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Devenu aveugle avec l'âge, Gaspard vit dans une famille où on le
supporte difficilement. Seule, sa nièce Annie lui témoigne
une amitié et une affection
qui le réconfortent.
La porte de la cour battit. L'aveugle eut comme l'impression d'une
lumière, une lumière de l'âme. Annie Mouraud entrait, Annie, celle qui,
littéralement, remplaçait pour le vieux Gaspard la clarté mourante de ses yeux.
Elle s'essuyait les bras, des bras maigres et nerveux. Elle vint à son oncle :
— Eh bien! mon oncle, ça va un peu ?
— Oui, oui, petite.
Il se sentait réconforté
déjà. Il en oubliait ses misères.
— Et tes pantoufles ?
Elle les chercha, les dénicha sous la chaise du père,
les donna à Gaspard. Elle lui tâta les pieds :
— Tu es mouillé, il faut changer
de chaussettes.
Elle en prit de propres dans un tiroir, les lui donna. Puis elle
alla au buffet pour se couper du pain. Et elle remarqua sur les tasses des
empreintes, des traces de saindoux, la marque d'un gros doigt. Elle savait ce
que ça voulait dire.
— As-tu mangé, oncle Gaspard ?
— Pas encore.
Elle lui coupa
du pain, lui servit du café. Et tandis qu'il mangeait, elle essuya furtivement
la vaisselle salie et la remit en place. Gaspard mangeait. Il mangeait assez
malproprement, faisant tomber des miettes, obligé de rattraper son pain dans sa
tasse avec ses doigts.
Il avait fini. Il se leva, prit sous le buffet la boîte à cirage. Et il se
mit maladroitement à cirer ses chaussures. Annie, qui mangeait, se retourna.
Elle le surveillait toujours. Il faisait tant de bêtises! Elle cria :
— Que fais-tu, mon oncle ?
Et elle lui prit la chaussure des mains. Il allait sur le
cuir jaune étaler du cirage noir.
— Tu es sorti avec ça ?
— Mais oui.
— Hé bien,
tu as mis un soulier noir et un jaune!
Elle ne pouvait s'empêcher de rire.
— C'est pour cela qu'on se moquait derrière moi, disait Gas-pard, consterné. Il
souffrait. Il était orgueilleux encore. L'humiliation lui mit les larmes aux yeux.
Annie se reprocha d'avoir ri. Elle avait achevé ses chaussures. Elle retournait à sa lessive. Comme elle
voyait qu'il s'ennuyait, elle lui dit :
— Viens m'aider, mon oncle.
— T'aider ?
— Oui. J'ai gardé du gros ouvrage pour toi. Il se leva tout de suite, la suivit.
Elle lui donna une paire de sabots, et, dans la buanderie, elle lui indiqua les
cuves de lessives et les seaux à vider, rincer, remplir d'eau fraîche. Il s'y
donnait de tout son coeur. Il était sanguin, il avait encore une force
musculaire étonnante, ce grand gaillard aveugle. Elle savait qu'elle lui
faisait plaisir, à lui réserver ainsi du gros travail, à lui donner l'impression
qu'il était encore utile à quelque chose.
ϟ
L'Aveugle
Van der Meersch.
Invasion /4 (Albin
Michel).
R. Millot - L'Enfant et la lecture, Berlin, 1968.
Niveau 5 (CM2).
Illustré par Gerda Müller
8.Jun.2015
Publicado por
MJA
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