment on tue des gens à coups de parapluie.

— Et pourquoi donc?

~— C’est comme ça que le comte Prina a été assassiné à Milan aprés la chute de Napoléon.

— Où as-tu pris cette histoire?

— Dans Stendhal.

— Ah, bien.

— Je serai bien tôt aveugle.

— As-tu terminé Tolstoi?

— Pas tout à fait. »

La mére entra et placa sur la table une assiette avec de la soupe paysanne. L’institutrice rompit du pain, le trempa dans la soupe, mangea avec délice. Les parents s assirent en face d’elle. Cela sentait la soupe, le pétrole et les paysans mal lavés.

«Envoyez Ion à la ville, dit l’institutrice. La-bas, il pourra apprendre un métier.

— Et quel métier donc? demanda le pére; — Masseur, par exemple.

— Est-ce que ça te plairait? demanda-t-il à son fils.

— Masseur, ça sonne bien. »

Ion ne se cachait plus. Il lisait dans l’étable et aux cabinets, ou il laissait la porte ouverte pour avoir assez de lumiére. «Les mouches s’instruisent en méme temps que toi», disait le pére en riant. «Alors il restera au moins quelques personnes instruites quand je serai parti», rétorquait Ion. Il lisait à la lumiére du soleil ou de la lampe, dans la charrette qui roulait vers le champ, ou on l’emmenait bien qu’il ne servit à rien. Les pauses devenaient plus longues, les yeux larmoyaient et faisaient mal. Il les fermait et s’imaginait que tout resterait noir quand il les rouvrirait. Il voulait rassembler le monde dans sa téte avant qu’il fit trop tard. Il gravait dans sa mémoire les environs de Borsa, le doux paysage et ses collines, ou l’abrupt et ses rochers, et toutes les couleurs, les tons de vert et de brun.

Les seins, les hanches et les mollets des filles.

Les cheveux tressés que l’on portait en nattes devant la poitrine quand on n’était pas mariée.

Les yeux bleus du frére et le visage tanné de la mére.

Comment on souriait, pleurait et regardait d’un air faché.

Un visage endormi et un somnolent.

Le sombre bois de sapin dont était batie la maison. Le toit de bardeaux.

Le pére dans l’ouverture de la grange, quand il sculptait.

Les pruniers qui fleurissaient.

Les fourmis qui grimpaient en haut des lambourdes.

La couleur du sang et la couleur du ciel.

Des lettres sur le papier.

La veille de son départ, il revétit les nouveaux habits que le tailleur lui avait confectionnés en échange d’un agneau. La mére le coiffa et l’amena au bord de la route. I] allait au sezdtoare, l’endroit ou les garcons et les filles se parlaient et restaient toute la nuit, mais sous la surveillance du maitre de maison. Les mains et les bouches ne devaient pas s’enhardir à aller trop loin.

Rien que les yeux.

L’hôte habitait hors du village. Le chemin pour s’y rendre passait dans les taillis et sur un pont étroit. Celui qui voyait Ion le prenait par le bras et plus tard le remettait à un autre. Il y avait des exercés et des maladroits, des bavards et des silencieux. Il y avait toujours de nouveaux bras pour le guider. Il y avait celui du policier et celui du pope, celui de son institutrice, de son frére, de son pére, de son médecin, des nombreuses personnes qu’il connaissait. Borsa s’étendait sur plus de quatre kilométres. Ainsi, de nombreuses mains avaient le temps de s’accrocher à lui. Un bras se détachait, un autre le remplacait. Et il y avait encore dans ses yeux de la lumiére et des contours. Le dernier bras fut celui de Lupa.

«Tu arrives trop tard, dit Ion. Les filles sont déja là depuis des heures. Elles ont certainement fini de tisser.

— Je ne viens pas non plus tisser. Tu pars pour la capitale?

— J'apprendrai un bon métier, ensuite tu pourras m’épouser.

— Je n’épouserai jamais un aveugle.

— Et un masseur?

— Un masseur aveugle? Jamais . »

Dans la maison du paysan, six jeunes filles tournaient leur rouet. D’autres tissaient. D’autres potinaient. Selon usage, les garcons passaient le soir tard, ils apportaient du schnaps et trinquaient à l’hospitalité du paysan. Ils se joignaient à la compagnie ou invitaient les filles à danser.

Alors on poussait les meubles de côté et on dansait.

Ils restaient toute la nuit et dormaient habillés, chacun prés de la sienne. Tous dans la méme piéce.

Les hôtes étaient couchés dans leur lit à coté. D’un oeil, ils dormaient et de l’autre ils restaient éveillés, afin qu’aucun des garcons n’en vint à de mauvaises pensées. Leurs oreilles guettaient les bruits sous les couvertures.

Si les bruits devenaient trop forts, le paysan se raclait la gorge. Dormir ainsi côte à côte, c’était la foire au mariage des paysans. On n’éteignait jamais complétement la lumiére. On espérait que ce premier essai de lit partagé aboutirait à une copulation conjugale.

On aida Ion à s’asseoir, puis on ne s’occupa plus de lui. Quand les autres garçons arrivérent, ils prirent les filles par les hanches et les filles passérent leurs bras autour des épaules des garcons, les corps n’avaient pas le droit de se toucher plus que cela. S’ils le faisaient quand méme, I’hôte toussotait. On glissa dans la main de chacun, de Ion aussi, un verre de schnaps, et on trinqua.

Les couples s’éparpillaient dans la piéce et essayaient si l'amour était possible. L’héte interrogea Ion sur son départ, mais Ion n’avait qu’une pensée en téte.

« Lupa, cria-t-il soudain. Avec qui es-tu?

— Ca ne te regarde pas, répondit-elle. Pourquoi ne me laisses-tu pas en paix?

— Parce que je t’aime.

— Si tu m’aimes, alors tiens-toi tranquille, maintenant.»

Ion restait la, se balancait légérement de-ci de-la, regardait l’ampoule électrique, le point le plus clair de la piece. Il leur montrerait à tous, il ne deviendrait pas seulement un masseur aveugle, mais un masseur aveugle envié. Et le plus lettré de tous, au cas ou il y en aurait d’autres.

Le lendemain matin, l’institutrice et la mére l’amenèrent au train qui allait en ville.

«Je sais pourquoi je dois devenir aveugle, dit-il aux deux femmes.

— Pourquoi donc? demanda l’institutrice.

— Parce que j’ai vu le diable. »

Des années auparavant, un jour ou le courant était en panne, la famille avait manqué de pétrole pour la lampe. Parmi tous les voisins, seule la baba avait du pétrole. C’était la sorciére du village. On avait vu chez elles de jeunes femmes dont elle touchait le corps nu avec des branches et avec ses mains. Elle versait sur elles la nouvelle eau qu’elles avaient puisée à minuit à une source de montagne. C’était ainsi que l’on se débarrassait de son époux ou que l’on en trouvait enfin un. La baba elle-méme n’était pas arrivée à conquérir un mari, sa réputation de sorciére avait tenu les hommes à distance.

Elle portait ses tresses grises sur la poitrine comme une jeune fille.

Ion frappa au portail, et parce que personne ne répondait, il entra et traversa la cour jusqu’a l’avantcorps.

Il y monta, la porte était ouverte et dedans il faisait clair. Il pouvait déja voir la baba qui reprisait des draps. Ion fit un pas vers la porte et voulut saluer la femme, quand il s’apercut qu’elle parlait avec quelqu’un.

Elle cria, en colére: «Va-t-en! Laisse-moi tranquille! » Ion fit encore un pas en avant, il pouvait ainsi voir toute la piéce. Une des extrémités du drap planait dans Yair comme si quelqu’un la tirait fortement. Mais il n’y avait personne. Et malgré cela le linge était tendu dans lair et la baba devait le tenir fermement pour ne pas le laisser échapper. On ne savait pas si les deux étres, s’il y en avait deux, jouaient ensemble ou se disputaient. En cet instant la porte fut claquée par une main invisible, directement au nez de Ion qui s’enfuit en courant et ne s’arréta que revenu à la maison.

Après avoir entendu la fin de histoire, sa mére lui prit le visage dans les mains et traca sur lui le signe de la croix. Quand Ion fut assis dans le train, il ouvrit une ultime fois Tolstoi. Pour achever de lire les derniéres pages, il avait besoin d’un verre grossissant. Arrivé dans la capitale, il ferma définitivement le livre. Gagné.

Ses livres manquaient à Ion, mais sa vue lui manquait plus encore. Il avait beau faire tous ses efforts, c’était à peine s’il voyait quelques jeux d’ombre et de lumiére.

Au foyer, on le trouvait étrange, parce qu’il refusait d’apprendre l’écriture des aveugles. Il avait essayé, mais c’était trop lent, à cette vitesse-la il ne pourrait jamais lire toute la littérature du monde.

«Tu dois faire ce que font les autres aveugles, dit le directeur du foyer.

— Je veux avoir des livres normaux et pouvoir les lire.

— Tu ne liras jamais plus ces livres-la.

— Je trouverai un moyen. »

On le laissa tranquille.

Un jour, le portier lui lut une annonce dans le journal: le jeune directeur commercial de la maison d’édition Biblioteca Pentru Tofi voulait publier une collection de classiques comprenant deux cents titres. On attendait des propositions. De la chambre du portier, il téléphona, demanda le directeur et proposa Proust, Balzac et Walter Scott.

«Quel age avez-vous? demanda !’éditeur.

— Dix-sept ans.

— Vous avez du goat. Voulez-vous aussi lire les livres?

— Je les ai déja lus.

— Alors vous étes méme plus rapide que nous. Si vous passez par ici, venez nous voir. J’aimerais bien saluer un lecteur aussi jeune. »

Quelques jours plus tard, Ion s’habilla convenablement et alla chez le portier, qui l’amena jusqu’au coin de la rue et le laissa seul. I] attendit qu’un autre bras s’offrit, un bras remplaca l’autre, des femmes, des hommes, méme des enfants l’'accompagnérent. Certains le tiraient derriére eux, à d’autres Ion devait dire de se dépécher, c’était tout comme au village. Sauf qu'il lui fallut plus souvent demander l’aide d’un bras, tandis que les gens du village l’emmenaient spontanement.

Il apprit à connaitre la ville comme sa poche, une poche un peu plus grande que celle de chez lui. D’abord, il explora les rues autour du foyer, puis il s’enhardit toujours plus loin. Il était accompagné par des écoliers qui séchaient l’école, des ménagéres qui revenaient du marché et des retraités qui lui glissaient discrétement de I’argent.

Certains retraités attendaient chaque jour à la méme heure devant leur maison, afin de se sentir utiles pendant quelques minutes. Quand leurs propres enfants venaient moins souvent, un aveugle était un don du ciel.

Ion ne découvrait l’argent que le soir, quand il se déshabillait.

On lui demandait: «C’est comment, quand on est aveugle?» Ion répondait: «Etre aveugle, c’est quand on entend mieux. »

Grace à ses voyages en ville, l'on apprit non seulement à se guider dans la mélée des bus, tramways, croisements, feux tricolores, corps humains et quartiers tortueux, mais aussi à écouter et à distinguer les voix les unes des autres. Alors l’idée lui vint un jour de donner des livres à lire à ces voix différentes. Au foyer, personne ne pouvait le faire, car toutes les voix étaient aveugles.

Les maitres arrivaient à huit heures et partaient à six heures. Le surveillant se retirait avec sa bouteille. Il trouverait des gens, pensait Ion, méme si cela devait durer longtemps, mais avant tout il avait besoin de livres. Deux mois aprés son coup de téléphone, Ion rassembla tout son courage, revétit ses meilleurs habits et se rendit au Biblioteca Pentru Topi. L’éditeur hésita quand un aveugle se présenta devant lui, mais Ion le convainquit bientôt. II cita tout ce qu'il avait déja lu. Il décrivit si bien les actions et les personnages qu’il ne sortit du bureau de l’éditeur qu’une heure et demie plus tard, cramoisi de bonheur. I] recevrait maintenant quatre livres par semaine, le mardi ou le vendredi. Les livres étaient mis à sa disposition. Il circulait dans la maison d’édition et on colportait son histoire. Jon Orbul, disait-on, Ion l’Aveugle, et cela resta son surnom. Aujourd’hui encore, quand ils lui envoyaient des livres à Moneasa, un collaborateur distrait écrivait sur le paquet à Jon Orbul. Le facteur était au courant. Il se plaignait seulement d’avoir porté des kilos de livres sur sa bosse, mais malgré cela de n’étre pas plus cultivé d’un gramme.

Quand il sortit dans la rue, Ion était un autre homme, qui avait pris de l’importance. Il entassa les livres dans son armoire jusqu’a ce que la serrure éclatat.

Il les fourra sous son lit jusqu’a ce qu’ils portassent le lit tout seuls. Il loua une piéce qu’il paya avec la nourriture que sa mere lui envoyait. Et il ne trouvait toujours personne pour lui faire la lecture. A la fin des trois années scolaires, ils furent tous appelés par le directeur dans le grand réfectoire. L’homme lut la liste des noms et à coté de chaque nom était marqué l’endroit ot l’on était envoyé pour travailler. lon partit pour Moneasa. II possédait maintenant cing cents livres, ceux qu’il avait achetés et ceux qu’on lui avait donnés. On devait les lui envoyer à Moneasa par petites quantités. Les premiers patients venus de la capitale lui apportérent les derniers exemplaires.

Alors seulement il se sentit installé.

Le jour de son arrivée à Moneasa, il était descendu du bus et avait attendu, mais on avait oublié de venir le chercher. A une heure tardive, quelqu’un se présenta enfin et le conduisit à l’hotel thermal. « Le nouveau masseur est la», dit son accompagnateur quand ils rencontraient des gens dans la rue. «Mais il est aveugle», répondaient les paysans et les patients étonnés. «Ainsi je ne suis pas obligé de voir vos stupides visages», répliquait Ion et il les faisait tous rire. Ce fut parmi des éclats de rire que Ion entra dans son nouveau chez-soi.

Le logement de Ion était vide, il explora à tatons les piéces et les murs et il pensa: il faut des livres ici. On lui apporta lit, table, chaise et armoire, mais les piéces résonnaient encore à vide et le papier y manquait toujours.

Les paquets de livres restaient non ouverts et la cuisine, le débarras et le vestibule s’en remplissaient peu à peu. Quand il rentrait chez lui, il trébuchait sur l'Antiquité ou les Croisades. Il jurait, jamais contre les livres, mais parce qu’il ne se trouvait personne pour les ôter de son chemin, acheter des étagéres, ouvrir les paquets et ranger les volumes. Les habitants du village le scruterent d’abord avec méfiance, car un aveugle qui recevait si souvent des livres, c’était singulier. Mais ils s habituérent à lui et lui à eux. Pendant sept ans, il n’eut personne pour lui faire la lecture.

Un jour, devant sa fenêtre ouverte, il entendit les voix de jeunes hommes qui jouaient au football. Il préta l'oreille assez longtemps, et quand il fut sûr de lui, il sortit et marcha vers eux. Il demanda à parler à l’une des voix, et quand il eut trouvé la bonne, il prit par le bras le possesseur de cette voix et le pria de venir avec lui. Il posa questions sur questions et il sembla que le garçon s’intéressait aux livres. Puis il lui demanda son nom. «Je m’appelle Marius», lui répondit-on. Marius fut le premier.

Marius aménagea la bibliothéque. Il déballa les livres, lut les titres à haute voix et suivit les indications de Ion.

Il ne fallut pas longtemps avant que Ion le priat de lui faire la lecture. Ion écoutait, avec son clappement de lévres. Il ne s’était pas trompé, Marius était un lecteur béni. Un lecteur de premiére classe. Grace à Marius, la nouvelle vie pouvait commencer.

Avec les années, d’autres jeunes gens vinrent aussi dans la maison. Marius les avait rendus curieux. Mais de tous ceux-la il ne restait que Cosmin, Sorin et Dan.

Comme on demandait un jour à Ion: «Mais qui sont donc ces quatre garçons?», il répondit: «Mes philosophes.» Le nom leur resta, mais entre-temps ils avaient fait de ce nom une vocation.

LA FIN
 

Le Masseur aveugle


Catalin Dorian Florescu, né à Timisoara en 1967, passe son enfance et sa jeunesse en Roumanie. En 1982 ses parents et lui s'enfuient et s'installent en Suisse. Il y étudie la psychologie et exerce la profession de psychothérapeute durant plusieurs années. Depuis la parution de son premier roman, Wunderzeit, très remarqué, il se consacre à l'écriture et vit à Zurich. 'Le Masseur aveugle', son troisième roman, est le premier à paraître en France et a été traduit dans plusieurs pays d'Europe.
 

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Le Masseur Aveugle
-extraits-
Catalin Dorian Florescu
Traduit de l’allemand par Nicole Casanova
Originally published under the title 'Der Blinde Masseur'
© 2008, Editions Liana Levi, pour la traduction francaise
Digitized by the Internet Archive in 2024

 


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13.Jun.2025
Publicado por MJA