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-extrait-
imagem | James Clark, 1881
Nous devons avouer que le baron du Guénic était entièrement illettré, mais
illettré comme un
paysan : il savait lire, écrire et quelque peu compter ; il connaissait l’art
militaire et le
blason ; mais, hormis son livre de prières, il n’avait pas lu trois volumes dans
sa vie. Le
costume, qui ne saurait être indifférent, était invariable, et consistait en
gros souliers, en
bas drapés, en une culotte de velours verdâtre, un gilet de drap et une
redingote à collet à
laquelle était attachée une croix de Saint-Louis. Une admirable sérénité
siégeait sur ce
visage, que depuis un an un sommeil, avant-coureur de la mort, semblait préparer
au repos
éternel. Ces somnolences constantes, plus fréquentes de jour en jour,
n’inquiétaient ni sa
femme, ni sa soeur aveugle, ni ses amis, dont les connaissances médicales
n’étaient pas
grandes. Pour eux, ces pauses sublimes d’une âme sans reproche, mais fatiguée,
s’expliquaient naturellement : le baron avait fait son devoir. Tout était dans
ce mot.
*
Vers six heures du soir, au moment où commence cette scène, le baron, qui, selon
sa
vieille habitude, avait fini de dîner à quatre heures, venait de s’endormir en
entendant lire
la Quotidienne. Sa tête s’était posée sur le dossier de son fauteuil au coin de
la cheminée,
du côté du jardin.
À l’autre coin de la cheminée, et dans un fauteuil, la vieille soeur
octogénaire,
semblable en tout point, sauf le costume, à son frère, écoutait la lecture du
journal en
tricotant des bas, travail pour lequel la vue est inutile. Elle avait les yeux
couverts d’une
taie, et se refusait obstinément à subir l’opération, malgré les instances de sa
belle-soeur.
Le secret de son obstination, elle seule le savait : elle se rejetait sur un
défaut de courage,
mais elle ne voulait pas qu’il se dépensât vingt-cinq louis pour elle. Cette
somme eût été
de moins dans la maison. Cependant elle aurait bien voulu voir son frère. Ces
deux
vieillards faisaient admirablement ressortir la beauté de la baronne. Quelle
femme n’eût
semblé jeune et jolie entre monsieur du Guénic et sa soeur ? Mademoiselle
Zéphirine,
privée de la vue, ignorait les changements que ses quatre-vingts ans avaient
apportés dans
sa physionomie. Son visage pâle et creusé, que l’immobilité des yeux blancs et
sans regard
faisait ressembler à celui d’une morte, que trois ou quatre dents saillantes
rendaient
presque menaçant, où la profonde orbite des yeux était cerclée de teintes rouges
où
quelques signes de virilité déjà blanchis perçaient dans le menton et aux
environs de la
bouche ; ce froid mais calme visage était encadré par un petit béguin d’indienne
brune,
piqué comme une courtepointe, garni d’une ruche en percale et noué sous le
menton par
des cordons toujours un peu roux. Elle portait un cotillon de gros drap sur une
jupe de
piqué, vrai matelas qui recelait des doubles louis, et des poches cousues à une
ceinture
qu’elle détachait tous les soirs et remettait tous les matins comme un vêtement.
Son
corsage était serré dans le casaquin populaire de la Bretagne, en drap pareil à
celui du
cotillon, orné d’une collerette à mille plis dont le blanchissage était l’objet
de la seule
dispute qu’elle eût avec sa belle-soeur, elle ne voulait la changer que tous les
huit jours.
Des grosses manches ouatées de ce casaquin, sortaient deux bras desséchés mais
nerveux,
au bout desquels s’agitaient ses deux mains, dont la couleur un peu rousse
faisait paraître
les bras blancs comme le bois du peuplier. Ses mains, crochues par suite de la
contraction
que l’habitude de tricoter leur avait fait prendre, étaient comme un métier à
bas
incessamment monté : le phénomène eût été de les voir arrêtées. De temps en
temps
mademoiselle du Guénic prenait une longue aiguille à tricoter fichée dans sa
gorge pour la
passer entre son béguin et ses cheveux en fourgonnant sa blanche chevelure. Un
étranger
eût ri de voir l’insouciance avec laquelle elle repiquait l’aiguille sans la
moindre crainte de
se blesser. Elle était droite comme un clocher. Sa prestance de colonne pouvait
passer pour
une de ces coquetteries de vieillard qui prouvent que l’orgueil est une passion
nécessaire à
la vie. Elle avait le sourire gai. Elle aussi avait fait son devoir.
Au moment où Fanny vit le baron endormi, elle cessa la lecture du journal. Un
rayon de
soleil allait d’une fenêtres à l’autre et partageait en deux, par une bande
d’or, l’atmosphère
de cette vieille salle, où il faisait resplendir les meubles presque noirs. La
lumière bordait
les sculptures du plancher, papillotait dans les bahuts, étendait une nappe
luisante sur la
table de chêne, égayait cet intérieur brun et doux, comme la voix de Fanny
jetait dans
l’âme de la vieille octogénaire une musique aussi lumineuse, aussi gaie que ce
rayon.
Bientôt les rayons du soleil prirent ces couleurs rougeâtres qui, par
d’insensibles
gradations, arrivent aux tons mélancoliques du crépuscule. La baronne tomba dans
une
méditation grave, dans un de ces silences absolus que sa vieille belle-soeur
observait
depuis une quinzaine de jours, en cherchant à se les expliquer, sans avoir
adressé la
moindre question à la baronne ; mais elle n’en étudiait pas moins les causes de
cette
préoccupation à la manière des aveugles qui lisent comme dans un livre noir où
les lettres
sont blanches, et dans l’âme desquels tout son retentit comme dans un écho
divinatoire. La
vieille aveugle, sur qui l’heure noire n’avait plus de prise, continuait à
tricoter, et le silence
devint si profond que l’on put entendre le bruit des aiguilles d’acier.
FIN
BÉATRIX | L'éducation sentimentale d'un jeune homme, Calyste du Guénic,
"magnifique rejeton de la plus vieille race bretonne" (l'action commence à
Guérande), et le douloureux vieillissement d'une femme de lettres, Félicité des
Touches, qui, après avoir hésité devant un dernier amour, achèvera dans un
couvent l' "ardente aridité " de sa vie. Georges Sand a inspiré le personnage de
Félicité. Marie d'Agoult et Liszt ceux de la marquise de Rochefide, " Béatrix ",
et de son amant, le musicien Conti, qu'elle a autrefois volé à Félicité. Entre
ces quatre êtres se joue un drame subtil et dangereux dans lequel Pierre Gascar
voit "l'expression la plus achevée du romantisme balzacien" et qui résume les
problèmes de la condition féminine au XIXe siècle.
DECITRE |
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BÉATRIX
|extrait|
Honoré de Balzac
La Comédie Humaine
Scènes de la Vie Privée
1839
Δ
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