
-extraits-

Le Repas de L'Aveugle -
Picasso, 1903
Servitude et liberté
«Si nous désirons ardemment la vue
c’est pour être délivré des mille entraves que la
cécité fait naître partout, c’est pour échapper à
la dépendance qui, même bienveillante pèse sur
nous.
Une des modalités de la servitude à laquelle l’aveugle échappe difficilement,
est l’impossibilité dans laquelle il se trouve bien souvent de pouvoir contrôler
par lui-même les assertions d’autrui. S’il ne peut avoir une confiance absolue
dans la véracité de ceux qui l’entourent la vie lui devient intolérable.
Ne mentez jamais à un aveugle, fut-ce
dans l’intention la meilleure.
Dans le monde la servitude de l’aveugle
est presque continuelle, il ne choisit pas son
interlocuteur.
Il est pénible de recourir à autrui pour
les actes les plus insignifiants. Un secours mercenaire est préférable, un
lecteur payé lit ce
que nous voulons». Mais «il ne faut pas que
l’aveugle en abuse.
Tous les efforts doivent tendre à donner
à l’aveugle le maximum de liberté et d’indépendance compatible avec son état en
lui enseignant les moyens de faire par lui-même le plus
de choses possibles ; plus il saura s’occuper
seul, plus il agira par lui-même, plus il sera satisfait tout en étant moins à
la charge d’autrui».Il faut :
- «Maintenir autour de lui l’ordre le
plus parfait et le plus méticuleux.
- Dans la mesure du possible qu’il classe
lui-même ses papiers pour n’être jamais à la
merci d’une personne déterminée.
- Lui faire connaître tous les procédés
qui lui permettent d’agir par lui-même».
Suppléance de la vue par les autres sens
«Il apprend, et il faut qu’il apprenne,
à porter son attention sur beaucoup de faits
qui pour le voyant sont d’importance secondaire ou même négligeable.
Il ne se produit aucun affinement des
sens : auditif, tactile, olfactif mais plus de
subtilité dans l’interprétation des renseignements fournis par les sens.
Pour l’aveugle, l’ouïe est le seul
moyen de connaître les objets lointains, il
est donc désirable d’éviter les bruits inutiles
pour laisser plus d’action au moindre bruit
qui décèle ce qui se passe autour de lui.
Il est utile de conduire souvent l’aveugle au théâtre, de préférence aux places
de face voisines de la scène et en lui annonçant les principaux mouvements des
personnages, il faut autant que possible lui donner
une première idée de la pièce par une analyse préalable, puis au lever du
rideau, à chaque acte, lui faire connaître le décor et le
nom des personnages en scène.
Privé des indices que donnent les expressions du visage et les gestes
involontaires de ses interlocuteurs, l’aveugle n’en est
que plus attentif aux intonations et il peut
tirer un véritable profit de l’art d’écouter
dans lequel il doit tâcher de passer maître.
L’odorat peut donner quelques informations sur les objets qui sont hors de
portée des mains de l’aveugle, je n’ai jamais vu
qu’il y ait profit à exercer méthodiquement
l’odorat.
C’est le toucher qui est pour l’aveugle
le plus précieux des sens et il est possible
d’en augmenter par l’exercice, non pas la
sensibilité mais l’utilisation.
Les observations faites me conduisent à penser que dès qu’il sait ses lettres,
l’adulte qui veut s’exercer à lire le braille trouvera tout avantage à lire
d’abord des ouvrages qu’il connaît déjà ou qu’il se sera fait lire préalablement».
Occupations domestiques
«Rien n’empêche l’aveugle de fendre et de
scier le bois de chauffage, de préparer le feu dans
la cheminée, de chercher le vin à la cave, de déboucher les bouteilles, de
mettre et d’ôter le couvert, de laver et ranger la vaisselle, d’éplucher les
légumes, de faire les lits, de balayer les chambres, de nettoyer les carreaux,
tout cela ne demande qu’un peu d’exercices et quelques tours de
mains particuliers.
Pour les enfants qui deviennent aveugles
très jeunes les occupations domestiques sont une
excellente forme d’éducation première.
Je tiens à donner le conseil d’isoler ces enfants le moins possible malgré les
dangers, plutôt
imaginaires que réels de cette manière de faire. Il
faut envoyer les petits aveugles à l’école maternelle et même à l’école
primaire, pour eux l’impossibilité de voir est compensée, dans une certaine
mesure, par l’absence de distractions, et
pour peu que les maîtres y mettent de la bonne
volonté, ils apprennent quelque chose et surtout
ils se pénètrent du désir d’apprendre. Si de plus,
on va chercher quelques indications dans une
école d’aveugles, on peut préparer à domicile l’enfant à profiter de
l’enseignement que donnent les
écoles spéciales.
A tous égards il ne faut pas que le petit
aveugle soit constamment accroché aux jupes maternelles».
Occupations professionnelles
«Il ne faut pas tomber dans l’erreur absurde de faire prendre à l’aveugle des
semaines
ou des mois de repos au moment où il vient de
perdre la vue, il faut dans la mesure du possible
le laisser à ses occupations et à son milieu.
J’ai réparti entre les membres de ma nombreuse famille les soins dont ils
veulent m’entourer et je me suis réservé le classement des documents par
dossiers qui portent à la fois des titres
en noir et en points.
L’homme devenu aveugle sur le tard,
après avoir fait la revue des moyens d’action dont
il dispose, peut faire judicieusement le choix d’une carrière nouvelle».
Parmi les carrières possibles l’auteur cite
l’accordage de piano, le massage, la dactylographie.
Habitation
«Pour l’aveugle, le déménagement est
presque un désastre.
Tout déplacement même minime des
objets ambiants m’est parfaitement désagréable, il me plait de pouvoir sans
hésitation mettre la main sur mes livres, sur les
objets familiers, j’aime à savoir où sont les
choses au milieu desquelles j’ai vécu, et ce
me serait un effort pénible de chercher à me
les représenter ailleurs que là où je les ai
longtemps vus, dans la vie de tous les jours
on respecte rigoureusement chez moi l’adage
de Franklin : une place pour chaque chose et
chaque chose à sa place, tout objet ayant servi est aussitôt replacé».
Les repas
«Les repas étant pour l’aveugle les
meilleurs moments de la vie, il est très important pour lui de s’appliquer à
manger proprement pour se sentir bien en état d’accepter une invitation en
ville.
Cela tient à ce qu’il se trouve en société avec des personnes immobilisées à des
places fixes et que par conséquent il peut
prendre part à une conversation générale
sans la préoccupation intolérable des allées
et venues des interlocuteurs. S’étant fait indiquer dès le début la place
occupée par chacun il n’a pas besoin de faire un effort pour
reconnaître à la voix les différents personnes
qui prennent part à la conversation».
A table «si la personne qui me sert
est un voisin de rencontre, je me fais lire le
menu dès le commencement du repas et je
lui dis en une fois ce que j’ai l’intention de
manger».
Tricycle – tandem
«Plus encore que les voyants les
aveugles ont besoin d’exercice, car toute la
journée sans s’en rendre compte, l’homme le
plus sédentaire fait de petits mouvements,
tandis que l’aveugle alors même qu’il sait
s’occuper, reste dans une immobilité relative.
Pour l’aveugle, la promenade à tricycle est préférable à la promenade à pied,
car
pour peu qu’il ait confiance dans son conducteur, l’aveugle qui, bien entendu,
occupe la
seconde place de tricycle, fait de l’exercice
sans aucune préoccupation».
Voyages
«Beaucoup d’aveugles ont la passion
des voyages.
J’en connais un qui, s’il doit s’arrêter
dans une ville inconnue se fait précéder par
une lettre adressée au chef de gare par laquelle il annonce l’heure de son
arrivée et
demande à être attendu sur le quai par un
homme d’équipe chargé de le conduire à l’omnibus de l’hôtel où il veut
descendre.
En cours de route il paraît imprudent
de recourir aux bons offices de voyageurs, le
seul service qu’on doive leur demander est
d’être mis par eux entre les mains d’un homme d’équipe.
Je suis d’avis que des voyages entrepris sans guide contribuent puissamment à
fortifier la confiance de l’aveugle en lui-même
et à le rendre indépendant».
Relations extérieures
«Il est difficile à l’aveugle de se procurer de nouvelles relations et de plus
les relations avec des personnes qu’on n’a jamais
vues comportent difficilement un véritable
degré d’intimité. L’aveugle a donc le plus
grand intérêt à entretenir ses anciennes relations, toute interruption est
fâcheuse.
L’aveugle est réduit à la conversation
de ceux qui viennent à lui. Il ne faut pas croire que l’on s’empresse autour de
l’aveugle, on
le fuit comme inutile.
S’il prend contact avec l’aveugle il
craint de ne pouvoir se décrocher facilement ;
si l’on agit ainsi envers nous c’est souvent par
notre faute, en effet quand, dans une réunion
quelque peu nombreuse une personne entre
en conversation avec nous il nous arrive de
nous cramponner à cette bonne aubaine, notre interlocuteur ne s’y laisse pas
prendre
une seconde fois. Notre intérêt nous commande de prendre les devants et de
délivrer celui
qui a bien voulu nous aborder en le priant de
nous mettre en rapport avec quelqu’un d’autre.
Le devoir de ceux qui entourent l’aveugle est de le conduire en société, de lui
dire autant que possible quelles sont les personnes présentes pour lui permettre
un peu
d’initiative, et d’amener auprès de lui celles
qui n’y viendraient pas spontanément.
Ce qui rend plus particulièrement pénible la situation de l’aveugle dans le
monde
c’est qu’il ignore quand son interlocuteur s’en
va. Une personne qui a parlé à un aveugle
n’a jamais l’idée de se nommer à nouveau
quand elle revient après une courte interruption.
A moins d’être accompagné d’une personne qui fait absolument abnégation
d’ellemême, l’aveugle doit éviter d’aller dans une
société nombreuse».
Lecture à haute voix
«Se faire lire à haute voix restera toujours une des plus grandes ressources de
l’aveugle mais combien inférieure à la lecture
personnelle, quant aux œuvres littéraires
avec un bon lecteur on peut en jouir assez
pleinement.
Mais la lecture du journal ! L’homme
tant soit peu lettré parcourt le journal et n’en
lit pas réellement le quart et ce qu’il lit il le
dévore du regard avec la rapidité que nulle
parole humaine ne saurait atteindre. Qu’on
fasse l’expérience on sera surpris de la différence de vitesse au profit de la
lecture mentale. L’idéal serait qu’une personne connaissant
les goûts et les relations de l’aveugle, lisant
le journal pour lui-même, y marquât les faits
et les fragments d’articles qui peuvent l’intéresser.
Sauf de très rares exceptions personne
ne respecte suffisamment la ponctuation en
lisant à haute voix. Il faut exiger impitoyablement qu’il soit fait après chaque
phrase
un arrêt prolongé, c’est pour le lecteur un repos utile, pour l’auditeur c’est
la possibilité
de retenir plus ou moins ce qu’il vient d’entendre ; si le lecteur ne s’arrête
pas longuement à chaque point la phrase suivante efface, pour ainsi dire, la
précédente de notre mémoire. De plus les arrêts sont inconsciemment utilisés par
le lecteur pour lire mentalement la suite, d’où il résulte qu’il donne une
bien meilleure intonation.
Il est important aussi d’obliger le lecteur à faire connaître les variations
typographiques tels que les parenthèses, le changement de caractères… ainsi que
les titres et
les numéros de paragraphes».
Ecriture à la main
«La question de l'écriture se présente,
pour celui qui devient aveugle, sous un aspect tout autre que pour l'aveugle de
naissance. Pour ce dernier, il est presque impossible
d'apprendre l'écriture usuelle, tandis que,
pour qui a beaucoup écrit, il n'est pas malaisé de continuer malgré la privation
de la vue.
Un grand nombre d'inventeurs
ont combiné des planchettes scotographiques
plus ou moins commodes. J'en ai fait construire
une qui me donne pleine satisfaction et qui m'a
servi, entre autres, pour écrire le présent volume.
Si vous voulez vous rendre compte de
l'utilité de ma planchette, vous n'avez qu'à jeter
un coup d'œil sur le manuscrit de la présente
communication. Dans ma crainte de ne pas être
lisible, j'écris un peu plus lentement qu'autrefois et, si j'en crois mes amis,
le résultat est réellement acceptable».
Machine à écrire phonographe
«Aux aveugles qui avant de perdre la vue
avaient une mauvaise écriture, on ne saurait trop
recommander l'usage d'une machine à écrire.
Ce conseil est d'autant meilleur à suivre que
l'aveugle est plus jeune, car alors la durée d'apprentissage de la
dactylographie est plus courte, et la probabilité d'en tirer profit pendant de
longues années est plus grande. Au lieu de mettre les lettres de Braille sur les
touches, il est
préférable d'apprendre le clavier par cœur et
l'aveugle peut s'aider à cet effet d'un papier sur
lequel il a copié en Braille l'ordre des signes de
son clavier.
Si, à tout âge, on peut apprendre la dactylographie, cela ne veut pas dire qu'on
parvienne rapidement à en faire un acte aussi inconscient et aussi automatique
que l'écriture.
Or, tant que cet automatisme n'est pas obtenu,
la dactylographie est d'une médiocre utilité pour
l'aveugle, car il ne peut pas, comme le voyant, s'en
servir pour écrire d'après un brouillon. Il ne peut
pas faire de ratures, si bien qu'il est obligé de
construire chaque phrase en entier avant de
commencer à l'écrire.
Pour l'aveugle, comme pour le voyant, le moyen le plus rapide d'inscrire la
pensée, est
le phonographe. Pour ma part, je me sers volontiers du phonographe pour lui
confier le
plan d'un travail, que je lui fais ensuite répéter article par article, à mesure
que j'avance
dans ma rédaction».
Lecture et écriture Braille
«Dans les écoles spéciales, l'écriture
en points, connue sous le nom d'écriture
Braille, est la pierre angulaire de l'instruction. Aussi, quand un adulte vient
de perdre
la vue, le premier conseil que lui donnent les
instituteurs d'aveugles est-il de se mettre à
étudier le Braille, conseil utile assurément,
mais auquel les amis des aveugles attribuent
peut-être une importance exagérée.
La lecture du Braille est une ressource pour les heures de solitude. En cas
d'insomnie, un livre
imprimé en relief est un compagnon de lit incomparable. Je trouve extrêmement
commode de
marquer l'endroit où j'ai cessé de
lire en fixant sur le bord de la
feuille une de ces toutes petites pinces à ressort qu'on trouve chez les
papetiers. On sait,
d'ailleurs, que pour retrouver une ligne, les
aveugles qui ont l'habitude de faire des corrections typographiques marquent
d'un point
saillant fait en marge la ligne à retrouver.
La lecture du Braille, si précieuse pour
les aveugles-nés, n'est qu'un pis aller à cause
de son excessive lenteur. Très restreint est le
nombre des aveugles capables de lire à haute
voix un texte en Braille avec une rapidité suffisante pour que l'audition de
cette lecture
soit tolérable. La lenteur de lecture du Braille
se fait sentir encore plus péniblement quand
il s'agit de lectures d'agrément, pour les livres
qu'on voudrait se borner à parcourir ou à
feuilleter. Elle provient de ce que le doigt ne
peut jamais toucher qu'une seule lettre à la
fois tandis que le voyant perçoit, en moyenne,
sept lettres à chacun des mouvements que
font les yeux quand le regard se déplace le
long des lignes imprimées. La lecture par le
doigt est donc, pour des raisons physiologiques, au moins sept fois plus lente
que la lecture par les yeux.
Mais, vous dira-t-on, il existe, dans chaque langue, un abrégé orthographique du
Braille. Pour ne parler que de l'abrégé français le
gain est d'environ un tiers; mais entendonsnous bien, l'abrégé permet
d'économiser environ un tiers du papier et peut-être un quart du
temps de l'écrivain parfaitement exercé; pour la
lecture, l'expérience enseigne que l'augmentation de vitesse est nulle.
L'adulte devenu aveugle, peut trouver
grand profit à utiliser le Braille pour noter hors
de chez lui de courts renseignements recueillis
dans une conversation. Je ne me vois pas privé
de ma tablette de poche en aluminium. Le
Braille me sert aussi pour rendre reconnaissables au toucher les papiers que je
veux conserver ainsi que les chemises en papier fort où je
classe mes documents.
Quand on veut apprendre le Braille, il
faut y consacrer, au début, le maximum de
temps possible. Le mieux est, pendant les premiers jours, de ne pas faire autre
chose, au
point d'en être hanté la nuit. Faire chaque jour
de nombreuses séances, et des séances pas trop
longues pour ne pas dépasser la limite de l'attention soutenue, et pour ne pas
émousser trop
la sensibilité des doigts; se servir, pour lire, des
deux index placés l'un à côté de l'autre et qu'on
déplace simultanément; écrire et lire alternativement, et surtout se remémorer
mentalement
le tableau de Braille. En procédant ainsi, malgré une mémoire médiocre et
affaiblie par l'âge,
je pense que chacun peut apprendre en peu de
semaines à écrire et à lire suffisamment pour
en tirer un réel profit. Les personnes qui éprouveraient trop de difficultés à
reconnaître les
caractères de la dimension usuelle, peuvent faire usage tout au moins au début
d'une tablette
percée de rectangles plus grands.
Si, par exemple, on prévoit que le patient sera condamné un jour à recourir à
l'écriture Braille, n'est-ce pas un devoir d'utiliser le peu de vue qui lui
reste pour lui enseigner les premiers éléments de ce procédé?
De toutes les écritures, c'est la moins
rapide, surtout pour qui s'y met sur le tard.
J'écris quatre mots par minute. L'aveugle le
plus exercé ne dépasse guère huit mots; à l'aide
de l'abrégé, aucun n'arrive à dépasser dix, et
encore, aux dépens de la lisibilité, car en se
pressant trop, on fait des fautes et on écrit mal
en points saillants. La lenteur du Braille est
encore plus marquée quand il s'agit de la lecture. J'arrive à lire vingt mots:
beaucoup d'aveugles-nés en lisent soixante, un petit nombre
arrivent à cent, quelques-uns à cent vingt. M.
de Ménieux, le bibliothécaire de l'Association
Valentin Haüy, a lu en ma présence, à haute
voix, tout près de deux cents mots à la minute.
Au moment où son index droit atteint la fin
d'une ligne, l'index de sa main gauche a déjà
parcouru la moitié environ de la ligne suivante;
si bien que presque tout le temps, la lecture
mentale de la main gauche précède d'une
quantité variable la lecture de la main droite,
laquelle précède probablement plus ou moins
la parole. M. de Ménieux s'accorde avec ses collègues pour dire que, chez la
majorité, la lecture de l'abrégé est plutôt moins rapide que celle
du Braille en toutes lettres».
Jeux
«Rien n'empêche un aveugle de jouer
aux dominos, aux échecs, aux dames ou aux
cartes, s'il est doué d'une mémoire passable. Si
sa mémoire est excellente, la difficulté est nulle, puisque les grands joueurs
d'échecs jouent
sans voir.
Pour la majorité des aveugles, on rend
très faciles les jeux de dames et d'échecs au
moyen de damiers et d'échiquiers, où chaque
case est percée d'un trou destiné à recevoir les
chevilles dont sont munies les dames ou les
pièces du jeu d'échecs. Ces jeux avec trous et
chevilles sont dans le commerce, ils ont été
créés pour jouer en chemin de fer. On imagine
aisément la petite transformation qu'il faut leur faire
subir pour rendre reconnaissables au toucher le
blanc et le noir. Comme
l'aveugle qui joue aux dames ou aux échecs promène constamment ses mains
sur le jeu, il est préférable
que son partenaire se serve
en même temps d'un second échiquier.
Il existe des cartes à jouer, reconnaissables par des piqûres d'aiguilles
presque invisibles, et qui donnent aux aveugles la possibilité
de jouer avec les voyants».
Mémoire
«La difficulté de prendre des notes et
surtout de les consulter, les longues heures
d'isolement, l'absence des distractions qu'apporte la vue du monde extérieur
sont des conditions, grâce auxquelles un certain nombre
d'aveugles de naissance se font remarquer par
l'excellence de leur mémoire. Chez l'aveugle, la
mémoire est nécessaire pour bien des actes de
la vie quotidienne.
Pour écrire, comme je le fais en ce moment, ne pouvant pas faire de ratures, il
faut
construire chaque phrase à peu près en totalité,
avant de commencer à l'écrire. Il faut savoir ce
qu'on a mis dans les pages précédentes pour
pouvoir faire une rédaction suivie, sans se reporter à ce qui est déjà écrit.
Au lieu de feuilleter les documents dont
il veut faire usage, l'écrivain aveugle est forcé
de s'en imprégner d'avance, et, si sa mémoire
est faible, la tâche devient beaucoup plus pénible et le travail perd en
précision et en vivacité».
Psychologie de l’aveugle
«L'égoïsme et la vanité sont les principaux mobiles des actions humaines; chez
les
aveugles, ces défauts prennent parfois des proportions excessives. Il est tout
naturel, en effet,
que l'aveugle, privé des moyens les plus efficaces de se défendre, soit plus
spécialement préoccupé de lui-même, et du secours qu'il peut
attendre ou exiger d'autrui; qu'il songe plus à
soi qu'aux autres mieux armés pour la lutte. La
vanité qu'on rencontre souvent chez lui, trouve
son aliment principal dans l'admiration exprimée par les clairvoyants toutes les
fois qu'il
agit sans secours étranger.
Chacun s'imagine volontiers que, pour lui, la cécité est un plus grand mal que
pour le voisin. Au lieu de comparer notre sort à celui des clairvoyants, ne
ferions-nous pas mieux de diriger notre pensée vers ceux qui, dans leur nuit,
sont livrés en même temps à la surdité, à la misère noire et à la solitude?
La surdité ne brise pas la carrière de
l'homme comme fait la cécité: elle le laisse libre, tandis que l'aveugle est à
la merci d'autrui. Le sourd peut se permettre d'être bourru ;
l'aveugle est obligé de paraître aimable. On
peut donc dire que, si l'aveugle est plus affable
que le sourd, s'il tâche de paraître enjoué, s'il
est sociable, cela serait plutôt l'indice de la
crainte qu'il éprouve d'être laissé seul dans sa
nuit.
Quand un jeune homme vient de perdre
la vue, il ne faut le laisser dans un internat
d'aveugles que le temps strictement nécessaire.
Ce milieu tout spécial, en effet, est particulièrement impropre au développement
des qualités requises pour la vie ordinaire».
N’est-ce pas étonnant de trouver dans cet ouvrage vieux de cent ans les
recommandations que ne manquent pas de donner actuellement tous les
professionnels qui accompagnent les personnes déficientes visuelles?
ϟ
Entre Aveugles
Louis Émile Javal
extraitsLouis Émile Javal (1839 – 1907) est considéré comme l’un des pères de
l’orthoptie et de la strabologie modernes. A la fin de sa vie, rendu aveugle par
un glaucome, il s’intéresse à la vie des aveugles et il écrit un livre de
conseils pratiques : «ENTRE AVEUGLES» dans lequel il fait part de son
expérience personnelle. Je vous en livre ici de larges extraits.
Michèle Collat

in GPEAA
- Groupement des Professeurs et Educateurs d’Aveugles et d’Amblyopes
BULLETIN PEDAGOGIQUE N°224
| Fév. 2012
Δ
|